Croiser les savoirs pour mieux combattre la pauvreté

Jean-François René, Marie-Andrée Leblanc et Sophie Boyer

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Jean-François René, Marie-Andrée Leblanc et Sophie Boyer, « Croiser les savoirs pour mieux combattre la pauvreté », Revue Quart Monde [En ligne], 229 | 2014/1, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5835

L’objectif de cet article est de rendre compte d’une démarche de recherche participative portant sur l’Université populaire Quart Monde au Québec (Canada)

Processus de recherche

Début 2012, après cinq années d’implantation, nous cherchions à savoir si, du point de vue des participants concernés, l’Université populaire Quart Monde était un outil de lutte contre la pauvreté. Nous inspirant de l’approche1 de base du Mouvement ATD Quart Monde, centrée sur le croisement des savoirs, nous avions comme prémisses qu’il y a, dans les savoirs d’expérience et de pratiques des personnes participant à l’Université populaire, des connaissances sur la pauvreté, mais aussi sur la société, qui sont incontournables si l’on veut agir collectivement sur son élimination. Et que c’est en cherchant à faire émerger et à croiser ces savoirs instruits, d’expérience et d’action, que nous accèderions à une meilleure compréhension de ce que l’Université populaire peut changer dans la vie des participants2.

Pour y arriver, certains choix méthodologiques se sont imposés rapidement. Nous avons, d’une part, décidé de consacrer une Université populaire spécifiquement à l’évaluation des effets perçus du dispositif. Avec des personnes parfois peu habituées à parler et à s’exprimer en groupe, le choix méthodologique de demeurer dans un contexte connu, tout en favorisant le travail collectif pour aller un peu plus loin dans l’expression et la compréhension d’une pratique, nous apparaît a posteriori des plus pertinents.

D’autre part, en cohérence avec l’approche privilégiée, nous avons rapidement constitué un comité de recherche, composé de gens portant différents types de savoirs et d’expériences de vie : une volontaire internationale, un allié, deux personnes qui ont l’expérience de la pauvreté, le chercheur principal et l’étudiante assistante de recherche. Un comité d’encadrement du projet existait déjà. Mais son rôle était plus de nature gestionnaire. Pour nous, le comité de recherche devait se retrouver au cœur de la démarche.

Le comité de recherche fut donc impliqué activement dans la préparation de cette Université populaire portant sur cinq années d’existence. Dix rencontres régionales de groupes locaux se sont tenues en mars-avril 2012, et ont rejoint 70 participants. Le comité de recherche a préparé la collecte de données, en participant entre autres à la formulation des thèmes à privilégier, puis à l’animation des rencontres régionales (en dyade chercheur/membre d’ATD Quart Monde). De cette façon, les participants ont pu se sentir en confiance, tout en respectant la rigueur nécessaire à la réalisation d’une recherche universitaire.

La rencontre nationale de cette Université populaire s’est tenue le 5 mai 2012, à Montréal : une activité sur une journée entière (plutôt qu’une soirée, comme à l’habitude pour l’Université populaire), qui visait à pousser plus loin l’évaluation à la lumière des principaux résultats issus des rencontres régionales. Le comité de recherche a participé à l’analyse des données préliminaires, issues des rencontres régionales, et à l’organisation de la journée, qui regroupa 38 participants provenant de 7 régions (presque la totalité a participé aux rencontres régionales).

C’est toutefois après le 5 mai que le travail du comité de recherche a véritablement pris son envol. Ainsi, dans les semaines qui suivirent la rencontre du 5 mai, le comité a amorcé le traitement et l’analyse des données. Une quantité importante de données avait été récoltée, soit une trentaine d’heures d’enregistrement (rencontres régionales, ateliers et plénières de la grande rencontre à Montréal). Entre la mi-juin et la fin décembre 2012, le comité s’est réuni à sept reprises. La première séance d’analyse a permis aux membres de se familiariser avec la démarche en croisement des savoirs et l’annotation de verbatim, par le biais d’une analyse qualitative des données recueillies, plus précisément d’une analyse thématique3.

Par la suite, deux réunions du comité de recherche ont servi à analyser une partie des données de la rencontre d’évaluation nationale. Des extraits significatifs ont d’abord été sélectionnés par le chercheur et ont ensuite été soumis au comité, aux fins d’analyse. Chacun des membres a fait la lecture des extraits choisis et a procédé à une première codification par thème. Cette analyse individuelle a été confrontée à celle des autres membres, ce qui a mené à des discussions sur le sens accordé aux données et a soulevé plusieurs nouveaux questionnements. Ainsi, différents points de vue se sont croisés, permettant de bonifier l’analyse. Ce processus est au cœur de l’analyse en croisement des savoirs. La démarche du comité a également resitué les extraits analysés à la lumière de la question principale du projet de recherche, qui s’intéresse à l’Université populaire Quart Monde comme moyen de lutte contre la pauvreté.

À l’issue de ces analyses, au début de septembre 2012, les éléments de contenu dégagés par le comité de recherche ont été réunis dans une première version d’un rapport présentant l’état de la démarche et de la réflexion. Suite à la lecture de ce premier document, le comité a identifié un thème spécifique, qui semblait moins compris et qui nécessiterait une analyse plus approfondie : le rôle des alliés4 dans l’Université populaire. Face à ce constat, le comité de recherche s’est attardé, lors d’une rencontre subséquente, sur le contenu provenant de la rencontre de préparation du groupe des alliés, et de la table de discussion qui avait abordé le rôle des alliés, le 5 mai.

Le processus de réflexion du comité de recherche, qui a réalisé différentes interprétations croisées (allant d’extraits de verbatim à des sections de chapitres de ce rapport), se révèle donc en fin de processus un facteur de compréhension fondamental. La question du rôle et de la place des alliés n’aurait jamais été creusée ainsi, si nous nous en étions tenus à une analyse plus classique des données. Ces différents moments et types d’analyse ont permis d’interroger, de clarifier et d’approfondir les premiers résultats, et de dégager plusieurs pistes de réflexion sur l’Université populaire comme moyen de lutte contre la pauvreté.

Une synthèse des résultats

- Ses façons de faire :

Place la personne en situation de pauvreté au centre ;

A un souci constant de rejoindre les plus isolés ;

Permet d’apprendre ensemble ;

Pousse à comprendre pour agir ;

Accorde une place particulière aux alliés.

Quelques pistes de réflexion :

Quelle place laisse l’Université populaire à l’expression des divergences d’opinions ?

De quelles manières peut-on favoriser la prise de parole de l’allié, en lien avec sa réalité et ses expériences ?

Comment s’y prendre pour établir des liens entre les personnes en situation de pauvreté et les acteurs-clés de leur milieu (enseignants, direction d’école, conseillers de ville, etc.) ?

- Son impact sur les participants :

Permet de sortir de l’isolement ;

Amène à transformer la vision de soi ;

Encourage à s’affirmer ;

Permet l’acquisition de nouvelles connaissances ;

Facilite le passage du je au nous ;

Invite à « se mettre en mouvement » ;

Pousse à rester engagé et mobilisé.

Quelques pistes de réflexion :

Quelles sont les conditions minimales pour passer d’un mouvement individuel, pour soi, à un mouvement collectif ?

Comment stimuler l’engagement des alliés et user de leurs atouts et de leur force ?

Collectif ?

Comment stimuler l’engagement des alliés et user de leurs atouts et de leur force ?

- Son apport à la société :

Lutte contre les préjugés ;

Favorise les solidarités avec d’autres ;

Souhaite faire entendre la parole des plus pauvres auprès des élus et des décideurs dans l’espace public.

Quelques pistes de réflexion :

Quelles sont les conditions permettant de « connecter » les plus pauvres et les décideurs, considérant qu’ils n’ont pas les mêmes intérêts ?

Pourquoi aller vers l’extérieur et sortir du cadre de l’Université populaire ? Comment s’y prendre ?

Quels moyens pourraient être utilisés pour se faire entendre ? À qui devrait s’adresser le message ?

Afin de rendre compte des résultats de l’étude, nous avons décidé d’organiser une seconde Université populaire, le 22 mars 2013, moins d’un an après la première. Cette soirée, qui s’est tenue à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a permis de réunir plus de 80 personnes, comprenant des participants réguliers à l’Université populaire, mais aussi plus largement des partenaires et des individus intéressés à connaître davantage cette action. Les objectifs de la soirée visaient à retracer les étapes ayant mené à la réalisation de l’évaluation, à communiquer les principaux résultats et questionnements émergeant de l’analyse du comité de recherche, et, surtout, à permettre aux personnes présentes de réagir au contenu transmis et de poursuivre la réflexion. L’ensemble du comité de recherche a été impliqué dans l’organisation et l’animation de cette soirée.

Au final, avec ce comité de recherche, nous pouvons affirmer avoir réalisé un véritable travail de croisement des savoirs, grâce à l’apport expérientiel de chaque membre, dans un contexte d’écoute, de respect et de co-construction de l’analyse des données recueillies. Par ce travail d’intercompréhension, on peut parler d’un effet émancipateur dans le comité de recherche.

Quelques défis qui émergent de la démarche

En bout de route, nous pourrions souligner deux choses en ce qui a trait à nos choix méthodologiques. Premièrement, parmi les connaissances importantes sur la pauvreté qui ont émergé, il faut remarquer que la lutte contre la pauvreté passe, selon les acteurs concernés ici, par le combat constant des personnes en situation de pauvreté pour prendre leur place dans la société, développer leurs capacités à s’exprimer, ainsi que pour chercher à ne plus être seules, à ne plus se sentir seules. Il faut que les personnes soient en mesure de trouver les moments et les lieux pour dire, être écoutées, partager leurs souffrances et leurs savoirs.

Ce sont des prérequis, en quelque sorte, pour que la lutte contre la pauvreté puisse se vivre avec et par ceux et celles qui sont en situation de pauvreté, afin qu’ils se sentent acceptés et reconnus. Il s’agit d’une étape importante si l’on veut que les personnes en situation de pauvreté puissent agir dans leur vie et collectivement : « Le passage du sentiment de honte à celui de dignité est déterminant. Ce n’est pas le fait en lui-même qui est la cause du sentiment de honte, c’est la manière dont les récits s’organisent et interprètent les faits »5. Sur ce plan, il nous est possible d’affirmer que ce travail, par l’Université populaire Quart Monde, de réinterprétation de la souffrance qui marque l’expérience des personnes pauvres, contribue à la lutte contre la pauvreté. En permettant ainsi l’émergence de nouveaux savoirs, il nous est possible de parler d’une pratique émancipatoire pour les participants au dispositif.

Deuxièmement, notre étude a aussi permis de bien saisir en quoi un tel dispositif soutient les gens dans leur parcours et les aide à devenir un peu plus acteurs de leur vie. Réfléchir et agir avec des personnes en situation de et pauvreté, et non pas à leur place, demande du temps, car la souffrance accumulée a souvent limité la capacité d’action. Et ça se concrétise dans deux démarches qui semblent concomitantes : une première qui permet de prendre la parole avec d’autres et de partager des savoirs communs, et une seconde qui ouvre sur la rencontre de personnes qui ne vivent pas la situation de pauvreté, dans une perspective de dialogue. Dans le dispositif de l’Université populaire, c’est en quelque sorte les alliés et les invités qui représentent ces autres personnes.

Quels sont les défis qui se dégagent de cette enquête sur l’Université populaire au Québec ? Un premier défi pourrait se formuler ainsi : comment susciter et faciliter le passage à l’agir en dehors du cadre plus sécurisant et accueillant des rencontres de l’Université populaire ? Bien que quelques exemples locaux nous aient été rapportés, il est difficile pour certains participants de s’impliquer dans leur communauté et dans la société, afin de faire avancer concrètement la lutte contre la pauvreté. C’est exigeant sur plusieurs plans d’aller, même collectivement, dans des espaces publics, afin par exemple d’interroger, voire de confronter des décideurs. Pourtant, c’est à ce moment-là que l’on en arrive à induire de nouveaux rapports sociaux6

Un second défi, connexe au premier : comment l’Université populaire peut-elle avoir un impact sur la lutte contre la pauvreté, non seulement auprès des personnes participantes, mais au sein des communautés et dans la société ? Pour l’Université populaire il a été souligné, dans de nombreux commentaires, qu’il n’était pas toujours évident d’aller chercher de nouvelles personnes, ainsi que d’avoir un impact plus important dans le milieu où sont implantés les comités locaux. Le second défi pourrait donc résider dans une démarche visant à être plus présent dans les différents milieux où l’Université populaire est implantée.

Ici, on touche à la portée potentiellement plus politique de l’Université populaire, afin d’en arriver à ce que les personnes les plus pauvres et exclues ne soient plus privées « d’une place dans le monde qui rende les opinions signifiantes et les actions efficaces »7. Pour ce faire, il faut rendre présents les plus pauvres, trop souvent absents, dans des sociétés qui leur nient une place réelle à la participation politique. Et c’est peut-être là qu’il faut continuer à réfléchir sur le rôle des alliés, sur la place des non-pauvres, dans ce processus…8.

1 Pour consulter le rapport complet, voir le site http://www.atdquartmonde.ca/

2 Brun P., Croisements des savoirs et pouvoir des acteurs : L’expérience d’ATD Quart Monde, VST, no 76, 2002, p.57.

3 Paillé P. et Muchielli A., L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Éd. Armand Collin, Paris, 2008.

4 Personnes bénévoles, issues de différents milieux sociaux,  qui développent les actions et diffusent le message d’ATD Quart Monde au sein de leur

5 Defraigne Tardieu G., L’Université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, 378

6 Ibid.

7 Groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde-Partenaire, Le croisement des savoirs et des pratiques: quand des personnes en situation

8 Ibid., p.492.

1 Pour consulter le rapport complet, voir le site http://www.atdquartmonde.ca/rapport-de-levaluation-participative-sur-luniversite-populaire-quart-monde/

2 Brun P., Croisements des savoirs et pouvoir des acteurs : L’expérience d’ATD Quart Monde, VST, no 76, 2002, p.57.

3 Paillé P. et Muchielli A., L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Éd. Armand Collin, Paris, 2008.

4 Personnes bénévoles, issues de différents milieux sociaux,  qui développent les actions et diffusent le message d’ATD Quart Monde au sein de leur milieu social, professionnel ou culturel pour que le combat contre la misère devienne une priorité partagée.

5 Defraigne Tardieu G., L’Université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, 378 p.

6 Ibid.

7 Groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde-Partenaire, Le croisement des savoirs et des pratiques: quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble, Les Éd. de l'Atelier/Éd. Quart Monde, Paris, 2008, 703 p., p.471.

8 Ibid., p.492.

Jean-François René

Jean-François René est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).Marie-Andrée Leblanc est étudiante à la maîtrise en travail social de l’UQAM.Sophie Boyer est volontaire internationale d’ATD Quart Monde.

Marie-Andrée Leblanc

Sophie Boyer

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