“ La sécurité, ce serait de pouvoir penser à l’avenir ”

Jean Venard and Benita Martínez Molines

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Jean Venard and Benita Martínez Molines, « “ La sécurité, ce serait de pouvoir penser à l’avenir ” », Revue Quart Monde [Online], 195 | 2005/3, Online since , connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/564

Des familles révèlent qu’affronter la misère jour après jour, c’est vivre dans un étau de peur... à Madrid comme ailleurs.

Dans l’un des quartiers de la banlieue de Madrid, s’était créée il y a trois ans une “ table de concertation ”, réunissant différents organismes agissant sur les lieux. L’un des thèmes présentés comme prioritaire, tant par les représentants de l’association de quartier que par les enseignants ou les parents d’élèves, était la sécurité. Les agressions, les trafics, les actes de vandalisme et d’incivisme étaient source d’inquiétude et la première demande était que la police soit davantage présente. A partir de là, fut organisée une rencontre-débat avec le commissaire et l’un de ses adjoints, ouverte à l’ensemble de la population du quartier. Pendant les jours précédant celle-ci, je cherchai à relever les sentiments et opinions de quelques-unes des familles très pauvres que nous connaissons dans le quartier. Elles aussi parlaient de la sécurité, mais depuis une autre perspective :

“ J’aimerais pouvoir laisser à mes enfants une sécurité pour l’avenir, pour quand je ne serai plus là. Qu’ils aient un toit, même modeste. Je suis analphabète, mais je sais ce que je veux. J’ai toujours voulu que mes enfants aillent à l’école parce que je n’ai été rien dans ce monde, et je voudrais que mes enfants soient quelqu’un ”

“ Etre quelqu’un dans la vie, c’est se défaire de la pauvreté, ne pas vivre autant d’épreuves. Que les enfants aient un bon travail, un foyer, une maison en bon état avec un toit qui ne laisse pas passer l’eau, et qu’ils ne souffrent pas autant que nous dans la vie, parce que nous les pauvres, nous souffrons beaucoup ”

La priorité : défendre les siens.

Une sécurité de base, c’est pouvoir offrir à ses enfants la nourriture suffisante.

Il arrive à plusieurs familles de devoir manger de la nourriture récupérée dans les poubelles.

“ Les voisins disent que cela ne se fait pas, que cela donne une mauvaise image du quartier. Mais qu’est-ce qu’ils croient ? Ils pensent peut-être que cela me fait plaisir ? Si j’avais la sécurité d’un bon salaire, je ne serais pas obligée de faire ça ! ”

L’insécurité est aussi faite de peurs quant aux enfants.

“ Si je suis une bonne mère, pourquoi pourrait-on me retirer mon enfant? Mais il y a toujours cette peur en nous. Et je dis à mes enfants que s’ils ne vont pas à l’école, la Comunidad de Madrid viendra les prendre ”

“ Tu as peur des travailleurs sociaux, parce que tu ne sais jamais comment ils vont agir. Les assistantes sociales peuvent penser que tu es une mère irresponsable parce que tu n’as pas de ressources, ou parce que tu ne travailles pas. Mais si l’une d’elles venait me retirer mes enfants, je les prendrais avec moi et j’irais sous un pont s’il le fallait. Tu ne peux jamais dire la vérité. Si tu dois mentir, tu mens, parce que la priorité, c’est défendre les tiens. L’assistante sociale m’a demandé de lui dire la vérité, et moi je lui ai demandé d’être claire avec moi. Il ne s’agit pas non plus de lui raconter toute ta vie, il faut d’abord qu’il y ait la confiance. Moi, les assistantes sociales, je les invite à prendre le café chez moi. Il faut gagner leur confiance ”

“ Moi, on m’a retiré mes enfants, et j’ai toujours dit à ceux qui en ont la garde de ne pas songer à les séparer. Maintenant qu’ils n’ont pas leurs parents, la seule chose qu’ils ont, c’est d’être ensemble ”

Une mère exprimait encore un autre aspect. La sécurité, c’est aussi de ne pas être réduit à l’immédiateté, c’est pouvoir penser à l’avenir :

“ Nous les pauvres, on ne pense jamais. Enfin on ne pense qu’à demain. Et de penser au pain du lendemain empêche de penser plus loin. Si en te levant, tu dois te demander : “ Comment je vais faire aujourd’hui ? ”, tu ne peux pas penser plus loin ”

“ Dans ces conditions, tu n’as jamais de repos ”

Dans le courant de l’année 2002, cent cinquante familles qui vivaient depuis des années dans le bidonville du Pozo del Huevo, en périphérie de Madrid, ont enfin été relogées dans des logements dignes.

Se concrétisait ainsi leur aspiration à une vie meilleure, après des années d’insécurité du fait des conditions dans lesquelles elles vivaient et dont le souvenir est très présent :

“ Au bidonville, nous vivions dans des baraques. Avec le froid, le soleil et l’eau, le bois se pourrit. Les rues étaient détériorées, tout était devenu sale, il n’y avait pas de bonnes canalisations. Là où jouaient les enfants, il y avait de l’eau croupie, ce qui causait des maladies. Nous n’avions pas de toilettes. Il y avait des rats. Nous n’avions pas d’eau courante ”

“ Devoir couvrir ton lit d’un plastique, voir tes enfants enrhumés, à l’abri sous quatre planches... c’est quelque chose. ”. “ L’eau entrait dans la maison et nous devions creuser des tranchées pour qu’elle sorte ”

“ Le quartier n’avait pas d’éclairage. Il n’y avait pas non plus de cabine téléphonique. Pour appeler, il fallait sortir du quartier. Les taxis ne voulaient pas entrer. Personne ne venait arranger l’électricité et nous vivions toujours avec la peur qu’un jour, un de nos enfants ne s’électrocute, scotché aux câbles ”

“ N’importe qui pouvait venir craquer une allumette, et on partait en fumée. Du coup, dans ces conditions, tu ne vis pas, tu n’as jamais de repos ”

“ Dans les quartiers pauvres, tu ne peux pas sortir de chez toi. Et parce que tu ne peux pas sortir de chez toi, tu ne peux pas tenir tes engagements ”

“ Avoir une maison c’est essentiel pour pouvoir aller travailler. Si ton toit fuit, tu ne peux pas vraiment dormir. Et si tu ne te reposes pas, tu n’as pas de forces pour aller travailler. Si tu dors, mettons deux heures par nuit, tu peux aller travailler un jour ou deux, mais le troisième jour, tu n’y vas pas parce que tu n’en peux plus ”

Pour la plupart de ces familles, avoir été relogées a supposé un pas important vers une vie meilleure.

“ C’est sûr, avoir un appartement change tout. Avoir des boutiques à proximité, ne pas patauger dans la boue quand tu sors de chez toi... et puis les enfants peuvent avoir d’autres fréquentations. Il y a plus de propreté et tu peux te lever le matin en disant que tu vas prendre une douche. Mais plus que tout, c’est pour les enfants. On ne pense plus tant à nous, mais surtout à eux ”

“ Dans un appartement c’est vraiment différent, parce qu’il y a beaucoup de tranquillité. Tu as moins de problèmes avec les enfants, pour l’hygiène, l’éducation, pour tout. Dans un bidonville, il passe des personnes droguées, elles laissent traîner les aiguilles et plein de saloperies. Toute cette saloperie, cette délinquance, ce n’est pas une éducation. Et ça, au fil du temps, tu le ressens chez tes enfants. Alors que dans un appartement, ils ne voient pas tout ce qu’ils pouvaient voir dans le bidonville, tu peux leur donner une éducation meilleure, avec plus d’hygiène, et ils se tiennent mieux. C’est comme le jour et la nuit ”

Pourtant, d’autres facteurs créent du déséquilibre : les frais du logement, la difficulté de relations nouvelles, la perte des anciennes...

“ Quand je suis allée à mon appartement, j’étais toute contente. Mais maintenant, l’appartement me bouffe toute ma pension. Si je paie l’appartement, je ne mange pas et si je mange, nous ne pouvons pas payer l’appartement. En plus je paie un appartement qui jamais ne sera à moi parce que je sais qu’un jour ou l’autre, on me jettera à la rue avec mes enfants et mon mari malade ”

Toutes ces craintes habitent Benita

Benita vit avec sa famille dans un autre bidonville appelé Las Barranquillas. Depuis une demi-douzaine d’années, ce lieu a été envahi par le monde de la drogue, qui en a fait ce que les journaux appellent “ le plus grand supermarché de la drogue ”. On estime que chaque jour environ cinq mille personnes se rendent là pour s’y procurer leur dose.

Perdues parmi les vendeurs et les acheteurs, entre les grosses cylindrées des trafiquants et les corps squelettiques des personnes les plus abîmées, survivent des familles comme celle de Benita.

Elle nous parle de l’insécurité qui règne dans ce quartier, mais aussi, ce qui semble paradoxal, de l’insécurité que provoque en elle la perspective d’un départ de celui ci.

“ Je vis dans un quartier où il y a beaucoup de drogue, et j’ai toujours eu la peur que mes enfants n’y tombent. Car ils sont amenés à voir ce qu’ils n’avaient jamais vu auparavant. Le chauffeur de l’autobus scolaire ne voulait plus rentrer dans le quartier car il avait peur d’y être attaqué. Je voulais que mes enfants aillent à l’école, mais j’avais peur de dire que je vivais dans ce quartier de crainte qu’on me prenne mes enfants. Mais après, j’ai pensé que je n’étais pas responsable de la situation qui se vit dans le quartier. Ce n’est pas ma faute si la drogue est là. Et pourtant, à cause de cela, il n’y avait plus de ramassage scolaire. Ce n’est pas juste.

La pauvreté, c’est tout ce qui nous entoure : les rats qui nous bouffent, la maison déglinguée... Il y a des seringues partout, et les enfants les prennent pour jouer.

Quand tu vis dans un quartier pauvre, parfois tu as peur qu’on te retire tes enfants. Or si on t’enlève tes enfants, on t’enlève toute raison de continuer à lutter. Les pauvres, nous nous prenons beaucoup la tête. Nous pensons beaucoup à nos enfants. Nous pensons beaucoup. Oui, que cela se sache : nous les pauvres nous pensons !  

Le monde dans lequel je vis est très pénible. Il faut que je sorte de là. Ce n’est pas parce que nous vivons dans la pauvreté que nos enfants doivent vivre la même chose. Je voudrais le meilleur pour eux, qu’ils fassent des études, moi qui n’en ai pas eu la chance. Qu’ils ne vivent pas dans la misère dans laquelle j’ai toujours vécue ”

Et pourtant, Benita n’est pas si certaine de vouloir demander un relogement.

En d’autres moments, elle semble même se contredire lorsqu’elle dit carrément : “ Non, moi je ne veux pas partir d’ici ”.

Parler avec elle permet de mieux comprendre :

“ Pendant plusieurs années, mon mari a été sans travail. Je sais ce que c’est que la faim, de se coucher sans manger, de te nourrir de ce que tu trouves dans la décharge. Mais nous avons tenu parce qu’ici, nous n’avons pas de frais. On ne paie ni un loyer, ni l’eau, ni l’électricité. Mais imagine qu’on soit dans un appartement. Si de nouveau mon mari se retrouve sans travail... L’appartement, il faut continuer à le payer. Qu’est-ce qu’on mange ? Les quatre murs ? Ou alors on retourne à la rue, comme ma mère ! Elle est morte dans la misère ”

La maman de Benita, qui vivait dans le bidonville du Pozo del Huevo, avait bénéficié d’un relogement il y a trois ans. Une vie de misère et l’environnement du bidonville avaient été fatals à sa famille. A la mort de deux de ses enfants, s’ajoutait l’immense douleur d’en avoir trois autres sous l’emprise de la drogue. Des êtres perdus, qui restaient pourtant ses enfants. Comment leur aurait-elle refusé l’accès à son appartement ? Les allées et venues de ces derniers, les scandales, et la peur des voisins conduisirent il y a quelques mois à l’expulsion de la vieille dame. Et elle repartit pour le bidonville, derrière les ombres de ses enfants.

Benita explique : “ Quand ils lui ont donné l’appartement, ils lui ont démoli sa baraque. Moi je disais que s’ils lui prenaient l’appartement, qu’ils lui redonnent au moins une baraque. Eh bien non, ils ont dit que cela, ils ne pouvaient pas le faire. Et elle s’est retrouvée à la rue ! Et elle est morte ! ”

Ce drame renforce la peur de Benita de quitter le bidonville.

De fait, sa fille aînée et le compagnon de celle-ci, se sont construit une baraque dans le bidonville, en face de chez Benita. C’est là que leur petite fillette fait ses premiers pas.

“ Ici mon gendre a de la place pour la ferraille. S’il n’avait pas de place pour la stocker, il serait obligé de la vendre au jour le jour, et il gagnerait beaucoup moins. Et puis s’ils ont une baraque, quand ils voudront, ils pourront demander un relogement. ”

Au cœur de ce quartier épouvantable, Benita représente un soutien pour beaucoup de gens. “ Tous ceux que je peux aider, je les aide. Car je suis humaine et cela me fend le coeur de voir la souffrance. Les drogués me disent : “ Mais Benita, si tu quittes le quartier, qui nous aidera ? ” Quand je peux, je leur donne du café, je parle avec eux. Pas plus tard qu’hier, j’ai donné mon pot de fleurs à une fille pour qu’elle le revende et passe le mauvais cap dans lequel elle était. Elle me fait trop penser à ma fille ”

Pour Benita, soutenir les personnes les plus détruites par la misère et la drogue est devenu partie de son être. Quitter le quartier, serait peut-être aussi se trouver dépouillée de ce qui fait une grande partie de son identité, et, je dirais, de son engagement.

Même si elle-même n’utilise pas ce mot pour le dire, Benita, toujours, se définit comme une personne qui lutte :

“ La pauvreté ne finira peut-être jamais, mais à cause de cela nous serons toujours plus unis. On ne deviendra jamais riches, nous serons toujours des pauvres, et pour cela nous serons toujours unis. Cela vaut la peine de continuer à se battre en étant ensemble ”.

Jean Venard

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Benita Martínez Molines

Volontaire d’ATD Quart Monde depuis 1985, Jean Venard a d’abord participé au projet de “ La cour aux cent métiers ” au Burkina Faso. Après quelques années au centre international de ce mouvement, impliqué dans des tâches de formation, il a, avec sa femme, rejoint Madrid en 2000. Benita Martínez Molines, mère de cinq enfants, vit dans un bidonville de la périphérie de Madrid. Sa santé et les conditions de vie dans son quartier l’empêchent souvent de participer physiquement aux réunions d’ATD Quart Monde. Mais elle n’en est pas moins un des membres actifs.

CC BY-NC-ND