Depuis le milieu du XXè siècle, la pauvreté a changé de visage et ses causes se sont diversifiées. Elle ne concerne plus seulement les personnes sans emploi, qu’elles soient en situation de chômage de longue durée ou retraitées, pour lesquelles elle a d’ailleurs significativement reculé. La pauvreté touche désormais une population plus jeune, et plus proche du marché du travail. On entend ainsi parler de « nouveaux pauvres » ou de « travailleurs pauvres » pour désigner ces personnes qui, bien que socialement intégrées, notamment par un emploi, ne sont pas à l’abri de la pauvreté, ni des difficultés qui la caractérisent.
En France, l’expression « travailleurs pauvres » est employée pour désigner des personnes qui travaillent mais vivent dans un ménage pauvre, quelles que soient les caractéristiques de l’emploi qu’elles occupent (niveau de salaire, temps de travail...)
L’ampleur de la pauvreté des travailleurs varie selon l’approche retenue pour définir la pauvreté (monétaire ou par les conditions de vie) et le critère utilisé pour la mesurer : on dénombre ainsi en France entre 1,2 et 3,5 millions de travailleurs pauvres. Mais s’il n’y a pas de chiffre unique, précis, lié à une mesure officielle de la pauvreté des travailleurs (comme c’est le cas pour le chômage, par exemple), il est important de souligner la montée en puissance du phénomène depuis le début des années 1990, que l’on observe quelle que soit la conception retenue.
Une injustice sociale...
Périodiquement évoquée dans les médias, la question des travailleurs pauvres choque l’opinion publique. Etre pauvre alors qu’on travaille est habituellement perçu comme injuste, parfois même comme anticonstitutionnel : au devoir de travailler et au droit d’obtenir un emploi s’ajoute en effet dans la Constitution de 1958 la garantie de revenu, qui s’exprime comme le droit de pouvoir vivre de la rémunération de son travail, droit dont ne jouissent pas les travailleurs pauvres.
En outre, si d’aucuns s’indignent de l’existence de travailleurs pauvres, c’est aussi parce qu’ils trouvent anormal que leur situation ne soit pas meilleure que celle de certaines personnes qui ne travaillent pas : ceux qui travaillent ne s’en sortent pas alors qu’on entend parler de familles qui réussissent à vivre de l’assistance, et vont même parfois jusqu’à compléter ces revenus par du travail au noir. En comparaison, la situation des « honnêtes travailleurs pauvres » est ressentie comme une grande injustice sociale. Pour la plupart des gens, l’existence des travailleurs pauvres témoigne donc d’un dysfonctionnement dans l’échelle des valeurs sociales.
Ainsi, bien que l’on puisse regretter l’opposition souvent faite entre les « bons pauvres » et les « mauvais pauvres », on ne peut que constater que la lutte contre la pauvreté des travailleurs apparaît comme le volet le plus consensuel de la lutte contre l’exclusion sociale.
...absente du débat électoral
Ainsi, lorsque la question des travailleurs pauvres est évoquée par la classe politique, c’est souvent de manière assez abstraite, pour ces raisons éthiques, par exemple pour défendre le rétablissement de ce que certains appellent la « valeur travail ». Mais au-delà de ces considérations, les travailleurs pauvres ne font pas l’objet de propositions politiques particulières. La campagne présidentielle actuelle en témoigne : dans leurs programmes, les candidats s’attardent sur les problèmes du chômage, du pouvoir d’achat, du logement (loyers trop chers dans les grandes villes, accession à la propriété de plus en plus difficile... ), de la fiscalité (qui pèse trop fortement sur les ménages modestes)... Mais parmi un foisonnement de propositions sur ces différents thèmes, on n’en relève aucune ayant pour ambition de s’attaquer concrètement au problème des travailleurs pauvres en tant que tel.
Une des raisons est sans doute que cela n’est pas possible. D’ailleurs, y a-t-il véritablement un « problème des travailleurs pauvres en tant que tel » ? La pauvreté des travailleurs touche un échantillon très divers de la population active. Lutter contre son développement implique de pouvoir en cibler les causes, ce qui paraît difficile compte tenu de la multiplicité des configurations existantes. Ainsi, la pauvreté des travailleurs dépend de la situation de chaque ménage par rapport au marché du travail : c’est-à-dire du nombre de personnes par famille qui travaillent et des caractéristiques des emplois (indépendants ou salariés, rémunération du travail, temps de travail) ; elle dépend aussi de la composition des familles, du fait de posséder ou non son logement... Par exemple, la pauvreté des familles d’agriculteurs, souvent bi-actives et propriétaires de leur logement, mais travailleurs indépendants avec des revenus souvent faibles et aléatoires n’a pas les mêmes causes que celle des mères isolées qui, même employées à temps plein, avec un salaire moyen, ne parviennent pas toujours, étant seules, à faire face aux dépenses de loyer et de garde d’enfant.
En outre, les difficultés rencontrées par les travailleurs pauvres sont d’ampleur variable. Certains travailleurs, réguliers ou non, sont trop pauvres pour disposer d’un logement personnel et si la majorité des travailleurs pauvres ne vit pas dans la rue, une grande partie d’entre eux n’est pas à l’abri de la grande pauvreté. Il peut suffire d’un évènement (licenciement, séparation, voire même augmentation de loyer) pour déclancher une spirale descendante difficilement réversible.
Les situations particulières des travailleurs pauvres étant si différentes, on peut comprendre qu’elles puissent difficilement être considérées ensemble ; c’est alors au sein d’actions dans des domaines connexes, comme le logement ou le salaire minimum, que peut être menée la lutte contre la pauvreté des travailleurs.
Norme d’emploi et compétitivité économique
Parmi les origines diverses de la pauvreté des travailleurs, la rémunération et les caractéristiques du travail apparaissent comme des causes particulières, dont l’importance a été révélée par la progression de cette forme de pauvreté, parallèlement à la dégradation des conditions de travail subies par les travailleurs les moins qualifiés depuis le début des années 1990.
En effet, depuis cette période, des allègements de cotisations patronales spécifiques ont été mis en place pour encourager la création d’emplois peu rémunérateurs (allègements de cotisations sur les emplois à bas salaire, d’un niveau proche du SMIC) et d’emplois à temps partiel (ces allègements ont été supprimés depuis). De plus en plus de travailleurs non qualifiés ont alors été concernés, faute de mieux, par l’emploi à bas salaire et l’emploi à temps partiel, voire les deux. Même si elle n’explique pas tout, cette dégradation de l’emploi n’a pu que favoriser la pauvreté au sein des familles de travailleurs, malgré l’existence et les revalorisations du salaire minimum. Le SMIC est une garantie de rémunération horaire : associée à un modèle d’emploi qui n’est plus celui de l’emploi durable et à temps plein, elle peut de moins en moins prémunir les travailleurs de la pauvreté.
Une partie de l’accroissement de la pauvreté des travailleurs s’explique donc par la combinaison du relâchement de la norme d’emploi durable et à temps plein et du développement de l’emploi à bas salaire. Or ces deux éléments ont été, et sont toujours, explicitement encouragés au nom de la compétitivité des entreprises et du taux d’emploi, alors même que les conséquences subies par les travailleurs concernés sont connues.
Ainsi, pendant que l’on s’inquiète de la pauvreté des travailleurs, elle est encouragée par ailleurs par des choix politiques privilégiant d’autres considérations économiques. Il est possible que la pauvreté des travailleurs soit une forme de pauvreté acceptée, inhérente au modèle de croissance et d’emploi de ces dernières, et sans doute de ces prochaines années.
Dans ces conditions, si lutter contre la formation de la pauvreté des travailleurs ne semble pas réalisable à court terme, ni même être une priorité à plus long terme, reste, en aval, la possibilité d’agir sur les revenus des familles de travailleurs, comme cela est pratiqué de longue date dans d’autres pays, comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni.
En France, la pratique du soutien au revenu des familles de travailleurs pauvres est récente et timide. Le seul dispositif assimilable à cet objectif existant à ce jour est la prime pour l’emploi, instaurée en 2001. Mais, bien que plusieurs fois revalorisée, elle est très peu ciblée sur les familles pauvres et redistribue à de nombreux travailleurs des montants relativement faibles. A la différence des crédits d’impôts anglo-saxons, elle n’est pas conçue de façon adaptée pour soutenir efficacement les familles de travailleurs pauvres. Cependant, malgré les critiques souvent faites à ce dispositif, aucun autre n’a été créé pour le compléter et les moyens dévolus au soutien des revenus des familles de travailleurs pauvres restent faibles en France.
Cette timidité ainsi que l’absence de proposition nouvelle en la matière, y compris dans la campagne actuelle, s’explique en partie par les controverses que soulèvent encore les compléments de revenu dans notre pays. En effet, instaurer et généraliser un complément de revenu pour les travailleurs revient à reconnaître, voire à encourager la rémunération insuffisante du travail. Sous couvert de compenser les effets négatifs de la faiblesse des salaires et de la flexibilité, jugées comme nécessaire à la compétitivité, ce type de prestation permet de légitimer, et donc, d’entretenir un modèle d’emploi assez éloigné de l’image que l’on peut se faire de l’emploi décent.
Cependant, dans la mesure où ce modèle d’emploi est encouragé depuis plus de dix ans (par des gouvernements de gauche comme de droite) et continue à l’être, on peut se demander ce qui retient la classe politique de pousser la logique jusqu’au bout en reconnaissant la précarisation croissante du statut de travailleur et en la compensant financièrement.