Lorsque Susie Devins3, vint me demander de préfacer le l’ouvrage collectif des membres du Mouvement ATD Quart Monde de La Nouvelle-Orléans, j’acceptais sans hésitation. Car l’œuvre considérable de ce mouvement ainsi que ses efforts consacrés à combattre la pauvreté extrême m’ont toujours fait une forte impression.
Après la lecture d’une première version du livre, je me réjouis de pouvoir exprimer par écrit mon enthousiasme à l’égard cette importante publication qui est une lecture indispensable pour ceux qui s’impliquent dans la lutte contre la pauvreté et l’inégalité raciale aux États-Unis d’Amérique.
Les témoignages captivants de ce livre enrichissent notre compréhension des inégalités de races, de classes et de genre qui existaient à La Nouvelle-Orléans avant l’ouragan Katrina et par la suite.
Ma lecture de la première version de cet émouvant manuscrit me rappela ce que le philosophe James Fishkin nomme « égalité des chances de vie » : si l’on peut prévoir dans quelle position se retrouvera l’individu dans sa course sociale, en connaissant tout juste son origine familiale, raciale et de genre, alors cela signifie que les conditions qui affectent ou déterminent ses motivations et ses talents sont d’une inégalité flagrante.
Les partisans de ce principe estiment qu’il ne devrait pas être possible de pénétrer dans un service hospitalier de nourrissons bien portants et de prévoir avec exactitude où ils se situeront socialement et économiquement, uniquement à partir de leur origine de race et de classe. Malheureusement c’est effectivement le cas dans bien des régions des États-Unis.
Une injustice structurelle
Les partisans du principe de l’égalité des chances estiment qu’il est injuste que dès le troisième jour à compter de leur naissance certains individus dans notre société soient dotés de tous les avantages possibles tandis que d’autres n’ont pas la moindre chance de développer leurs talents.
Il faut d’une manière ou d’une autre éliminer les effets cumulatifs de la domination chronique raciale et économique. Mais pour atteindre ce but il nous faut comprendre et reconnaître les problèmes de la pauvreté chronique, tout particulièrement celle qui règne dans les quartiers noirs à problèmes que révèle si bien le livre. Dans une autre étude de la pauvreté chronique, un peu différente, qui analyse les données d’un sondage national et longitudinal à l’aide de méthodes destinées à mesurer la mobilité intergénérationnelle, le sociologue Patrick Sharvey de l’Université de New York constate que « plus de 70% des enfants noirs élevés dans les quartiers américains les plus pauvres, (dans la tranche des 25% des plus bas revenus moyens), continueront à l’âge adulte à vivre dans ces mêmes quartiers. » (Sharkey, 2008). Il constate aussi que depuis les années 70 une majorité de générations successives de familles noires y réside alors que pour les familles blanches, c'est seulement 7%. Il en conclut que, tout comme le privilège de résider dans une zone de blancs aisés, les désavantages de vivre dans un quartier noir pauvre sont largement héritées. Les témoignages individuels de Nous ne sommes pas censés vivre ainsi attestent clairement ces désavantages. Vivre dans ces quartiers déshérités représente un vrai défi. Comme le souligne Maria Victoire4 : « Les familles qui vivent dans la pauvreté persistante font savoir à quel point il est difficile d’élever des enfants avec des moyens aussi insuffisants et à quel point elles comptent sur l’aide informelle des voisins. » Ceux qui n’ont jamais vécu dans des zones urbaines victimes de ségrégation et de pauvreté chronique ont beaucoup de mal à comprendre les difficultés qu’affrontent les familles pour y élever leurs enfants.
L’absence de ressources institutionnelles
Une difficulté majeure est l’absence de ressources institutionnelles propres à étoffer l’organisation sociale dans ces quartiers. Les parents contrôlent plus facilement le comportement des enfants lorsqu’existent des liens solides et stables avec des institutions telles qu’églises, écoles, organisations politiques, entreprises et clubs d’activités civiques.
Plus dense et stable est le réseau des organisations constituées, moins est-il probable que des activités illégales, trafic de drogues, criminalité, prostitution et formation de bandes s’implantent dans les quartiers.
Un quartier où sévissent ségrégation et pauvreté se distingue de quartiers à population stable ouvrière et de classes moyennes par la faiblesse de ses ressources institutionnelles.
Prenons le problème du trafic de drogue - problème qui, selon Webster Rainey et Tiny Bashful dans Nous ne sommes pas censés vivre ainsi, aggrave les conditions de vie dans les quartiers. Nombreuses sont les études qui révèlent le lien entre le déclin de l’emploi pour les résidents des quartiers à population sensible et la tentation de vente de la drogue. Les quartiers ravagés par un haut niveau de chômage, une économie boiteuse et une intense mobilité résidentielle sont dans l’impossibilité de se défendre contre le marché fluctuant de la drogue, le crime et la violence qui l’accompagnent. Ainsi les comportements et les normes du marché de la drogue tendent à influencer les actions d’autres jeunes, même de ceux qui n’y participent pas directement. Les marchands de drogue propagent l’usage des armes à feu ce qui en incite d’autres, les jeunes particulièrement, à se procurer les armes qu’ils estiment nécessaires ou désirables pour se protéger, calmer les conflits et obtenir le respect de leurs pairs et d’autres individus.
En outre, comme le souligne le criminologue Alfred Blumstein, l’industrie de la drogue recrute activement des adolescents du quartier « en partie parce qu’ils travaillent à moindre prix, en partie parce qu’ils ont tendance à prendre plus de risques, risques qu’éviteraient des adultes plus mûrs. » Les jeunes noirs des quartiers défavorisés dont les perspectives d’emploi stable et intéressant sont limitées se tournent facilement vers le trafic de drogue et se retrouvent impliqués dans les comportements violents qui vont avec. Le manque d’institutions stables et solides dans ces quartiers se reflète aussi dans les piètres résultats obtenus dans les écoles publiques. L’ouvrage Nous ne sommes pas censés vivre ainsi montre bien que les élèves noirs reçoivent une éducation de moindre qualité que celle de leurs pairs blancs. Du point de vue de l’environnement et de la socialisation, les élèves de ces écoles et de ces classes soumises à un régime de ségrégation raciale et économique voient leurs apprentissages affectés de manière tangible. Dans ce domaine on comprend l’importance des bibliothèques de rue d’ATD Quart Monde qui proposent aux enfants une aide à l’apprentissage au moyen de livres, d’ordinateurs et d’activités artistiques. Les parents ne cachent pas leur enthousiasme pour ces bibliothèques de rue et leur description des activités qui s’y déroulent en dit long aussi sur le désir d’apprendre des enfants.
En fait, dans ce domaine ces bibliothèques de rue forment un contraste saisissant avec les écoles publiques locales. Les enseignants ne cessent de se plaindre du manque de ressources. Mais les commentaires perspicaces d'Anne Monnet, volontaire permanente d’ATD Quart Monde, révèlent qu’un sujet important a été omis de leurs discussions : « Je me suis aperçue qu’à aucun moment il n’avait été question des méthodes d’enseignement. On discutait du mode de notation des examens, de la sécurité, etc. Mais aucune importance n'était accordée aux méthodes pédagogiques. » « Ce que j’ai trouvé terrible, c’est qu’à cause de l’école les enfants ne tardaient pas à se sentir stupides, car si, depuis leurs débuts à l’école, ils n’avaient rien appris, on leur faisait croire qu’ils n’étaient pas intelligents. Je me souviens de Josh Collins, (un garçon de cinq ans) si heureux de commencer l’école, si heureux d’apprendre enfin à lire ! Quel ne fut pas mon choc de l’entendre dire au bout de quelques semaines qu’il détestait l’école. A mon avis Josh était un enfant très intelligent et le voir débuter par de mauvais résultats me brisait le cœur. Les enfants avaient tellement l’habitude d’être punis pour leurs mauvais résultats qu’ils n’osaient même pas dessiner : ils craignaient de mal faire. C’était extrêmement difficile de leur permettre de reprendre confiance en eux. »
Étant donné l’échec des écoles publiques censées se consacrer à l’éducation, l’importance des Bibliothèques de rue de Quart Monde est avérée.
Entendre les pauvres
Pourtant, aussi mauvaises qu’aient été les conditions de vie avant l’ouragan Katrina, les histoires de cas relatées dans ce livre émouvant démontrent qu’elles furent pires par la suite pour bien des familles. Lors de la reconstruction de La Nouvelle-Orléans, on ne semble pas avoir tenu compte de la situation dramatique des familles pauvres. Comme dit Stacey Smith par exemple: « Lorsqu’on a reconstruit la ville de La Nouvelle-Orléans, les décideurs n’ont pas pensé aux pauvres. La majorité des écoles sont encore fermées et le prix des loyers s’est envolé. Les conditions de vie de certains ont empiré car ils vivaient dans des logements sociaux qui ont été détruits. Il n’y a plus rien. Nos quartiers n’existent plus. Comment recommencer ? C’est dur pour les pauvres de se faire entendre. »
Les politiciens qui se consacrent à la lutte contre les problèmes de race et de pauvreté et qui reconnaissent les inégalités institutionnelles font face à un défi important : il s’agit de savoir comment obtenir l’appui politique de la part d’Américains. Ceux-ci, en effet, insistent davantage sur les facteurs culturels et les comportements individuels que sur les obstacles structurels, pour expliquer les conditions sociales et économiques des individus et des familles. Après tout, invoquer les carences individuelles dans le phénomène du chômage et de la pauvreté n’est pas un point de vue de nature à encourager les programmes sociaux contre l’inégalité.
Les auteurs de Nous ne sommes pas censés vivre ainsi espèrent que l’ouvrage « aidera les gens à comprendre les luttes que livrent tant de familles et les encouragera à s’engager sur la voie des transformations des politiques sociales selon un mode qui convienne à ceux qui luttent contre la misère. » Si les lecteurs sont aussi émus que moi par ce livre captivant, on peut l’espérer.