Est-ce un film1 sur le délitement de la vie conjugale, sur la solitude, sur les rapports de classe, sur l’injustice, sur la dignité, ou sur la compassion et la bienveillance ? Oui, il est tout cela, pendant trois heures un quart. Un film long mais qui va à l’essentiel, à chaque instant. Tourné dans l’intérieur chaleureux d’une maison troglodyte, c’est un film sur l’intériorité. La modernité y côtoie l’archaïsme. Le personnage principal, Aydin, est un lettré à la manière de Tolstoï, dont il n’a pas les préoccupations politiques. Il tient un hôtel. Il écrit une grande œuvre qui l’occupe tout entier. Il écrit aussi dans un journal local. Il est entouré de gens qu’il domine avec certitude et bonne foi. Un ami, un régisseur, un instituteur, des paysans qui font penser aux serfs, bien qu’il ne s’agisse pas de cela mais de locataires impécunieux, et deux femmes. Sa sœur, Nécla, empêtrée dans un divorce, déploie des discours critiques à son frère peu réceptif. Sa femme, Nihal, est une très jeune femme extrêmement moderne, qui se veut libre et qui, par la force des choses est étouffée par la vie qu’elle mène. La vie quotidienne est celle d’un certain isolement, d’un repliement feutré nécessité par les rigueurs de la campagne profonde, la forme des habitats. Repliement signifié et accentué par l’hiver dans les montagnes de Turquie. Il y a bien un ordinateur et des touristes de passage. Ils ne font que souligner les difficultés de communication de ces êtres « perdus ». Les âmes sont à nu. Voilà pourquoi la compassion - ou son contraire, la suffisance - comme modes d’expression de soi sont si bien vues et montrées. La question pourrait bien être : " Qu’est-ce qui fait qu’on est civilisé ?" L’homme et la femme qui nous semblent si différents se rejoignent dans leur méconnaissance du vécu de leurs locataires. Il n’y a qu’un enfant dans le film, l’enfant des locataires qui ne payent pas leur loyer. L’ardeur de ses yeux dit tout. Ni haine, ni supplication. Mais étonnement et humanité profonde. Il faut bien cette longueur et ce rythme lent pour faire mûrir tout ce que ce film a à dire. S’inspirant de trois nouvelles de Tchekhov, le réalisateur Nuri Bilge Ceylan a écrit avec sa femme, Ebru, et tourné dans les magnifiques paysages de Cappadoce, en hiver, sous la neige. Son film, non seulement questionne, mais passionne. Il a eu la palme d’or au festival de Cannes.
Revue Quart Monde
Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep
Film turc, 2014
p. 43-44
Bibliographical reference
Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep, Turquie, 2014, avec Haluk Bilginer, Ekrem Ilha, Rabia Ozel.
References
Bibliographical reference
Marie-Hélène Dacos-Burgues, « Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep », Revue Quart Monde, 232 | 2014/4, 43-44.
Electronic reference
Marie-Hélène Dacos-Burgues, « Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep », Revue Quart Monde [Online], 232 | 2014/4, Online since 01 June 2015, connection on 14 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6030
1 Film turc de Nuri Bilge Ceylan, 2014, avec Haluk Bilginer, Ekrem Ilha, Rabia Ozel.
1 Film turc de Nuri Bilge Ceylan, 2014, avec Haluk Bilginer, Ekrem Ilha, Rabia Ozel.
CC BY-NC-ND