Comment intégrer la lutte contre la pauvreté dans le développement durable ?

Philippe Maystadt

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Philippe Maystadt, « Comment intégrer la lutte contre la pauvreté dans le développement durable ? », Revue Quart Monde [En ligne], 228 | 2013/4, mis en ligne le 05 mai 2014, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5792

Lors du séminaire organisé à Bruxelles par le Mouvement ATD Quart Monde Quart Monde pour l’évaluation des OMD, l’auteur a été chargé de réagir à chaud aux travaux des différents ateliers. Nous proposons des extraits de son intervention.

Dans le Conseil fédéral du Développement durable, il y a le patronat, les syndicats, quelques environnementalistes mais la lutte contre la pauvreté, elle, n’est pas là ! Certes, le développement durable, la lutte contre le changement climatique sont des éléments importants mais la dimension sociale, humaine, fait également partie intégrante du développement durable, ce qui a été très bien souligné pendant ce séminaire.

Biodiversité humaine

J’ai d’abord noté la comparaison audacieuse d’une intervenante espagnole avec la biodiversité. Elle disait très justement qu’on se doit, si on se préoccupe de ne pas détruire la biodiversité animale ou végétale, de veiller également à ne pas détruire la biodiversité humaine et notamment, la biodiversité culturelle. Ensuite il faut regarder quel est l’impact de toutes ces politiques sur les plus pauvres.

Il y a parfois la tentation d’agir à la marge. Prenons un exemple qui m’a frappé dans un récent rapport sur la mise en œuvre de la stratégie Europe 2020 dans son volet lutte contre la pauvreté. Vous savez qu’on a fixé un objectif global - 20 millions de moins de personnes en risque de pauvreté - puis qu’on l’a décliné avec un objectif chiffré par pays. Il est clair que certains États tentent d’atteindre cet objectif en essayant de faire sortir du chômage ceux qui y sont depuis le moins longtemps, parce que c’est moins difficile d’obtenir leur remise au travail. Il y a donc alors le risque d’oublier les chômeurs de longue durée, voire ceux qui n’ont même plus droit aux allocations de chômage.

D’autre part, cela a été dit également, nous avons vraiment besoin de la connaissance, de l’expérience des pauvres. Parce qu’ils savent beaucoup mieux que nous ou que n’importe quel académicien quels sont les problèmes et difficultés qu’ils rencontrent. Et puisque vous avez fait allusion au fait que j’ai participé à quelques réunions d’ATD Quart Monde, ce qui m’a toujours frappé, c’est que j’y apprends des choses que je ne soupçonnais même pas ! En écoutant… simplement. Donc, je crois que c’est extrêmement important. C’était l’intuition géniale du père Joseph.

J’ai aussi noté l’idée très juste que la césure entre les institutions s’occupant de l’économie et celles qui se préoccupent des droits de l’homme ne devrait pas exister… Qu’on doit essayer de mettre fin à cette césure. On a cité la Banque mondiale et le FMI pour remarquer qu’ils ne s’occupent pas assez des droits de l’homme. Pour le FMI, c’est juste, ce n’est pas dans leur champ de préoccupation. Pour la Banque mondiale, je serai plus nuancé. La Banque mondiale, comme la Banque européenne d’investissement que j’ai présidée essayent d’en tenir compte. Mais la difficulté est réelle. Si vous décidez de ne plus accorder de prêt dans tout pays où il y a une violation des droits de l’homme, vous ne ferez plus beaucoup de prêts. Parce qu’on trouve malheureusement des violations des droits de l’homme dans la plupart des pays, y compris en Belgique où il y a eu un récent rapport sur la situation dans les prisons. Donc, vous n’allez pas dire : parce qu’il y a une violation des droits de l’homme, on ne finance plus. Ce qu’on essaye de faire, c’est une approche pragmatique, c’est se poser la question, est-ce que le projet que nous finançons contribue à améliorer la situation sur le plan des droits de l’homme ? Et avec cette approche-là, objectivement, il faut reconnaître que la Banque mondiale a fait quelques progrès au cours des dernières années.

Enfin, le rapporteur d’un atelier disait que la richesse vient de la grande diversité de partenaires. Je crois que c’est vrai, c’est incontestable. Ceci dit, il faut quand même ne pas être naïf et croire que spontanément, il y a un alignement des intérêts des interlocuteurs. C’est un point dont il faut tenir compte.

Financiarisation de l’économie

Il y a un phénomène majeur qui s’est produit au cours des vingt dernières années et qui a incontestablement une incidence sur l’accroissement des inégalités et l’augmentation de la pauvreté.

Je crois que l’augmentation du nombre des personnes qui sont sous le seuil de pauvreté ou dans le risque de pauvreté est due notamment et peut-être surtout, à ce que j’appelle la financiarisation de l’économie. C’est-à-dire que la finance, qui est indispensable dans tout le système économique, au lieu d’être au service de l’économie, est devenue dominante. Cela a un impact parce que - on l’a bien vu en période d’expansion - quand ça va bien, la finance prélève une part excessive de la valeur ajoutée produite dans un pays. Aux États-Unis, la part des services financiers dans la valeur ajoutée a été multipliée par cinq au cours des dix ans qui ont précédé la crise financière. En outre, la finance, parce qu’elle est très mobile, joue sur la concurrence fiscale entre les États. Ce phénomène prive les États de ressources puisque dans tous les États - c’est ce qu’on a vu malheureusement dans l’Union européenne -, il pousse vers le bas la taxation des facteurs mobiles. C’est-à-dire du capital et des bénéfices de société. Donc, on diminue l’impôt des sociétés, on diminue la taxation sur les revenus du capital et on prive ainsi l’État de ressources qui lui permettraient de jouer un rôle de redistribution. C’est déjà comme cela en période d’expansion, c’est encore pire en période de crise parce que les États doivent alors venir au secours des banques, intervenir massivement pour sauver les banques parce qu’on en a besoin dans une économie. Le résultat, c’est l’endettement et après, on dit aux États : il faut vous désendetter, il faut réduire les déficits... et on rentre alors inévitablement dans cette spirale infernale des programmes d’austérité. Avec une montée du chômage et une augmentation de la pauvreté.

Europe 2020

Pour faire face à ces défis, l’Europe s’est officiellement dotée d’une stratégie, la stratégie Europe 2020. Je ferai trois remarques. La première, c’est bien d’avoir une stratégie sur le papier, encore faut-il la mettre effectivement en œuvre. Et là, j’ai entendu tout à l’heure quelque chose de très juste : les responsables politiques votent des textes mais ils ne s’occupent pas du suivi. Et c’est là, peut-être, que la nouvelle procédure qu’on appelle le « semestre européen » va en quelque sorte forcer les États à prendre au sérieux cette stratégie qu’ils ont approuvée. Deuxièmement, il faut que cette stratégie soit prise dans son ensemble. Ce qui me frappe en entendant les responsables gouvernementaux, c’est qu’ils parlent toujours du premier, parfois du deuxième, et rarement du troisième. Le premier pilier, c’est une croissance plus intelligente et à juste titre, on insiste sur l’importance de la formation, de la recherche, de l’innovation. C’est bien. Le deuxième pilier, c’est une croissance plus soutenable. Ce qui veut dire une croissance radicalement différente, une croissance beaucoup plus économe en matières premières et en énergie. Donc, ça implique un changement fondamental de nos modes de production et de consommation. Et le troisième pilier, qu’on oublie trop souvent, c’est ce qu’on appelle la croissance inclusive. Ça veut dire qu’on ne peut pas laisser des groupes ou des régions en dehors du processus. Il faut prendre les trois piliers. Sinon, ça ne tient pas.

Et enfin, je terminerai par cela, je crois personnellement que cette stratégie ne pourra donner ce qu’on en attend que si elle est complétée par deux choses.

Un : une meilleure régulation financière. Il faut - et j’aime bien l’expression de Pierre Defraigne : « Il faut remettre la rivière de la finance dans son lit » - ramener la finance à sa place. Cela implique un certain nombre de mesures qu’on est en train de prendre. Ce n’est pas simple, cela prend toujours trop de temps, mais on progresse. La Commission - en tous cas le Commissaire Barnier - a fait un ensemble de propositions et on essaie de les faire adopter avec le soutien du Parlement européen. Le Parlement européen joue un rôle très actif avec, il faut bien le dire, des difficultés avec le Conseil. Pourquoi avec le Conseil ? Parce que dans le Conseil, il y a le représentant du Royaume-Uni, et le Royaume-Uni n’a d’autres idées que de défendre ce qu’il considère comme les intérêts de la City. C’est vrai que cela avance lentement, mais néanmoins, il y a des progrès.

Deux : Il faut compléter la stratégie Europe 2020 par une harmonisation de certains aspects de la fiscalité. Je pense à l’impôt des sociétés. La Commission a fait des propositions. Je pense aussi qu’il faut réfléchir à une certaine harmonisation de la taxation des revenus du capital. A mon avis, si on parvient à faire cela, l’Europe aura joué un rôle important et elle aura retrouvé ce qui est une de ses valeurs fondamentales, c’est-à-dire considérer que tous les hommes, toutes les femmes sont égaux en dignité.

1 Instance en Belgique qui donne des conseils à l’autorité fédérale belge sur le développement durable.  Voir  http://www.cfdd.be/
1 Instance en Belgique qui donne des conseils à l’autorité fédérale belge sur le développement durable.  Voir  http://www.cfdd.be/

Philippe Maystadt

Philippe Maystadt, professeur à l’Université Catholique de Louvain, ancien Vice-Premier Ministre de Belgique, fut pendant quelque temps Président du Conseil fédéral du Développement durable1. Lors du séminaire organisé à Bruxelles par le Mouvement ATD Quart Monde pour l’évaluation des OMD, l’auteur a été chargé de réagir à chaud aux travaux des différents ateliers. Nous proposons des extraits de son intervention.

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