RQM : Comment s’organise Clowns sans Frontières ?
Claude Veysset : CSF existe depuis une vingtaine d’années et intervient dans divers pays auprès de populations victimes de la guerre, de la misère ou de l’exclusion. L'idée est d’aller là où personne ne va et de créer ensemble un moment exceptionnel. Notre action vient en complément de programmes sociaux, éducatifs, ou d’accompagnement psychologique mis en place par des partenaires sur le terrain : Médecins du Monde, Terre des Hommes, ASMAE, ou des partenaires locaux.
Ma première mission, il y a dix ans, était au Bengladesh. Bien que CSF commençait alors à remettre en question le fait de partir avec un spectacle tout fait, nous étions partis avec un spectacle créé ici : une forme légère avec des objets de récupération. Les premières années, CSF partait avec un beau rideau de velours rouge, une sono. Peu à peu on s'est rendu compte que c’était délicat de montrer des choses que les enfants ne peuvent pas reproduire ensuite. Dans les camps, on montre comment on fabrique une marionnette avec trois brindilles, deux cailloux… Dans les débuts de CSF, c’étaient uniquement des clowns, puis ça s’est ouvert à tous les arts du spectacle. Ce sont des spectacles burlesques et poétiques. Au Bengladesh, j’avais fabriqué une marionnette, un petit bonhomme, avec des vieilles chaussures, un sac en plastique. Des chaussures, les enfants n’en avaient pas toujours. Même des vieilles chaussures, si on en avait, ça ne servait pas à fabriquer des marionnettes. La tête du bonhomme, c’était une vieille casserole ; là-bas on ne s’en sert pas pour faire une marionnette, on s’en sert pour faire à manger. Et les casseroles dans les cuisines étaient bien plus vieilles que celles que j’avais ramenées. Donc, maintenant on ne part plus avec un spectacle : on part avec des idées, des envies, mais surtout avec l’ouverture la plus grande possible et on construit sur place. On prend le risque de monter quelque chose en deux, trois jours et avec des artistes locaux qui ont des façons de travailler différentes. Sachant qu’un repérage a été fait sur place auparavant. Les gens qui ont repéré peuvent nous dire : « Amenez des cartons, il n’y a même pas de cartons… Le moindre carton coûte une fortune. Ou bien vous trouverez tout, il y a des bazars partout : tout ce qu’on trouve en bazar à Marseille, à Paris, on le trouve là-bas… »
A chaque fois qu’on part, on a une documentation sur le pays, fournie par CSF à l’avance et qu’on se doit de lire : la situation politique, les possibles, les interdits...
RQM : Pourquoi aller dans ces endroits avec l’objectif de faire rire ? Qu’est-ce que vous accordez comme valeur au rire ?
C.V. : On a toujours considéré que l’aide alimentaire est prioritaire, ensuite il y a l’aide sanitaire, puis l’aide culturelle, la « petite porte poétique », qui nous parait également primordiale. Il ne faut surtout pas l’oublier… Nous, à CSF, on y a pensé, donc faisons-le, parce qu’on pourrait facilement l’oublier.
Au Bengladesh, dans des centres, ça pouvait être choquant de voir des enfants manger à même le sol un bol de riz. Donner au-delà de ça c’est considérer l’humain au-delà de sa simple survie, c’est ça notre idée en amenant un spectacle. Jamais nous ne jouons devant des enfants qui meurent de faim. On n’organise jamais un spectacle dans la rue « à l’arrache » devant des enfants qui font la manche, qui en effet ont faim. Cela se passe toujours dans le cadre d’une association, dans le cadre d’un repas qui a eu lieu avant. Parfois le repas a lieu quand nous sommes là. Nous intervenons toujours avec des enfants qui sont suivis a minima, ne serait-ce que deux, trois heures par semaine dans un foyer, dans un centre social ou socioculturel.
Le spectacle, c’est un événement délirant : à chaque fois, c’est jour de fête, même dans les bidonvilles. C'est organisé avec des associations qui ont amené un goûter, prévu des animations. Notre spectacle est le « plus » de ce jour-là…
RQM : Comment trouvez-vous, dans ces conditions, la justesse de ton humoristique susceptible de toucher les gens ?
C.V . : C’est en rencontrant des artistes locaux avec qui on répète et avec qui on vit pendant des jours, qu’on apprend ces choses-là.
A Bangui, on est en contact avec l’Alliance française. Ce qu’on avait lu avant d’arriver, dans des chansons par exemple, parlait beaucoup du rapport hommes-femmes, d’amour. On nous avait prévenus : c’est une culture du conte, de l’oralité, et de la musique, plus que du théâtre à proprement parler. L’Alliance française nous a mis en contact avec des artistes qu’elle-même accueille une fois par mois pour du conte. Il faut se rendre compte : les comédiens avec qui on a travaillé, c’était un peu l’équivalent de la Comédie française, à Bangui !
Nous arrivons donc avec un travail burlesque, clownesque, des objets, même si ce n’est pas systématiquement le nez rouge, le travail de clown pur et dur. Nous utilisons de plus en plus la marionnette aussi, qui permet beaucoup de choses. Nous sommes une petite équipe et nous arrivons avec cette valise-là, auprès d’artistes locaux qui vont nous proposer d’autres formes de travail. C’est là que ça se complique ! C’est une rencontre d’univers, de cultures, de méthodes de travail très différents. On arrive speedés - ça fait quinze jours qu’on ne dort pas à l’idée qu’on va devoir monter un spectacle en deux jours - dans des pays où les rythmes sont beaucoup plus lents, où avant de se mettre au travail, on boit des cafés, on fume des clopes, on passe des coups de fil. Donc, au début, ça coince.
RQM : Et ensuite ?
C.V. : Ensuite, on voit ce qu’on gagne d’intéressant à travailler avec des artistes locaux. Par exemple, au Caire, où il y a eu sept ou huit missions, on a travaillé avec le Samu international et une autre association sur place, entre autres des artistes qui faisaient du bénévolat sur des maraudes du Samu la nuit. Ils allaient visiter les enfants des rues. Ils leur faisaient des petits spectacles plutôt doux, avec des toutes petites formes, des petits théâtres de carton, des théâtres d’ombres, avec des épisodes à suivre, etc. Pour les attirer, pour qu’ils se fassent soigner, car les enfants n’aiment pas trop le Samu.
Grâce à CSF, maintenant ce projet est indépendant, avec des financements pour les artistes.
C’est vraiment génial de se dire que des missions ont eu lieu pendant deux, trois ans, mais qu’on n’a pas juste « fait nos occidentaux » et que tout s’est arrêté après nous. On a aidé à ce que là-bas puisse se pérenniser un projet. Et puis d’autres choses se greffent autour. A Bangui, tout le matériel que nous avons laissé a été récupéré pour des ateliers de marionnettes, etc., dans la cour d’ATD Quart Monde.
Si les membres de CSF sont bénévoles - l’argent attribué pour la mission sert pour les billets d’avion, le logement, le matériel - les artistes locaux avec qui on travaille sont payés sur la base de salaires locaux.
RQM : Pour en revenir aux différences de cultures et d’humour ?
C.V. : Ce qu’on rencontre beaucoup dans ces pays, c’est la volonté de tenir un propos politique, l’importance du message, du contenu ; la forme leur importe souvent peu, alors que les artistes de CSF viennent de milieux où la forme est très importante, où on se permet la gratuité, l’imaginaire.
Au Bengladesh par exemple, c’est du théâtre-forum qui les intéresse, du théâtre éducatif qui tourne en école : apprendre qu’il faut être propre, ne pas faire ses besoins dans la rue, dire que les filles doivent aller à l’école, qu’il ne faut pas fumer… C’est complètement surprenant pour nous mais pour eux c’était évident.
C’est en rencontrant vraiment des locaux avec qui on répète et on vit pendant des jours, qu’on apprend ces choses-là.
Par ailleurs, c’étaient des gens qui faisaient ça avec humour ; le burlesque les intéressait beaucoup.
La création que l'on produit sort d'un workshop. Les artistes locaux nous accueillent comme des gens qui viennent donner un workshop. Ils sont en demande de méthodes de travail, d’ateliers. C’est toujours très particulier : on est là avec une méthode, parce qu’on est censés être plus professionnels, pratiquer notre métier plus à plein temps. A CSF, on arrive avec une étiquette, un savoir-faire, un style. On est accueilli comme ça, mais avec toujours l’idée qu’on a envie de solliciter leur avis. Souvent pourtant on a peu le temps de le faire.
RQM : De quoi riez-vous ?
C.V. : En général, on place toujours quelques expressions, quelques mots locaux dans le spectacle, qu’on apprend sur place. Les spectacles sont visuels avec juste quelques mots, quelques phrases, ou expressions qui se répètent. Par exemple, en Palestine, je disais quelques mots en arabe et ça faisait beaucoup rire les enfants : je n’ai jamais compris pourquoi, mais le fait que je parle arabe les faisait marrer. J’avais trouvé un accent complètement tordu pour mon personnage et je me mettais toujours très en colère. J’utilisais vraiment cette langue pour la colère et ça faisait beaucoup rire. J’avais un truc avec des balles qui tombaient et je devais les ramasser tout le temps : j’utilisais juste les mots des objets en fait, mais ce qui les faisait rire, c’était vraiment l’état de colère, l’accent sur cette langue.
A Bangui, on s'est inspirés du marché où on était allé acheter des choses : au début du spectacle on arrive tous avec un petit carton, avec du bazar dedans, et au son de la musique on installe comme des petites boutiques. On arrive en parlant « gromelo » : on utilise beaucoup le « yaourt » ou « gromelo » qui est un langage inventé. Les enfants adorent ça. Par exemple on invente une langue qui ressemble à la langue du pays, ça les fait beaucoup rire. On fait comme si on parlait leur langue parfaitement bien mais ils voient bien qu’on n’est pas du tout d’ici. Quand les artistes locaux arrivent ensuite, ils parlent eux aussi comme ça mais rajoutent des petits mots, le font beaucoup mieux que nous évidemment puisqu’ils connaissent la langue ; ça marche très bien.
RQM : Voir jouer sa propre histoire, ça permet de créer une distance avec la réalité ?
C.V. : C’est naturellement ce qu’on fait puisqu’on va dans des endroits où l’enfance n’est pas toujours bien traitée et où on va avoir affaire à des enfants qui manquent de parents, d’amour, qui ont été rejetés, comme les enfants des rues au Caire, au Bengladesh. Très souvent nous créons un petit personnage en marionnette, qui est universel, sans sexe, qui parle à tous… L’histoire, c’est qu’il soit rejeté, qu’il rencontre des méchants, mais qu’il rencontre aussi des gentils. C’est très souvent l’histoire qu’on raconte.
En Palestine, pas du tout, ce sont des camps de réfugiés et les enfants sont avec leurs familles. Nous voulions raconter deux clans, une frontière, une confrontation... - bien sûr avec drôlerie - on nous a dit non, hors de question. Faites-les rire, de n’importe quelle façon mais pas avec ça. On a été dans quelque chose de très poétique, de plus abstrait, et drôle à la fois. Il y avait une espèce d’escabeau, des parapluies, des choses qui partaient vraiment dans la poésie et la douceur, puis des choses très drôles, très dynamiques, avec pas mal de chorégraphies : l’idée était de les déconnecter de leur réalité. Ce sont des enfants qui sont dans un état traumatique; les psychologues là-bas nous disent que c’est une catastrophe. Ils accueillent beaucoup de personnes, adultes et enfants, dans des états de dépression… Rien à voir avec les enfants des rues cairotes : avec ces derniers, on était dans des petites formes très douces. Il y a des bébés de trois ans qui dorment dans la rue. Il fallait quelque chose de très doux, comme l’histoire du soir qu’on raconte à son petit enfant pour qu’il dorme plus sereinement. On était avec des bougies qui rassurent dans la nuit cairote et qui d’un coup peuvent la rendre magique et douce.
RQM : Qu’est-ce qui vous soutient dans ces rencontres bouleversantes ?
C.V. : Au fond, je pense qu’ils n’ont pas besoin de nous pour rire. Quand on rencontre des mini-groupes d’enfants dans les rues du Caire le soir tard, c’est sûr que ce sont des enfants en mauvais état physique, très sales, qui ont des petites mines. Et de temps en temps on croise un visage, un regard un peu perdu et dépressif, de temps en temps, je dirais, mais pas tant que cela. Ce que je vois la plupart du temps ce sont quand même des enfants très en vie. Sauf une seule fois où trois petits enfants sont venus quémander à la sortie du resto à Dacca où nous avions mangé, le premier soir de ma première mission - on ne les a pas eus dans le public ensuite. Ceux-là étaient vraiment dans la rue, hors association, et je pense qu’ils avaient vraiment faim. C’est ça qui a été particulièrement dur pour moi au début. C’est la seule fois de ma vie où j’ai été confrontée à des enfants qui avaient vraiment faim je crois, et j’en ai fait des cauchemars. Même chez les enfants des rues au Caire, je n’ai pas vu ça : ils souffrent des violences de la rue mais il y a une espèce de solidarité qui fait qu’il n’y a pas d’enfants mourant de faim. Le Samu n’a pas besoin de distribuer à manger. Il traite les problèmes sanitaires. Parfois pourtant, quand on était en maraude la nuit, on sentait un petit enfant complètement dépressif. Mais c’est assez rare. Dans les prisons au Bengladesh, on a rencontré des regards comme ça mais c’est la minorité. La majorité des enfants qu’on rencontre ont une énergie incroyable, avec beaucoup de rire, d’humour. Contrairement à ce que je peux voir parfois quand je donne des ateliers ici à Marseille, ce sont quand même des enfants qui ont une vie, une capacité de rire très forte, plus que certains enfants d’ici. Il y a une avidité, une espèce d’ouverture à l’autre, à ce qu’on lui amène… On arrive, les bras ouverts, on n’est là que pour eux et ils le sentent. Ils ont été préparés, on leur a dit qu’on venait de France tout exprès, qu’on allait rester la journée là. C'est un évènement qu’ils attendent. C’est très fort au niveau charge énergétique, charge de joie. Même dans les bidonvilles, on voit les petites filles arriver avec la meilleure robe qu’elles aient.
On a quand même eu droit à une intifada sur les territoires palestiniens avec des gamins qui nous ont balancé des cailloux pendant les répétitions : ça arrive aussi des réactions violentes. Ces gamins-là sont à bout mais le lendemain ils étaient quand même au spectacle et ravis.
Au Bengladesh dans une prison de prés-ados et ados, j’ai eu affaire à des jeunes un peu durs mais supers finalement. Pendant les ateliers on leur a fait faire beaucoup d’exercices physiques de cirque… Ils se sont éclatés, ils avaient besoin de se défouler. Il n’y a eu aucun souci. Au Caire, on a eu souvent affaire à des groupes d’ados, la nuit, shootés à la colle, qui font un peu peur au premier abord, et on commence à faire un spectacle de marionnettes qu’on a prévu pour les tout petits. On se dit : « Dommage, ils sont un peu grands ». Mais, surprise, ils prennent leur pouce et ils s’endorment devant le spectacle ! Ce sont encore des enfants.
La joie, l’ouverture, le dynamisme, l’énergie qu’on reçoit de la part d’enfants qui sont dans des situations de vie très dures, c’est énorme. Dans un public de cinq cents enfants, de temps en temps on va croiser deux, trois regards perdus, ou des enfants très malades et affaiblis, mais pour le reste c’est joyeux, rigolard. Même entre eux, on sent que c’est souvent comme ça la plupart du temps.