La canne à sucre et la sécurité alimentaire en Haïti

Michel Brochet et Charles Lilin

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Michel Brochet et Charles Lilin, « La canne à sucre et la sécurité alimentaire en Haïti », Revue Quart Monde [En ligne], 230 | 2014/2, mis en ligne le 08 juin 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5922

Situant leur propos sous un double éclairage historique et technique, les auteurs montrent l’importance de la canne à sucre pour la sécurité alimentaire dans les mornes1 d’Haïti : du point de vue des revenus de l’agriculteur, de l’amélioration de la sécurité alimentaire, de la protection des sols. Le modèle encouragé par SOS ESF donne à la canne à sucre la place qu’elle mérite dans les projets de développement.

Au 18ème siècle, le sucre était produit dans des plantations esclavagistes dans les plaines de Saint Domingue pour être exporté vers l’Europe.

Au début du 20ème siècle, lors de l’occupation américaine, la société HASCO installa de nombreuses usines dans les plaines (Léogane, le Cul de Sac, l’Arcahaie), en utilisant le même modèle sucrier qu’en République Dominicaine et à Cuba. Sous l’effet de la forte croissance démographique et de la faible compétitivité de la production haïtienne de sucre industriel, l’agriculture de plaine évolua vers des productions vivrières et ce modèle agro-industriel disparut dans les années 80. De nos jours, Haïti importe du Brésil la plus grande partie de son sucre.

La culture de la canne persista cependant dans de petites exploitations agricoles familiales, dans les mornes de moyenne altitude et sur le Plateau Central, qui connaissent des saisons sèches prolongées. L’extraction du jus s’opère souvent avec des moulins en bois et la transformation du jus est assurée dans des ateliers artisanaux produisant du sirop de batterie et un sucre brun appelé rapadou. Il faut mentionner également que les agriculteurs maintiennent et développent dans des bas-fonds humides et fertiles la culture de la « canne de bouche » vendue directement en frais dans les rues et sur les marchés.

Ces systèmes de culture, incluant la canne à sucre et présentant des avantages certains pour les agriculteurs, sont cependant trop mal connus et insuffisamment pris en compte dans les propositions actuelles des projets de développement agricole en Haïti.

Une culture anti-aléatoire

La canne résiste bien aux aléas climatiques et, en particulier, à la sécheresse et aux cyclones. Cette culture est anti-aléatoire ; elle contribue à rendre les exploitations agricoles plus résilientes, ce qui est d’autant plus important qu’Haïti risque dans le futur de connaître davantage d’épisodes climatiques extrêmes, du fait du changement climatique.

La canne à sucre et le calendrier de trésorerie

Pendant la saison sèche, le taux de sucre des tiges de canne est élevé et, en cette période de l’année, il y a moins de travail dans les jardins vivriers, ce qui laisse aux agriculteurs le temps de couper et de transformer la canne. La canne à sucre permet des rentrées d’argent étalées entre janvier et avril qui sont prévisibles et sûres ; elle constitue ainsi un élément important du calendrier de la trésorerie d’une exploitation. Mais, même si des besoins de trésorerie apparaissent en dehors de cette période, ils peuvent quand même être couverts par la coupe d’une certaine quantité de cannes, par exemple pour couvrir les frais de scolarité des enfants. Quand les coupes sont effectuées en dehors de la période de récolte optimale, celle où la teneur en sucre de la tige est la plus élevée, la perte de valeur de la récolte reste néanmoins supportable par rapport aux taux d’usure habituels.

La canne à sucre et la sécurité alimentaire

Pour le paysan des mornes, la culture de la canne offre aussi d’autres avantages. Ainsi, la canne à sucre est complémentaire de la production de mangues, celles-ci étant récoltées de mai à juillet, après la canne. Les deux cultures se complètent du point de vue nutritionnel, en particulier pour les enfants qui consomment de la « canne de bouche » sur le chemin de l’école.

D’autre part, les revenus procurés par la canne améliorent les conditions de la négociation de vente des mangues ; ils permettent au paysan d’éviter d’avoir à vendre sur pied sa récolte de mangues, ce qui se fait en général dans de mauvaises conditions financières.

De plus, le manguier est parfois associé à la canne à sucre dans la même parcelle ; une telle co-plantation lui associe parfois le bananier ou l’avocatier. Dans ces associations de culture, la permanence de la culture de canne assure en effet la protection des arbres contre la dent du bétail.

La canne à sucre constitue également une ressource fourragère importante pour le bétail, bovins et mulets, qui en consomment l’extrémité des tiges. Après extraction du jus, la bagasse résiduelle peut être aussi utilisée pour l’alimentation des porcs.

Une place à prendre en conservation des sols

La canne à sucre protège avec une grande efficacité les versants contre l’érosion des sols et les fonds frais contre le ravinement, et elle fait cela bien mieux que la plupart des autres cultures. En effet, cette culture pluriannuelle couvre bien le sol, en particulier parce qu’elle conduit à la mise en place d’une litière (ou mulch) constituée par les feuilles mortes. La canne s’oppose ainsi à l’effet splash lors de pluies brutales, elle réduit l’érosion aratoire et empêche l’incision du sol par le ravinement.

Cependant, l’érosion des sols peut se développer lors du renouvellement périodique de la plantation. Une technique intéressante permet toutefois de supprimer ce risque. Ainsi, il a été observé à Gros Morne que les paysans ne coupent pas la totalité des tiges de canne d’une parcelle lors de la récolte : ils n’en prélèvent que les tiges les plus matures. L’avantage de cette façon de faire est que le sol d’un champ de cannes n’est jamais mis à nu, de nouvelles tiges appelées « cannes créoles » assurant la relève de celles qui ont été coupées.

La canne à sucre n’occupe pas la place qu’elle mérite dans les projets de conservation des sols, car les experts associent trop souvent cette culture à des modes de production agro-industriels et omettent de valoriser les atouts de la canne à sucre dans les systèmes de production paysans.

Depuis 2006, SOS Enfants Sans Frontières s’est engagé dans des programmes de lutte contre l’érosion et de développement agricole durable à Gros Morne. Les stratégies généralement préconisées dans ces domaines sont le reboisement, les murets de pierres sèches et le creusement de canaux de contour pour l’infiltration des eaux de ruissellement. Cependant, au vu des résultats non satisfaisants de ces méthodes, l’équipe de SOS ESF a progressivement mis en œuvre de nouvelles techniques d’aménagement de bassins versants prenant mieux en compte les contraintes des agriculteurs dans leurs exploitations agricoles.

En effet, là où la pression agricole reste forte, le reboisement n’est pas réaliste. Par ailleurs, ses effets sur l’érosion sont souvent mal évalués. En effet, la forêt ne constitue une protection efficace qu’une fois un sol épais reconstitué, ce qui peut prendre du temps. Le développement de la culture de la canne à sucre permet ici d’obtenir des résultats plus rapides que le reboisement.

Pour les ravines, nous disposons maintenant d’une combinaison gagnante pour leur traitement : des seuils en dur avec mini-retenues associées à des seuils biologiques. Cependant, la plantation de « cannes de bouche » en fond de ravine peut utilement compléter le dispositif.

Sur les versants, l’éventail des techniques efficaces et réalistes reste limité en Haïti et la canne à sucre a une place à prendre.

La promotion de la canne à sucre et les projets

Nous avons vu que la canne à sucre offre de multiples avantages, tant du point de vue des revenus de l’agriculteur, de l’amélioration de la sécurité alimentaire que de celui de la protection des sols. Cependant, elle ne doit pas être considérée comme la nouvelle plante miracle. En Haïti comme ailleurs, la pertinence d’un choix technique ne peut pas être définie « en soi », sans prendre en compte les modalités de sa mise en œuvre lors d’un projet. Les grands projets de Conservation des Eaux et des Sols (CES) ne sont pas en mesure de mobiliser des synergies entre plusieurs interventions complémentaires. Le développement de la canne dans les mornes passe par des projets qui interviennent au niveau de goulots d’étranglement et mobilisent effectivement les synergies entre diverses actions complémentaires. Pour promouvoir la culture de la canne à sucre, améliorer le revenu des exploitations agricoles et protéger le sol contre l’érosion, les projets doivent développer de façon ingénieuse diverses actions complémentaires et prendre en compte rapidement les effets des premières interventions.

Un changement de modèle sucrier

En Haïti, les ateliers de transformation de la canne produite dans les mornes constituent un goulot d’étranglement important pour les petites exploitations des mornes. Cependant, pour obtenir des résultats en matière de sécurité alimentaire et de protection des sols, il s’agit de se démarquer du modèle capitalistique qui reste le plus connu. Ce modèle implique des investissements élevés pour moderniser la transformation de la canne, il nécessite aussi un important regroupement des producteurs. Le modèle encouragé par SOS ESF propose une modernisation plus modeste : dans un premier temps au moins, elle consiste surtout à remplacer les moulins en bois par des moulins métalliques qui permettent d’économiser de la main d’œuvre et de la force de traction animale, d’obtenir un rendement en sucre plus élevé et à améliorer les rendements thermiques des fours et des cuves2. Les investissements nécessaires sont plus modestes et permettent la modernisation d’un nombre élevé de moulins ou leur création, en amorçant des regroupements de taille humaine concernant chaque fois quelques dizaines de familles d’agriculteurs. Ces petits ateliers permettent de développer la culture de la canne chez un nombre élevé d’agriculteurs des mornes.

Par ailleurs, la motorisation des installations à traction animale ne peut pas être préconisée systématiquement en Haïti, compte tenu des problèmes posés par l’entretien et la réparation des pannes en milieu rural. Depuis trente ans, de nombreux moulins en acier actionnés par un moteur ont été installés, gérés par des privés ou des coopératives créées par des projets. Certes, ces moulins à moteur permettent de transformer la canne beaucoup plus rapidement que les moulins à traction animale. Cependant, un nombre important de ces installations sont à l’arrêt pendant des périodes prolongées, ce qui compromet la sécurité financière des petites exploitations agricoles.

En projet...

Comme beaucoup d’opérateurs en Haïti, SOS ESF a reçu depuis 2006 des financements pour des actions de lutte contre l’érosion et d’aménagements de bassins versants. Au cours de ses interventions en proximité avec les agriculteurs, l’équipe a observé à Gros Morne l’efficacité des systèmes de culture à base de canne à sucre pour protéger les versants des effets du ruissellement.

Mais pour conserver et augmenter les surfaces cultivées en canne, il a fallu apporter des améliorations aux ateliers de transformation de la canne, que les agriculteurs ne pouvaient envisager par eux-mêmes, faute de moyens. Il est important que ceux-ci puissent disposer d’un moulin fonctionnel en toutes saisons. SOS ESF s’est appuyé sur ce diagnostic pour débuter un programme d’amélioration des moulins à canne à Gros Morne avec l’aide financière du Secours Catholique. La levée de cette contrainte, ce qui n’était pas prévu dans les budgets initiaux, devrait permettre à la fois d’augmenter les revenus des familles et la résilience de leurs systèmes de production, tout en protégeant leur environnement de manière durable.

1 Désigne une colline, aux Antilles.

2 Améliorations techniques effectuées en coordination avec l’association belge CODEART http://www.codeart.org/ et les ateliers-écoles de Camp-Perrin (

1 Désigne une colline, aux Antilles.

2 Améliorations techniques effectuées en coordination avec l’association belge CODEART http://www.codeart.org/ et les ateliers-écoles de Camp-Perrin (Haïti) www.aecp-haiti.org

Michel Brochet

Michel Brochet est Ingénieur Général Honoraire du Génie rural des Eaux et des Forêts, et conseiller bénévole de l’association SOS Enfants sans Frontières. Charles Lilin est agronome, Ingénieur Général du Génie rural des Eaux et Forêts, e.r.

Charles Lilin

CC BY-NC-ND