Au balcon de la vie

Marie-Hélène Dacos-Burgues

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Marie-Hélène Dacos-Burgues, « Au balcon de la vie », Revue Quart Monde [En ligne], 231 | 2014/3, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6012

Le texte qui suit est né d’un questionnement. C’est le fruit « effervescent » de la rencontre entre des lectures, et de belles discussions de l’auteure avec des amis, à propos des préoccupations liées au sujet de la Revue Quart Monde.

Qu’ai-je donc transmis à mes enfants ?

Ni que Dieu existe, ni qu’il n’existe pas.

Ni que la nature est Dieu, ni qu’elle ne l’est pas.

Ni qu’il y a un grand Horloger, ni qu’il n’y en a pas.

Ni que nous appartiendrions à telle ou telle « communauté », ni qu’ils devraient en respecter les règles, ni qu’ils devraient s’en affranchir.

Ni que, dans le catalogue des bonnes familles, notre famille serait « ceci » ou « cela ».

Ni que dans les doutes qui nous assaillaient nos valeurs seraient une boussole immuable…

Ni que nos proches seraient de « notre famille », ni que les autres plus lointains, - selon la distance à laquelle ils se trouveraient de nous - seraient soit des « inconnus », soit des « étrangers », soit des « ennemis », soit des « barbares », soit par une espèce de volonté obséquieuse tous « des amis » …

Ni qu’il y a des « modèles », mais que s’il y en a, ils sont si divers et contradictoires qu’ils ne sont là pour nous que l’espace du temps où nous les lisons, où nous les rencontrons, que l’espace du souvenir que nous en gardons dans notre mémoire.

Ni que dans les amitiés ou dans les relations quotidiennes « obligées » - obligées dans l’école, le boulot, les voisinages divers - nous aurions à choisir entre ceux qui nous ressemblaient et ceux qui ne nous ressemblaient pas, entre ceux vers qui notre cœur va tout naturellement et tous ceux-là, insupportables, qui sont tout l’envers de nous.

Je n’ai pas le souvenir d’ailleurs, que dans toutes ces circonstances, il fut fait aucune mention de choisir « les pauvres », pour les aimer plus, mieux ou davantage que ne le feraient les autres.

Rien de tout cela qu’on entend généralement comme étant transmis ou devant l’être ou l’étant sans le souhait de l’être.

Mais alors quoi ?

Étais-je alors comme une jeune chatte avec sa portée ? Proche physiologiquement par les liens du sang, au début ? Plus éloignée ensuite, trop occupée par ma vie ? Et eux par la leur ? Tous revenus à l’état sauvage assez rapidement ? Ai-je offert à mes enfants une vie animale ? Sans le savoir, sans le vouloir ?

Qu’ai-je donc transmis ? Refusant la transmission verticale, refusais-je tout ce qui fait l’homme ?

Une seule certitude : l’homme pense.

Il pense le monde, il pense ses sensations, son quotidien, il pense ses relations, il pense son avenir.

Que fait-il de sa pensée ? Il la garde pour lui ? Il s’en sert pour se bagarrer, pour défendre sa chapelle, son pré-carré ? Il la distribue en bavardage ? Il en fait une œuvre d’art ? Il en fait une œuvre politique ?

J’ai donc dit :

Allez mes enfants, pensez, pensez ! Pensez ce que vous voulez, du monde, du quotidien, de vos amitiés, de vos amours, de votre avenir, des combats à mener… Si je pouvais vous aider, je ferais en sorte que votre avenir se modèle selon votre désir. Si je pouvais vous aider je ferais en sorte que vous confrontiez tout cela avec d’autres qui pensent comme vous ou autrement que vous. Nous pourrions - à l’âge où vous commencerez à pouvoir parler de ces choses-là - à votre demande, débuter par une discussion avec moi… car j’ai mes propres vérités sur le monde, les sensations, le quotidien, les amitiés, les amours, l’avenir, les combats à mener. Ce sont des vérités pour moi. Ce sont des erreurs pour d’autres.

Je ne me sens pas le droit de vous les imposer outre mesure … Je vous les impose déjà par le quotidien que j’ai choisi pour ma vie - et que par force, à cause de votre faiblesse d’enfant, vous partagez - et cela me suffit bien.

Voilà ce que j’ai fait et dit sans aucun doute.

Cela m’apparaît ainsi, en cet instant particulier où je peux dire : « Il y a quelque chose de lointain en moi en ce moment. Je suis bien au balcon de la vie (…). Je suis au-dessus d’elle et je la contemple de l’endroit d’où je regarde »1.

Probablement les confrontations ont-elles été bien plus violentes que ne l’aurait été la transmission verticale et douce… Je me le demande…

En vérité j’ai transmis tout simplement la vie, celle d’une humaine condition, faite du doute sur le sens des choses.

Et je ne vous dirai pas l’inconfort de cet isolat, ni les larmes, ni la joie qui parfois en résulta.

1 Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa, Édition intégrale, Éd. Christian Bourgeois, 1999, p. 365.

1 Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa, Édition intégrale, Éd. Christian Bourgeois, 1999, p. 365.

Marie-Hélène Dacos-Burgues

Membre du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1967, Marie-Hélène Dacos-Burgues a partagé, avec ses enfants et son mari, la vie des familles très pauvres du quartier de Pierreuse à Liège (Belgique) pendant neuf ans. Elle est l’auteure d’une monographie d’enfant de ce quartier (Il a grandi tous les jours..., Marie-Hélène Dacos-Burgues, Éd. Science et Service, 1979, 150 p.)

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