Souvent dans la vie des choses inattendues se passent, des sources jaillissent, des questions se posent à travers un cri... C’est ainsi qu’a démarré ce travail de mémoire avec le concours de onze femmes ayant en commun une enfance enracinée dans le contexte d’un bidonville de la région parisienne dit « Le camp du Château de France » à Noisy-le Grand.
Un appel
Joëlle m’appelle par téléphone. Dans sa ville habite une femme de son âge dont l’histoire d’enfance et de jeunesse rejoint la sienne : toutes deux ont grandi dans le camp de Noisy-le-Grand, de ses débuts jusqu’à sa destruction, dix-sept ans plus tard. Ce passé commun revient dans chacune de leurs rencontres. Quelques semaines plus tard, je vais la voir. Nous nous retrouvons, elle et son amie Béatrice, comme si nous venions de nous quitter. Nous nous sommes connues au début des années 60 et cela fait des années que nous ne nous sommes plus rencontrées. Les souvenirs fusent : on oublie les difficultés quotidiennes. On n’en parlera même pas.
La journée passe, je dois reprendre le train. Avec un enthousiasme qui m’étonne et comme en chœur, juste avant le coup de sifflet du départ : « Gabrielle, il faut qu’on écrive avec toi. Tout ce qu’on a vécu il faut que nos enfants le connaissent ... tu promets ? Ce qui nous lie est plus fort que tout le reste. » J’acquiesce.
Quatre mois plus tard... Nous sommes en juillet 2006.
Il y a juste cinquante ans, le 14 juillet 1956, Joseph Wresinski arrivait à Noisy. C’est l’occasion idéale pour rassembler ceux et celles qui ont vécu dans les tentes puis dans les « igloos » au camp de Noisy, pour certains durant dix-sept ans. Plus de 250 personnes répondront à l’invitation.
De cette journée, je garde en mémoire ce moment d’émotion ressentie devant la grande maquette du camp. « Tu te souviens.... Oh là là, le vidoir... quelle honte tous les jours pour vider le seau... Oui, mais il y en a qui ont renié, qui ne veulent plus parler du camp. Pour moi, c’est le passé ! Maintenant nos enfants ont le BAC, le BTS ... On vit dans le présent... mais intérieurement on reste comme on est..., il y a toujours quelque chose qui empêche de s’exprimer… J’ai pas de mots, c’est coincé là ... On était des mômes alors... »
Les jeunes d’alors sont les adultes du jour. Peu d’adultes d’hier vivent encore aujourd’hui... On ne meurt pas vieux en terre de misère. Ces jeunes avaient alors entre dix et quinze ans. Aujourd’hui ils sont pères, mères, voire grands-pères ou grand-mères. On parle, on se coupe souvent la parole tant il y a de choses à se dire qui remontent à la mémoire, de nouvelles à partager... Je suis impressionnée par tout ce qui nous lie... Isabelle est là, notre amie Betty aussi. Elles partagent aux autres notre rencontre et ce rêve de dernière minute sur un quai de gare. « Et si on écrivait ensemble ? » L’échange s’anime. Les femmes se sont regroupées : « C’est vrai que vous allez écrire ensemble ? » Pour les unes c’est une très bonne idée. « Je suis fière de ce que je suis devenue. J’ai une famille comme ça. Je suis grand-mère et fière de ça. J’ai toujours caché l’histoire de mon enfance mais maintenant je pense qu’ils ont droit de savoir... »
Pour d’autres, c’est radical : « J’aurais trop honte...vous imaginez ! Çà, jamais ! Je n’ai jamais rien raconté à mes enfants... C’est du passé... On a assez porté la honte, la page est tournée maintenant. Déjà qu’on a été montrées du doigt toute notre jeunesse : ‘Les filles du camp’ ; elles puent celles-là... ». « Les mauvais souvenirs ? Moi j’ai choisi de les oublier... »
Cet échange plein de vie, d’accords, de désaccords, entraîne l’une du groupe à sortir un papier : « Moi je donne mon adresse à Gabrielle. Si d’autres veulent ajouter la leur c’est bien. Moi je veux essayer d’écrire mais pas toute seule ! »
Je repartirai avec une liste de dix-sept noms.
Du projet à la réalité
Quelques semaines après cette journée mémorable, je prends contact par courrier.
Sur les dix-sept intéressées, dix donnent leur accord. Isabelle confirmera sa participation en son nom et en celui de son amie. Les autres ne répondent pas, sauf deux, qui donnent les raisons de ne pas poursuivre : « J’écrirai seule, je préfère qu’on ne vienne pas chez moi ». « Tu comprendras : j’ai la tête trop prise... Je viens de retrouver deux de mes sœurs après une séparation de trente-sept et quarante ans et j’ai perdu maman... » Et quelques mois plus tard, une onzième nous rejoindra : « Il y a longtemps que j’ai commencé à écrire, je n’ai pas osé le dire à mes enfants... Depuis qu’on s’est retrouvées ça me travaille. Est-ce que je peux vous rejoindre ? »
Les rencontres individuelles
Nous nous étions mises d’accord que le travail commencerait par des rencontres individuelles. Celles-ci seraient suivies de trois journées de travail ensemble. Depuis leur départ de Noisy-le-Grand, toutes sont disséminées à travers la France.
J’ai emporté avec moi de nombreuses photos de la vie au camp de Noisy-le-Grand pour réactiver la mémoire, retrouver des éléments d’histoire, laisser remonter de multiples moments de vie. Avec leur accord, j’enregistre tout. L’intérêt de ce moment clé c’est que, très vite, nous nous sommes retrouvées d’une même histoire. Ce qui a renforcé la confiance. « Toi tu nous connais, tu as vécu au camp avec nous, comme tous les volontaires. Vous n’aviez que quelques années de plus que nous… Et puis, je sais moi que, vous les volontaires, vous écriviez tous les jours. Ça m’a fâchée des fois... Je ne comprenais pas. Mais pour moi, c’est bien ainsi, car sans ça vous n’auriez rien compris... Et surtout vous nous auriez mal jugés faute de nous connaître ! »
Pour mémoire : écrire a toujours fait partie de l’éthique du Mouvement. L’engagement des volontaires porte en lui cette exigence de restituer aux pauvres leur histoire, entre autres par l’écriture. Il s’agit aussi, à travers cette discipline, de se laisser progressivement transformer par les familles : les pauvres sont les maîtres qui nous enseignent. Noter l’histoire quotidienne et réelle des familles, en respectant leur langage, en faisant vivre leurs intonations, leurs hésitations, leur passion, limite fortement toute interprétation hâtive. Le croisement de nos écritures permet les nécessaires réajustements. Ce qui fait souvent dire : « Vous les volontaires, vous nous connaissez mieux que nous ! »
De la confiance à la défiance
Souvent dans nos rencontres le ton de la confidence s’est imposé : « Tout ce que je dis là, c’est entre nous, je ne l’ai jamais dit à personne, surtout pas à mes enfants ». Certaines baissaient la voix, c’était comme un chuchotement dès qu’il s’agissait d’un moment grave de leur vie, voire même honteux à leurs yeux. L’une parlera très bas et lentement du mystère de sa mère : « Oui ma mère a bien été en camp de concentration, ça tout le monde le sait. Elle en est devenue folle. Moi, l’aînée, j’ai tout porté ... Mais il y a autre chose... Un enfant malmené... De qui est-il ? »
Pour une autre, toute la rencontre se déroulera à mi-voix. J’avais souvent du mal à entendre. Ce qu’elle voulait enfin pouvoir partager était toute une face cachée de sa vie. « Tu n’imagines pas ce qu’on m’a fait subir, si je ne rapportais pas assez d’argent... Mais ça, tu vois, ça se passait au camp pas loin de chez toi, c’était caché... J’ai souffert tu sais... »
De sa tendresse pour son père, l’une d’elle parlera beaucoup. Son soutien permanent alors qu’il est en prison. Pendant cinq ans elle ira le voir toutes les semaines, entretiendra son linge, lui apportera ce qu’elle peut pour que la vie soit moins dure pour lui... Elle terminera ensuite par le rejet absolu de son père qui est emprisonné une seconde fois : « Là, ce qu’il a fait, c’était trop..., ça je ne peux pas lui pardonner… Je ne suis jamais allée le voir, c’était trop. Du coup il est mort seul. Cela m’habite toujours. »
Une interview qui me déconcertera. Toute son histoire, mon amie l’a fait passer à travers le prisme de sa sœur, au point qu’elle se situait comme une moins que rien. « Ma sœur, c’était une grande militante, une battante qui savait dire ce qu’elle pensait, qui allait à beaucoup de réunions... Elle avait même rencontré le Pape avec le père Joseph et les jeunes de plusieurs continents. Oh, le père Joseph, qu’est-ce qu’il aimait ma sœur. Elle a eu le mal de vivre et elle a choisi de mourir. Ma sœur c’est tout pour moi. Moi je n’arrive pas à ses chevilles... Elle était belle. »
Progressivement, à travers chaque rencontre j’ai senti que grandissait comme une détente entre nous. Plus exactement comme un soulagement d’avoir pu déposer une part de leur vie. Mais en même temps l’inquiétude, le doute n’ont cessé de reprendre le dessus.
Quand on est sur un terrain de recueil de mémoire, il est sûr qu’on le quitte avec de multiples interrogations. Il est difficile de se détacher de la mémoire des choses en gommant le sordide. Cette misère, nous la refusons. Il reste qu’elle est enracinée dans la vie de ceux qui l’ont vécue. Cette part de vie douloureuse, décapante ils la portent la vie entière, avec les questions jamais résolues, toujours enfouies dans une souffrance qui ne les quitte pas, qui devraient pouvoir être dépassées. Comment sortir de cette souffrance ? Trop de mémoire peut nuire, vous tuer à petit feu. L’oubli doit pouvoir trouver sa place.
Des rencontres individuelles à la rencontre collective
Ce qu’elles ont chacune entre les mains avant cette rencontre : le relevé intégral de l’enregistrement de l’interview et un essai de réécriture de l’enregistrement en tenant compte de ce qu’elles avaient demandé de ne pas reprendre. Elles l’ont reçu par courrier de façon à pouvoir chacune en parler individuellement au cours de cette nouvelle étape. Quand nous nous retrouvons, je réalise qu’il y a eu des échanges par téléphone avant ces retrouvailles.
D’emblée tout est remis en question : « Si ce livre rassemble l’histoire de chacune, cela voudra dire qu’on a fréquenté, cohabité avec de drôles de gens » ! Dédier chaque chapitre à une personne, comme elles l’avaient demandé elles-mêmes, ne collait pas ! « Non seulement nous aurons notre histoire, mais notre histoire au milieu de l’histoire des autres ». « Moi je ne veux pas que mes enfants découvrent tout cela : la boisson, la boue, les bagarres... ». « Mon histoire, c’est mon histoire et pas celles des autres... ». « Il ne faut pas étaler ce livre, il est notre histoire, il est simplement pour nous, pour être capables d’oser raconter, expliquer notre histoire à nos enfants… »
Abandonner ou poursuivre ?
Une nouvelle orientation : et si nous ne mettions pas nos noms ? Ou bien, si nous cherchions à ne faire qu’une seule histoire, l’histoire de nous ensemble au milieu du camp de Noisy ? « Oh oui, alors ce serait un livre du Quart Monde qui ne dit pas seulement nous, mais aussi les volontaires, le père Joseph, ses amis. C’est ça notre histoire, les gens qui venaient du monde entier pour vivre avec nous. »
L’idée fait son chemin. Il s’agit maintenant de définir les zones qu’elles m’ont confiées et qui se retrouvent en transversale dans tous les interviews. Ce sera notre travail durant les trois jours. La question des noms réapparaît très vite, elle redit bien le besoin d’exister en tant que personne : « Pourquoi dans le premier chapitre on ne se présenterait pas, nous, les onze ? Ainsi, on pourrait comprendre comment et pourquoi nous sommes arrivées dans ce camp ? Ce n’est quand même pas de notre faute, ni de celle de nos parents ! ». « Après, nos noms disparaîtraient, ce sont nos mots, nos idées qui seraient importants... »
Nous nous sommes alors mises d’accord sur huit têtes de chapitre tirées des interviews : L’arrivée au camp. La solidarité : « On se protégeait les uns, les autres ». Le regard des autres, de ceux du dehors. La débrouille. Le travail : « Du boulot, on en a fait ». Le père Joseph et les volontaires. Le départ du camp. L’avenir : « Nous avons toujours été mises dans du grand ! »
L’ambiguïté est toujours là
Ce livre, les auteures l’ont voulu uniquement pour elles, pour les leurs, afin de pouvoir expliquer cette histoire à leurs enfants et petits-enfants. Nous l’avons tiré en vingt exemplaires. « Nous sommes onze, et alors les neuf autres livres, c’est pour qui ? Bien sûr il en faut un pour toi, ça fait douze. Il en reste huit quand même. Ils seront où et pour qui ? »
Et en même temps aujourd’hui elles nous demandent : « Pourquoi on ne parle jamais de notre livre dans vos papiers ? ».
En définitive, qu’ont retenu ces femmes de leurs parents, du milieu où elles ont grandi ? Un héritage de misère transmis de génération en génération ? Ou cet autre héritage, peu à peu perçu en parlant, en s’écoutant, fait de valeurs qui, malgré la misère, ont donné sens et force à leur existence ? Encore faudra-t-il que leurs enfants et petits-enfants aient à leur tour les moyens d’en faire l’inventaire et que, bien sûr, le regard des autres ne leur interdise pas d’en être fières.
Bien plus encore, il faudrait que ces « autres » en perçoivent le prix, en partagent la fierté retrouvée et acceptent la responsabilité de les aider à faire elles-mêmes fructifier cet héritage, cette mémoire. Quand ces onze femmes s’orientent tout à coup vers un écrit qui les dise ensemble, qui les dise fièrement du Quart Monde, c’est à dire de ce peuple rassembleur, elles nous disent que l’essentiel est de pouvoir vivre libres et dignes, de maintenir l’unité de leur famille et de trouver la compréhension, l’amitié des autres avec lesquelles elles veulent bâtir un monde sans exclusion et sans misère. Un monde de fierté, un monde fraternel.