J'ai en effet trouvé beaucoup d'intérêt à ce film : la région, époustouflante de beauté sauvage ; les personnages, chacun avec sa logique se déployant dans ce temps d'hiver figé, où le moindre bruit résonne dans un écrin glacé. Le personnage principal apparaît comme un « seigneur » moderne, dans sa suffisance, sa mutilation en matière d'humanité, sa volonté de tout contrôler, son incapacité à prendre vraiment des décisions pour sa propre vie... Je ne suis pas parvenue à adopter un point de vue sociologique, à prendre distance. Ce personnage d’homme qui, par sa fortune, sa position sociale, son aura d’intellectuel, détient un pouvoir sur tous les êtres qui l’entourent, et l’exerce de manière cynique, a réussi à mobiliser ma résistance pendant les trois heures que dure le film. La grande œuvre à laquelle il est soi-disant occupé n’est qu’un voile habilement agité pour cacher le vide de ses journées occupées à se cramponner à tous ceux qui passent pour en aspirer un peu de vie. La jeune femme qui se débat pour exister à côté de lui dans ces relations étouffantes est bien vulnérable et inexpérimentée, mais elle poursuit sa quête malhabile de justice... Le personnage de la sœur, s’il introduit quelques questions existentielles, met surtout en valeur le côté inconsistant de l’existence de son frère qui tourne en rond dans sa quête narcissique... Le régisseur, le vieil ami, l'instituteur, qui se plient aux revirements d’humeur du maître des lieux, sont autrement plus profonds et attachants, par ces failles qu’ils laissent deviner et qui leur ont forgé une solide expérience de la vie et des hommes... Parmi les membres de la famille indigente, que le maître non seulement prive de subsistance et de logement, mais abreuve de méconnaissance, chacun exprime de manière très personnelle son intelligence des situations et des rapports de forces. La compréhension de leur logique de pauvres, ayant une longue pratique des injustices, se précise au long du film, logique qui met à mal l'indifférence, le mépris ambiant et fait sortir cette famille dignement de l'aventure (si pas plus riche). Logique qui servira également de leçon d’humanité cuisante à la jeune femme qui cherche à les aider, contre le maître, mais reprenant finalement par inexpérience les mêmes méthodes que lui… Film déroutant et dérangeant, pour ma part, jusqu’aux entrailles. Ces trois heures de projection m’ont mise dans une position inconfortable, pas désagréable malgré tout, car remuant et aérant dans ces paysages grandioses les fondements de mon militantisme et de mon féminisme.
Revue Quart Monde
Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep
Film turc, 2014
p. 43-44
Bibliographical reference
Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep, Turquie, 2014, avec Haluk Bilginer, Ekrem Ilha, Rabia Ozel.
References
Bibliographical reference
Martine Hosselet-Herbignat, « Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep », Revue Quart Monde, 232 | 2014/4, 43-44.
Electronic reference
Martine Hosselet-Herbignat, « Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep », Revue Quart Monde [Online], 232 | 2014/4, Online since 01 June 2015, connection on 02 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6034
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