Lors de mon voyage au Liban à Beyrouth1 en juin dernier, j’ai rencontré Georges, Abir et les membres d’un centre d’accueil de quartier appelé Beitouna qui signifie « notre maison » en arabe. Ils fêtaient les quinze ans de Beitouna, quinze ans d’histoire où se mêlent solidarité et fraternité.
Des parents, des jeunes, dont la vie n’est pas facile, s’organisent ensemble pour aider d’autres encore plus en difficulté, à travers une coopérative, des visites amicales, une bibliothèque, des fêtes avec les familles...
Au fil des années et des événements qui ont marqué le Liban, les membres de Beitouna ont appris « l’importance de construire un sens de la communauté » :
« Comme parent, on veut apprendre à nos enfants la valeur d’être ouvert. Pour cela, on s’aide l’un l’autre car on veut amener nos enfants hors de la guerre et leur donner la joie. La bibliothèque, c’est un lieu pour la coexistence, la culture, et la joie partagée entre tous. Ce qui importe à Beitouna, c’est la relation d’amitié et de respect. Qu’on soit Libanais ou étranger, on a le même besoin de solidarité, de se donner de la force. Petit à petit on a pu faire une place à tous les enfants, même aux enfants mendiants. On essaye de répondre à ceux qui viennent à notre porte, mais beaucoup ne viennent pas, qui sont dans des situations encore plus difficiles. »
Georges fait partie du comité des papas. Avec eux, il rend visite à d’autres : à un réfugié palestinien gravement malade, jusqu’à s’assurer qu’il ait un enterrement décent, ou à cette famille dont la petite boutique est détruite par un feu, pour laquelle ils récoltent quelques vivres dans le quartier.
« Pour nous, le père Joseph n’est pas mort, il est vivant. Il est vivant en nous, à l’intérieur de nous. Avant les enfants me fatiguaient et je n’avais pas envie de les supporter. Mais quand j’ai vu des photos du père Joseph avec des enfants qui le font sourire, j’ai commencé à voir les enfants devant moi comme des trésors, des personnes et j’étais comme un proche pour eux ; je voulais être pour eux la personne dont ils ont besoin.
A Beitouna, on a marché dans cette perspective quand on a été, par exemple, visiter les jeunes prisonniers. Avant moi je n’aurais jamais pensé que j’allais faire des choses pareilles.
Père Joseph a eu ce génie de faire quelque chose qui traverse les peuples. Et ça c’est remarquable. Je l’ai compris lors de mon voyage en France (Georges a participé à une recherche et un colloque international sur : Misère, violence et paix, ndlr) où j’ai découvert que j’ai des frères dans tous les pays du monde. Des gens qui comptent pour moi et avec qui on communique parfois. Avant, je ne sortais même pas de ce petit quartier ; ce qui était en dehors de ce quartier, ce n’était pas mon monde. Et maintenant mon monde est éclaté. Il est très grand. »
Abir est d’origine syrienne, elle vit dans le quartier de Nabaa depuis plusieurs années. Avec d’autres, elle anime la bibliothèque de Beitouna. Le lendemain de la fête, Abir s’est retrouvée à l’hôpital avec un pied cassé. Elle avait tenté de séparer son fils et d’autres jeunes qui se battaient dans la rue. Elle a alors redit avec force qu’elle voulait apprendre aux enfants - les siens et ceux de la bibliothèque - la tolérance, le respect de toute personne, quelles que soient sa nationalité ou son appartenance religieuse : « Ce que les enfants apprennent à la bibliothèque va dans les maisons, dans les rues, où ils le transmettent. Par nos activités, nous voulons faire parvenir aux enfants un message pour qu’ils comprennent les valeurs qu’ils porteront ensuite chez eux et dans leur vie. »
De ce voyage au Liban je garde l’image d’Abir sur son lit d’hôpital, le visage fatigué, se relevant tout à coup quand on lui a tendu le document écrit pour le prix Nobel de la paix2. Je garde l’image de sa fille Leila, 22 ans, qui lui traduit alors à voix haute avec tant de fierté les passages de l’anglais vers l’arabe qui parlent de sa mère et des autres membres de Beitouna :
« Beaucoup de Libanais accueillent difficilement les Syriens, c’est lié à la guerre civile. Beaucoup leur en veulent encore et ne leur font pas confiance. Et en même temps, à Beitouna, il y a la volonté de se faire proches des réfugiés syriens, même si c’est un défi, car beaucoup d’entre eux ont traversé les mêmes choses : l’angoisse, le deuil, être déplacé, perdre sa maison. Certains ont beaucoup de compassion pour eux, d’autres ne le peuvent pas. C’est une recherche constante de savoir quelles doivent être nos relations ».
Je demande à Leila ce qu’elle pense de ce que fait sa mère :
« Je me rappelle qu’enfant, je n’étais pas très contente car je pensais que ma mère s’occupait plus des autres que de moi ! Aujourd’hui je suis fière de voir tous les gens qu’elle aide dans le voisinage, comme les prisonniers, les réfugiés syriens. Elle donne de tout son cœur, elle sacrifie tout son temps pour aider nos voisins. Je vois que tous les gens à Nabaa connaissent ma mère et la respectent, ils forment comme une famille. Dans le quartier, des personnes de différentes nationalités vivent au milieu des Libanais. C’est ainsi que nous vivons, et que j’apprends d’elle. »