Les camps d’internement de la Première Guerre mondiale

Jean-Claude Farcy

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Jean-Claude Farcy, « Les camps d’internement de la Première Guerre mondiale », Revue Quart Monde [En ligne], 232 | 2014/4, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6028

En cette année du centenaire du déclenchement de la Première Guerre Mondiale (1914-1918), il nous a semblé important et intéressant de rappeler, ou plus probablement de faire découvrir aux lecteurs de la Revue Quart Monde, un épisode très peu connu de cette histoire : l’existence, en France, de camps d’internement pour étrangers, « indésirables », et autres populations « suspectes ». Cette histoire nous touche de près : c’est dans un tel camp, à Angers, que fut internée la famille Wrzesinski, et c’est dans ce même camp que naquit, le 12 février 1917, leur troisième enfant, Joseph. Dans un entretien accordé en 1982 à l’hebdomadaire italien Gente, le père Joseph Wresinski se confiait de la sorte : « Je vais vous raconter quelque chose qui vous permettra de mieux comprendre pourquoi j’ai déclaré la guerre à la misère. Dans le camp où nous étions internés, la faim et la misère étaient telles que ma mère ne put allaiter sa fille la plus jeune et elle la vit mourir de faim entre ses bras. Ce n’est pas une histoire tirée de Victor Hugo, c’est notre vie. L’état de prostration dans lequel nous dûmes subir les années de guerre fut tel que mon père ne s’en remit jamais ». Faire exister cette histoire des camps d’internement en France nous permet aussi de comprendre mieux ce qui a forgé la conscience et la mémoire de celui qui, 39 ans plus tard, « entrait dans le malheur » en franchissant les portes d’un autre camp, celui des sans-logis, à Noisy-le-Grand.

Index de mots-clés

Droits humains, Histoire, Internement, Camps

Index géographique

France

Les étrangers de nationalité ennemie présents en France en 1914 sont privés de liberté et regroupés dans des camps. Des Français et ressortissants de pays neutres, « suspects au plan national » et indésirables dans la zone des armées, les y rejoignent tout au long de la guerre. Dénommés à l’époque « dépôts d’internés » ou « camps de concentration », ces établissements de prisonniers civils intéressent de plus en plus les historiens depuis l’étude que nous leur avions consacrée il y a une vingtaine d’années1.

Les étrangers de nationalité ennemie

À la mobilisation, il était seulement prévu d’évacuer les ressortissants d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie de la région du Nord-Est ainsi que des villes de Paris et de Lyon. Le décret du 2 août 1914 leur laisse la faculté de quitter librement le pays (dans un délai de 24 heures seulement) ou d’y rester en bénéficiant d’un permis de séjour servant de sauf-conduit pour se déplacer. Mais leur évacuation dans des « centres de refuge » à l’intérieur se transforme rapidement en internement pour la plupart d’entre eux, car très peu, dans le contexte de trains mobilisés pour la troupe, ont pu quitter la France. Dans le contexte du recul des armées françaises, une instruction du ministère de l’Intérieur du 1er septembre 1914 décide que les Austro-Allemands « doivent être logés dans des locaux collectifs où ils puissent être soumis à une surveillance et à une discipline effective... C’est seulement à titre exceptionnel et sous garantie que certaines personnes de cette catégorie pourraient être autorisées à habiter en ville ». Dès ce moment, on prévoit des « dépôts spéciaux » pour « les personnes d’une classe sociale plutôt élevée » qui, en tant que notables, deviennent des otages susceptibles d’être échangés avec l’Allemagne. Pour « les hommes valides susceptibles d’être considérés comme mobilisables », l’objectif est de les soustraire à l’incorporation dans les armées ennemies. Le 12 septembre, le principe d’interner ces ressortissants étrangers dans des établissements du littoral est adopté et une circulaire du 15 septembre prescrit l’évacuation de tous les Austro-Allemands sans exception, même ceux munis d’un permis de séjour, dans des « camps de concentration ». Une circulaire du 1er octobre précise que cette mesure s’applique « aussi aux femmes, enfants et vieillards... en attendant évacuation sur la Suisse ». Resteront en liberté seulement les étrangers dont les sentiments francophiles semblent assurés, soit parce qu’ils appartiennent aux minorités nationales opprimées dans l’Empire autrichien (polonais, tchèques, serbes), soit parce qu’ils ont été ou se sont engagés dans l’armée française (Légion étrangère). Ces francophiles ne séjourneront que quelques mois dans les camps, le temps de vérifier leur fidélité à la France.

Les mesures d’internement se poursuivent tout au long du conflit. Un décret du 7 avril 1915 révise toutes les naturalisations accordées depuis le 1er janvier 1913 : plusieurs dizaines d’Austro-Allemands seront conduits dans les camps à cette occasion. Les révisions périodiques des permis de séjour ont le même effet pour le petit nombre d’étrangers en bénéficiant. L’effectif des camps de « mobilisables » s’accroît également par la capture de civils allemands dans les colonies africaines ou sur les navires de commerce neutres accostant dans les ports français. Plus nombreux sont les ressortissants des nouveaux pays entrant en guerre contre la France après 1914 : Bulgares, sujets de l’Empire ottoman (Turquie). Des internements continueront même après l’armistice, pour les réfugiés ou internés libérés venant d’Allemagne - le temps de vérifier leur situation nationale - ou pour les Russes, soldats de l’armée rouge et représentants des autorités bolcheviques, prisonniers de l’armée blanche en 1918 et confiés aux troupes alliées venues soutenir la contre-révolution.

La pratique de l’internement des ressortissants ennemis est étroitement associée à la conduite de la guerre, les étrangers en âge d’être mobilisés étant exclus des échanges d’internés civils entre belligérants. À la fin de 1914, les femmes, enfants et vieillards de plus de 60 ans, ainsi que les infirmes âgés de plus de 45 ans, peuvent rentrer en Allemagne. En mars 1916 un accord conclu entre l’Allemagne et la France permet l’hospitalisation des prisonniers civils malades et blessés en Suisse. Les accords de Berne, signés au printemps 1918, autorisent la libération et le rapatriement (via la Suisse) de tous les internés civils. Suite à un échange contesté d’otages entre la France et l’Allemagne et aux risques sanitaires (épidémie de grippe), les rapatriements se feront après la signature de l’armistice.

La sélection des internés admis aux rapatriements avant 1918 montre que le premier objectif de l’internement des civils de nationalité ennemie est militaire : il s’agit de priver l’adversaire d’une force militaire supplémentaire. Les arrestations d’étrangers se font également pour suspicion d’espionnage, suspicion d’autant plus forte que, résidant en France depuis longtemps, ils ont une bonne connaissance de notre pays.

Suspects au plan national et indésirables

Mais on trouve aussi dans les camps nombre de civils n’appartenant pas aux pays en guerre contre la France. À commencer par les Alsaciens « libérés » lors des premières avancées militaires en Alsace et dont plusieurs milliers vont être déportés ou internés. Fonctionnaires et notables d’origine allemande sont retenus comme otages. Près de 8 000 hommes mobilisables vont être évacués afin de les soustraire à l’incorporation dans l’armée allemande. D’abord considérés comme des réfugiés, ils vont faire l’objet d’un triage avant d’être envoyés dans des dépôts situés dans le sud-est de la France. Ces évacués, comme les Alsaciens résidant en France, mais n’ayant pas opté pour la nationalité française après 1871, sont suspects au plan national. Une Commission de triage, créée en novembre 1914, va classer les Alsaciens-Lorrains en trois catégories : les « reconnus d’origine française, mais d’attitude douteuse » sont munis d’une carte blanche, laissés en liberté, mais astreints à une résidence fixe, sous contrôle périodique de la police ; les « Alsaciens-Lorrains purs reconnus d’origine française et de sentiments français », sont libérés sans condition et bénéficient d’une carte tricolore ; ceux considérés comme Austro-Allemands sont internés. Par la suite, des Alsaciens ayant tenu des propos hostiles à la France ou ayant des parents dans l’armée allemande seront placés dans des « dépôts de suspects ».

Ils s’y retrouvent avec des ressortissants de pays neutres ou des Français. En grande majorité, il s’agit d’individus évacués de la zone des armées et de la capitale où ils sont considérés comme « indésirables ». L’évacuation de la zone militaire vise en priorité les femmes pratiquant la prostitution officielle ou clandestine. Tolérée mais suspecte, la prostitution à l’arrière des lignes fait l’objet d’un contrôle permanent de l’autorité militaire qui craint moins l’espionnage, toujours suspecté néanmoins, que l’impact sur la santé et le moral des soldats. La plus grande part des filles évacuées comme indésirables le sont parce qu’atteintes de maladies vénériennes, constatées lors des visites médicales auxquelles elles sont régulièrement astreintes ou dénoncées par des militaires contaminés. Elles sont alors envoyées en camps de triage, puis à l’infirmerie de Nanterre pour être soignées. D’autres sont chassées pour cause de non-respect des règlements sur la prostitution ou pour avoir été à l’origine de désordres dans la troupe, parfois pour avoir favorisé des désertions. Sont également évacués tous les individus susceptibles de porter atteinte à l’effort de guerre : acquittés de conseils de guerre restant suspects jusqu’à la fin de la guerre, personnes en relations familiales ou commerciales avec l’Allemagne avant-guerre, débitants et marchands soupçonnés de spéculation au détriment de la troupe, contrebandiers, contrevenants aux divers règlements militaires sur la circulation à l’arrière du front.

La Préfecture de Police expulse de la capitale mendiants, vagabonds et surtout repris de justice qui constituent, avec les femmes de « mauvaise vie » la majorité des envois en camps de triage. Les ressortissants étrangers - des pays neutres - condamnés ne peuvent être expulsés du territoire en raison de la guerre. Ils sont donc, à leur sortie de prison, conduits dans un camp en attendant la fin du conflit. La police parisienne évacue également de la capitale, quelle que soit leur nationalité, les auteurs de propos défaitistes. Au printemps 1917, des grévistes et des meneurs révolutionnaires - belges et russes - subissent le même sort.

Nombre de Français sont concernés, particulièrement pour les expulsions d’indésirables effectuées à l’arrière des lignes. Des députés s’inquiètent, dès la fin de 1915, de cet aspect de l’internement. Une proposition de résolution adoptée par plus d’une centaine d’entre eux à la fin de mars 1916 invite « le gouvernement à faire cesser immédiatement les internements illégaux de citoyens français détenus dans les prisons ou camps de concentration et à faire respecter par les autorités civiles et militaires le principe de la liberté individuelle ». La circulaire du 25 mai 1916 leur donne satisfaction en ordonnant la libération immédiate de tous les Français internés dans les dépôts de triage.

Des camps de concentration

La contestation parlementaire de l’internement a ses limites : elle ne remet pas en question le système de l’internement lui-même dès lors qu’il concerne une population étrangère, de nationalité ennemie ou neutre. La résolution de mars 1916 évoque bien la contradiction avec la guerre menée au nom du droit : « au moment où nos soldats font si héroïquement leur devoir dans les tranchées et sous les murs de Verdun, et où ils s’affirment aux yeux de l’Europe comme les champions de la liberté et du droit, ne laissons pas souiller par aucune injustice, par aucune violation de la loi, la gloire pure et immortelle de la France ». Mais la violation de la loi n’est plus prise en considération quand des étrangers sont concernés, même dans la presse socialiste qui se contente de déplorer les mauvaises conditions dans lesquelles sont détenus les civils de nationalité ennemie ou les suspects au plan national. Les internés, dans leurs protestations, ne se feront pas faute de souligner la contradiction entre leur situation et les valeurs de la France se proclamant patrie du droit et des libertés.

C’est qu’il y a unanimité, au moins dans les milieux politiques, sur la nécessité de ces camps de concentration. L’expression, usuelle à l’époque, ne doit pas prêter à confusion en raison des finalités raciales et éliminatrices que prendra l’internement lors de la Seconde Guerre mondiale. En 1914-1918, en France, mais également dans un très grand nombre de pays2, bien au-delà des pays européens, l’objectif est essentiellement militaire. Il s’agit de mettre hors d’état de nuire à l’effort de guerre toute une population estimée potentiellement dangereuse pour la défense nationale. Étant donné le nombre de personnes concernées - notamment la présence d’une forte colonie austro-allemande - cela implique l’existence de structures collectives d’enfermement. La raison militaire, associée à la raison d’État, l’emporte sur le respect des droits de l’homme et les libertés individuelles.

On a donc « concentré », pendant la durée de la guerre, dans 70 camps, environ 60 000 étrangers, suspects et indésirables. Ces camps sont principalement situés dans les zones littorales de l’Ouest et du Sud-Est, dans des lieux éloignés et faciles à surveiller. Aux côtés des trois centres de triage - La Ferté-Macé (Orne), Fleury-en-Bière (Seine-et-Marne) et Besançon - dans lesquels les évacués attendent, en général quelques mois, le passage des Commissions décidant de leur sort, existent une grande variété de camps, les plus nombreux étant réservés aux Austro-Allemands. Pour ces derniers, il y a d’ailleurs de grandes différences entre l’ordinaire du camp de mobilisables, le dépôt de notables (tel l’hôtel de Carnac dans le Morbihan) faisant figure de prison dorée et les camps disciplinaires où sont rassemblés repris de justice et fortes têtes des camps précédents. Des camps de faveur vont être créés en 1916 pour les anciens légionnaires et les internés s’affirmant fidèles à la France. La même diversité existe pour les Alsaciens-Lorrains évacués dans dépôts surveillés et dépôts libres (ou maison de refuge), mais susceptibles en cas de doute persistant ou d’indiscipline, d’être envoyés dans un camp de suspects. Il existe même un dépôt spécifique pour les ecclésiastiques (abbaye de Langonnet dans le Morbihan) et un autre pour les prostituées !

Chacun de ces établissements dispose d’un règlement plus ou moins sévère en fonction de la population qui s’y trouve. Généralement établis dans d’anciens couvents et forts militaires désaffectés, gardés par des militaires, avec parfois l’établissement de barbelés pour faire face aux évasions, les camps ont un régime rappelant celui des prisons, à la différence notable qu’en vertu des conventions internationales, le travail, hormis les corvées d’usage (nettoyage, cuisine), est facultatif pour les internés civils.

Ceux-ci sont donc, de ce point de vue, assimilables aux détenus politiques. Comme pour ces derniers, les internés se plaignent avant tout de la privation de leur liberté et des mauvaises conditions matérielles de leur détention : insalubrité, nourriture insuffisante et défectueuse, restrictions à la correspondance. Comme il s’agit en majorité d’adultes relativement jeunes, l’inactivité leur pèse beaucoup. Certains, notamment les plus pauvres, qui n’ont pas les moyens d’acheter à la cantine ou ne reçoivent pas de colis de nourriture, sont contraints de travailler pour leurs compatriotes ou au service général du camp3.

Avec la durée de la guerre et les pénuries de main-d’œuvre, le gouvernement français sollicite les internés pour aller travailler dans les exploitations agricoles essentiellement. Une autre finalité de ces camps apparaît alors, celle d’utiliser les prisonniers civils à l’égal des prisonniers de guerre, pour contribuer à résoudre les problèmes de main-d’œuvre, tout en soulageant les frais d’entretien des camps et en améliorant la discipline. Mais les Austro-Allemands, par patriotisme, répondront avec réticence aux sollicitations des directeurs de camps en la matière. Leur refus est aussi une façon de soutenir leur pays en ne faisant rien qui puisse renforcer les capacités productives françaises. Pour les internés de nationalité ennemie, la guerre continue, sous une autre forme, dans le camp. Les réclamations et protestations contre les vexations dont ils se disent victimes, relayées auprès des pays neutres, ont aussi ce sens en même temps qu’elles contribuent à limiter quelque peu l’arbitraire de l’internement.

Ainsi des dizaines de milliers d’étrangers, Alsaciens et indésirables dans la zone des armées ont été enfermés dans des camps pendant tout ou partie de la guerre. Cet internement administratif, réalisé sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, a été imposé hors de toute légalité et donc de tout contrôle judiciaire. La raison d’État, entièrement guidée par la volonté de défense nationale, l’a emporté sur le droit. On sait que le régime de Vichy étendra la fonction de l’internement à des fins de répression politique et raciale, les camps français servant, pour une part, d’antichambre aux camps d’extermination nazis. Il n’est pas certain que notre époque ait renoncé à l’arbitraire de l’internement administratif, notamment vis-à-vis des étrangers.

1 Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la première guerre mondiale (1914-1919), Paris, Éd. Anthropos, 1995, 373 p.

2 Tammy M. Proctor, Civilians in a World at War 1914-1918, New York University Press, 2010, 378 p.

3 À titre d’exemple de vie dans un camp, cf. l’étude récente de Simon Giuseppi, L’internement à Corbara en Corse de civils austro-allemands 1914-1920

1 Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la première guerre mondiale (1914-1919), Paris, Éd. Anthropos, 1995, 373 p.

2 Tammy M. Proctor, Civilians in a World at War 1914-1918, New York University Press, 2010, 378 p.

3 À titre d’exemple de vie dans un camp, cf. l’étude récente de Simon Giuseppi, L’internement à Corbara en Corse de civils austro-allemands 1914-1920, Éditions Alain Piazzola, Ajaccio, 2014, 185 p. Le meilleur témoignage d’interné est celui d’Aladar Kuncz, Le monastère noir, Éd Gallimard, Paris, 1935, 295 p.

Jean-Claude Farcy

Jean-Claude Farcy est historien, ancien chargé de recherche au CNRS, chercheur associé au Centre Georges Chevrier (Université de Bourgogne)

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