Le Québec traverse actuellement une période de récession économique avec une aggravation du chômage de masse, de la pauvreté et des inégalités sociales. 23,1 % des jeunes de 15 à 24 ans sont sans emploi. Depuis 1966, l’emploi se détériore de façon constante. En effet, afin de vaincre l’inflation, l’Etat augmente les taux d’intérêt pour faire baisser les prix et les salaires, mais, ce faisant, il ralentit la production, diminue l’emploi et augmente le chômage. On chôme plus souvent et plus longtemps aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Ce chômage croissant et persistant se concentre sur des strates spécifiques de la population, notamment les jeunes adultes. Devant défrayer une aide sociale qui coûte très cher aux prestataires de la sécurité du revenu dont les deux tiers sont aptes au travail, l’Etat remet en question l’universalité des programmes sociaux. Ceux-ci sont remplacés par des services ciblés où les groupes communautaires sont utilisés comme ressources pour aider à l’intégration et à l’insertion sur le marché du travail de façon plus efficace et moins coûteuse. Ces programmes d’insertion à l’emploi visent soit le développement de l’employabilité (acquisition d’attitudes et d’aptitudes favorables à la recherche d’emploi), soit la qualification professionnelle (formation afin d’occuper un emploi précis dans une entreprise), soit la formation à l’entrepreneuriat. Tous ces services sont à nouveau une assistance et une prise en charge par des dispositifs qui font des usagers des bénéficiaires dans une société qui ne se remet pas en question...
L’innovation de la société civile
Mais, depuis les années 80, de nouveaux acteurs souvent issus de luttes populaires se mobilisent, se prennent en main et s’entraident pour mettre en place d’autres formes de pratiques collectives de production de biens et de services. Des experts, des professionnels, des entrepreneurs, des intervenants, au lieu d’œuvrer sur le marché privé ou dans une institution de l’Etat, font le choix de s’investir dans le développement d’une activité économique ayant une utilité sociale. Toutes ces actions collectives donnent lieu à une prolifération de nouvelles dénominations (associations et organisations communautaires ou coopératives, groupes sectoriels et territoriaux de production, coalitions, tables de concertation, arrimage et maillage, partenariat et « réseautage », alliance et reliance, réseaux d’échanges réciproques de savoirs, réseaux associatifs, entreprises d’insertion par l’économique... ) De quoi ces mots sont-ils porteurs ?
Ces actions collectives visent à la fois à répondre aux besoins les plus urgents (se loger, se nourrir, travailler, écrire, lire, compter, être intégré dans la société... ) et à défendre autrement les droits sociaux (éducation, logement, santé, travail... )
Ces acteurs découvrent et soutiennent que leurs problèmes ne sont pas des problèmes individuels, mais des problèmes sociaux que le filet de l’État Providence et du néolibéralisme est incapable de résoudre.
Il s’agit de produire de nouvelles façons de vivre ensemble, de nouveaux milieux sociaux, une alternative aux services de l’Etat et à l’entreprise privée.
Alors que pour le néolibéralisme le marché privé s’occupe de l’économie et l’Etat du social envers les absents de la grande table des richesses, d’autres acteurs visent à intégrer du social dans l’économique et de l’économie dans le social en développant de nouvelles formes d’activités marchandes.
Les entreprises d’insertion par l’économique
Les entreprises d’insertion par l’économique se distinguent des organismes d’insertion et des entreprises sociales. Elles sont de véritables entreprises commerciales qui offrent à des participants volontaires l’expérience d’un travail soumis aux contraintes économiques (délai, rentabilité, productivité.) tout en ayant pour mission de soutenir une démarche de formation et d’insertion.
Constatant que certains jeunes adultes ne s’intègrent pas à la société parce qu’ils n’ont pas accès aux ressources matérielles et sociales et qu’il n’y a pas de place pour eux, elles ont pour rôle d’offrir en amont des postes d’insertion dans un réel milieu de vie et de travail où l’employé en formation a accès à un emploi concret, à un pouvoir économique réel et à un statut social. En offrant des emplois temporaires ou permanents elles sont déjà une voie d’entrée dans le marché du travail et dans la société. D’autre part celui qui est ainsi employé, au lieu d’être un bénéficiaire-consommateur, devient un acteur à part entière qui participe avec des professionnels, des entrepreneurs, des bénévoles et des partenaires à la réalisation d’une nouvelle économie sociale.
Au Québec, les entreprises d’insertion par l’économique sont regroupées en réseau : le Collectif des entreprises d’insertion du Québec (CEIQ), reconnu et soutenu par l’Etat. Ce Collectif a sa charte, son bureau permanent et des services, dont une aide pour évaluer leur impact sur les participants eux-mêmes et sur leur milieu. Elles œuvrent dans de multiples secteurs économiques : tourisme, menuiserie, ébénisterie et coupe de bois, production de métal en feuille, livraison et distribution, aide domestique et entretien ménager, mécanique, vélo, récupération et recyclage de matériaux divers (vêtements, papier, plastique, caoutchouc, ordinateurs), hôtellerie et restauration... Ces activités lucratives, productrices de biens et de services, donnent lieu à la création d’emplois temporaires ou permanents, répondent à des besoins de la communauté, contribuent au développement local et à la revitalisation régionale. Bref, outre la promotion des personnes en formation, une entreprise d’insertion par l’économique œuvre pour la promotion sociale et collective.
D-Trois-Pierres, insertion en agrotourisme
D-Trois-Pierres se consacre à la production et à la vente de biens et de services dans le cadre d’une ferme écologique située dans un parc naturel du territoire de Montréal. Ce parc accueille, chaque année, des milliers de visiteurs. Aussi, les activités d’apprentissage sont à la fois des tâches de production agricole et maraîchère, de surveillance et d’entretien du parc, des services d’accueil et d’animation éducative du public (étable, clapier, poulailler, cabane à sucre, champs de culture, jardin, serre... ), des services de restauration et de vente de produits biologiques sous le label « Les jardins du Cap ».
Il faut souligner que le concept d’entreprise d’insertion était peu connu au Québec et très peu défini quand D-Trois-Pierres a fait le choix d’administrer ce parc naturel et donc de faire face à des exigences de production, de rendement et d’efficacité pour des milliers de visiteurs. Mais un pari a été fait : quand des individus exclus, marginalisés et malheureusement étiquetés « poqués » assument avec d’autres des responsabilités d’alimentation, d’animation ou d’entretien, quand ils sont immergés dans un même travail que les intervenants qui les accompagnent, toutes les étiquettes et les préjugés sociaux s’effacent, parce qu’il n’est plus possible de les différencier d’autres individus qui assurent le même service dans l’entreprise.
Cette approche de D-Trois-Pierres a connu des formes de pratiques d’abord non marchandes, puis marchandes, basées sur trois « forces/valeurs/énergies » qui constituent en partie les raisons de la réussite de cet organisme. Ce sont trois forces hétérogènes et hétéronomes qui se co-engendrent. Aucune des trois ne doit s’imposer aux deux autres. Faisant siennes les analyses d’ATD Quart Monde, au lieu de hiérarchiser les besoins comme fait Maslow (des besoins primaires vitaux, à satisfaire avant les besoins culturels et les besoins spirituels qui deviennent subsidiaires), D-Trois-Pierres prend en compte et met ensemble les besoins et aspirations d’intériorité, d’harmonie avec la terre et de reconnaissance sociale.
Conclusion
En résumé, pour ce modèle québécois d’intervention socioéconomique « il s’agit d’une production sociale faite par la société civile, dans le secteur à but non lucratif (qui garantit la non-appropriation individuelle des surplus cumulés), à l’initiative des citoyens (qui ont une large autonomie sur l’initiative et la conduite de leur coopérative et de leur entreprise), avec leur participation (fonctionnement démocratique sur les prises de décision et les activités), avec leur implication (militantisme, bénévolat), dans une perspective de prise en charge (empowerment), visant la transformation des conditions de vie et des rapports sociaux (des modes d’être et des façons de faire), dans le champ de la promotion des droits sociaux et dans le champ du développement d’un service alternatif »1
S’inscrivant dans une société salariale, ces activités entrepreneuriales et collectives se situent dans la sphère marchande du rendement, de l’efficacité. Elles font la jonction entre l’économique et le social. Elles produisent de la richesse certes, mais au lieu d’un profit à tout prix qui souvent met en place des emplois flexibles, précaires, temporaires (sur appel, à la pige), sous-payés et sous-qualifiés, procurent des emplois stables, productifs, valorisants, décemment rémunérés. Elles garantissent des produits de qualité ( par exemple, sans pesticides, ni additifs ni colorants) dans le respect de l’environnement. Elles veillent à ce que leur produit vienne combler un besoin du milieu, soit distribué équitablement, soit approprié collectivement, et à ce que l’employé volontaire acquiert une formation.
Comme le suggère un sociologue québécois, Jean-Marc Fontan, ces services que monopolisaient les appareils de l’Etat Providence pourraient passer aux « réseaux sociaux » de la « Communauté Providence », s’il y a la « reconnaissance politique et économique du secteur communautaire dans le domaine du développement de l’emploi, dont celui de l’insertion par l’économique ». Mais ce tiers secteur se doit d’être vigilant face à l’Etat qui, en élaborant des politiques spécifiques à cette nouvelle économie sociale, cherche à la contrôler ou à l’orienter dans la direction du seul service, voire à se soustraire à ses propres obligations en matière de droits sociaux.