En 2004, vivent au Kenya environ 283 000 réfugiés issus de six pays. 80% sont dans des camps, principalement à Dadab, proche de la Somalie (140 000) et à Kakuma, proche de l’Ethiopie (83 000) et 20% résident clandestinement à Nairobi, fondus dans la population dense de la capitale (1 500 000 habitants), où, pour la plupart, ils ne sont protégés par aucun statut - ce qui les exclut des assistances de base réservées aux réfugiés dans les camps.
Malgré la bonne volonté de ceux qui y interviennent, les camps peuvent être vécus comme un enfermement. L’action menée a un caractère purement humanitaire. Pourrait-il en être autrement puisque la raison d’être d’organismes comme le Haut Comité pour les Réfugiés (HCR) est de faire face aux besoins immédiats ? Mais, lorsque la situation perdure, l’action doit évoluer sinon elle risque de détruire les personnes jusque dans leur dignité.
Il s’agit de rendre active et de soutenir moralement une population abattue, cassée, désespérée. Ce travail peut même devenir porteur d’avenir s’il permet de faire naître en chacun la volonté d’entrer dans une démarche de réconciliation et de solidarité.
Risquer l’autonomie.
Beaucoup de réfugiés ressentent les camps mis en place pour eux comme des pièges : « On est comme dans un entonnoir et il est impossible de faire marche arrière » Ce système maintient dans la dépendance permanente, engendre la lassitude, le sentiment de n’être qu’un numéro parmi d’autres, surtout lorsque l’exil tend à s’éterniser. Il empêche d’avoir prise sur son propre avenir et sur celui de ses enfants. Il impose de vivre une vie enclavée, hors société, avec un seul droit : celui de ne rien faire !
Cet univers artificiel est générateur de violence, surtout lorsque sont regroupés des peuples très différents, comme à Kakuma. C’est de là que viennent la plupart de ceux qui ont rejoint Nairobi. Ils s’y trouvaient mélangés avec des réfugiés venant de Somalie, d’Erythrée, du Soudan, d’Ouganda, d’Ethiopie, du Burundi, du Congo, du Rwanda. Or, la culture d’un Erythréen a peu de points communs avec celle d’un Congolais et les traditions propres au peuple burundais peuvent difficilement se confondre avec celles des Somaliens, pour ne citer que ces deux exemples. Peut-on aussi imaginer le concentré de tensions que représente une cohabitation entre des ressortissants de pays qui sont en guerre entre eux ?
Dans ce camp, les conditions climatiques sont intenables pour des populations habituées à vivre en altitude, dans la région des Grands Lacs au climat tempéré. Là c’est le désert, le sable, la chaleur brûlante, l’absence de végétation, une région inhospitalière où il n’y a pas de population locale avec laquelle établir une relation et éventuellement trouver un travail.
En outre la prise de conscience que l’exil va durer, que le retour au pays n’est parfois pas envisageable, explique que des réfugiés se lancent sur la route inconnue de la clandestinité. Ils le décident souvent pour leurs enfants, bien que le fait de quitter le camp fasse perdre automatiquement le statut de réfugié donné par le HCR et devenir un illégal. Protéger les siens, leur assurer un autre avenir, est à ce prix-là.
Etre obligé de mentir.
Mentir sur ses origines. La question de l’identité est une préoccupation constante. Le réfugié est un être sans identité, qui n’a plus de terre, qui n’est ni protégé ni reconnu par son propre pays, qui perd progressivement ses repères. Il cherche donc par tous les moyens à obtenir des papiers, à n’importe quelle condition.
« On se moque toujours de moi et pourtant j’ai un passeport ! » Amédée me le fait voir fièrement mais il ne le montre pas aux autres. Je découvre que son passeport neuf est ougandais et non rwandais. Changer de nationalité était sa façon de trouver une certaine sécurité.
Monsieur André, très malade, décide de retourner à l’hôpital. Il insiste auprès de sa femme pour qu’elle le laisse aller seul : « Nous n’avons pas d’argent ; dépenser pour deux c’est trop » A l’hôpital il s’inscrit sous un nom kenyan (ce pourquoi il ne voulait pas la présence de sa femme) car les frais d’hospitalisation sont moins élevés pour les Kenyans que pour les étrangers. Sa femme vient le voir régulièrement. Un jour, elle ne trouve pas son mari : il est décédé. A la morgue, on l’empêche d’entrer car personne ne porte le nom qu’elle indique. Elle ne comprend pas. Elle subit la honte de réclamer le corps d’un homme « pas de sa famille ! » Finalement la lumière se fait et on exige qu’elle paie l’hospitalisation. Elle se démène, cherche de l’argent pour arriver à payer la facture et récupérer le corps de son mari. Mais elle finit par apprendre qu’à son insu son corps a été jeté dans la fosse commune. Elle s’en va humiliée de n’avoir pu enterrer son conjoint décédé.
Mentir sur ses liens familiaux. Appelée à visiter un nouvel arrivant burundais, je me rends chez lui à l’extrémité d’un quartier surpeuplé de la banlieue. Il vit dans une pièce minuscule donnant sur une étroite ruelle boueuse. Une pièce obscure, meublée seulement d’un vieux lit. Il s’est présenté comme célibataire. Au détour d’une phrase, il dit : « Nous étions en Tanzanie quand j’ai été chassé » Je reprends le « nous ». Il m’explique alors qu’il est marié à une Tanzanienne, qu’il a deux enfants, mais pas de papiers. Là-bas, ajoute-t-il, le HCR indique systématiquement au gouvernement où se trouvent les réfugiés. Ceux-ci sont automatiquement renvoyés à la frontière, quel que soit leur statut civil, ce pays n’acceptant pas de réfugiés hors camp sur son territoire. Pour être sûr d’être aidé, il ne voulait pas dire qu’il avait une compagne tanzanienne et des enfants restés en Tanzanie.
Mentir sur la composition de la famille. Il arrive que des parents « empruntent » des enfants kenyans pour faire nombre et obtenir ainsi plus d’aide pour la scolarisation. C’est pourquoi certains enfants ne nous répondent pas quand nous leur parlons en français.
Qui peut se targuer de n’avoir jamais triché ? Il est profond le poids du nécessaire mensonge, du trafic permanent de la vérité : « Qui sommes-nous devenus pour être capables de dire le contraire de ce que nous voulons ? Sommes-nous encore des hommes ? »
Tenter de survivre
Ce sont en général les femmes qui s’adonnent à un travail souvent aléatoire pour gagner un peu d’argent sur le marché afin de pouvoir nourrir les leurs. Fatouna cultivait un bout de terre grâce à la générosité d’un Kenyan. Ayant appris que des travaux de construction allaient commencer sur ce terrain, elle a passé toute une nuit avec ses enfants à ramasser le maximum de légumes. Le matin, en une demi-heure, elle a vu son travail de plus d’une année retourné par quelques coups de pelleteuse, sa peine balayée comme si elle n’existait pas. Que pouvait-elle dire, si ce n’est partir en pleurant, ne sachant pas comment trouver un autre moyen de faire vivre les siens ?
Une solution est de se lier à un Kenyan qui accepte d’être votre protecteur, en cas d’intrusion de la police et parfois aussi pour faire face au problème de la langue dans la gestion de petits commerces (chaussures, vêtements, petites bricoles...) Souvent cela coûte cher car il s’agit pour la personne en exil de partager le gain. Parfois cela se termine mal (vol de matériel, bagarres.
Certains font de petits travaux chez eux (cartes de vœux décorées en écorces de bananier, sculpture, enfilage de perles...) C’est là qu’on trouve les hommes au travail. Ils ont trop de honte pour exercer, au vu et au su de tous, des métiers qui ne sont pas les leurs ou qui ne sont pas de leur rang.
Les femmes se débrouillent dans la vente de pagnes, surtout les Congolaises qui arrivent à se fournir en tissus introuvables au Kenya. A l’heure de la pause de midi, elles se glissent dans les bureaux où travaillent des femmes kenyanes et sortent de par-dessous leurs vêtements des coupes de tissu pour les proposer à la vente. La couture, le tressage des cheveux, la broderie sont autant de petits travaux qui peuvent se développer loin du regard de la police, chez soi, pour une clientèle que l’on se fait de bouche à oreille.
Etre habité par la peur.
La peur des autres. J’ai connu un homme qui avait eu de hautes responsabilités dans son pays, et qui, habité par la peur, s’est enfermé dans une toute petite baraque sans fenêtre d’où il ne sortait que la nuit pour chercher à manger. Cela a duré plus d’une année. Sa femme et ses enfants étaient en Zambie. « La seule chose que je pouvais faire était de prier pour que Dieu me sorte de là » Jusqu’au moment où, n’y tenant plus, il a décidé de sortir de son trou, d’aller chaque jour saluer un voisin différent et de se créer ainsi un cercle d’amis. Il a réussi ! Aujourd’hui sa femme et ses enfants l’ont rejoint. Mais il se sent menacé en permanence.
La peur des événements politiques. Il suffit d’apprendre que se profilent des tensions politiques, par exemple des élections, et voilà à nouveau la route de l’exil. Nous l’avons vu au moment de la campagne électorale : plusieurs dizaines de familles sont parties vers le Zimbabwe, la Zambie, le Botswana ou le Malawi.
La peur de la police. Comment survivre sans se faire épingler par la police ou dénoncer par des voisins ? La police a des indicateurs. Je me souviens d’un réfugié, père de quatre jeunes enfants. Sa femme tenait un petit commerce d’épicerie caché dans leur baraque. Un soir, la police s’introduit chez eux, ayant appris qu’ils sont des réfugiés. Elle leur demande des dollars, fouille, cherche l’argent, puis comme elle ne trouve rien décide d’emmener toute la famille. Les enfants voient leurs parents menottés. Parents et enfants sont embarqués en voiture. Au commissariat ils sont jetés en prison puis relâchés à quatre heures du matin. Il fait nuit. Ils ne connaissent pas les lieux. Dans l’obscurité ils cherchent leur chemin. Ils effectueront une longue marche de plus de cinq kilomètres avec leurs quatre enfants tremblants de peur et de froid. Chez eux, tout a été pillé et volé. Il ne reste rien. Tout est à recommencer. Quelques mois plus tard, épuisés par ce climat de peur permanente, ils décideront de prendre la route pour un autre pays.
La peur de la délinquance. Béatrice est partie à pied vers le Zimbabwe avec son frère. Elle m’envoie un mail pour s’excuser d’être partie sans me dire au revoir : « J’avais peur que mon frère ne tombe dans la délinquance. J’ai pris mon courage à deux mains pour quitter cette ville trop dangereuse pour lui. Je suis bien arrivée à Harare où j’ai rejoint un camp. La vie va être dure mais vivre sans identité, sans statut, me tue et surtout tue mon frère qui court vers la drogue pour oublier. Je ne savais pas que la grande ville était si dangereuse ! »
N’avoir aucun recours.
En permanence les réfugiés doivent se cacher ou trouver des complicités avec des Kenyans pour être quelque peu protégés, ce qui suppose toujours de disposer d’un minimum d’argent. Ils s’installent souvent dans des bidonvilles, dans des quartiers surpeuplés ou bien sous-louent chez l’habitant. Ils sont donc rarement « chez eux ». S’ils le sont, ce n’est jamais dans un grand espace : une pièce ou, dans le meilleur des cas, deux pour toute la famille, dans des baraques en tôle avec, à même le sol, ce qu’ils ont sauvegardé durant leurs années d’exil. S’ils savent parler le swahili ou l’anglais, ils se font passer pour des Kenyans et arrivent à obtenir des logements moins sommaires. Quand ils n’arrivent pas à payer leur loyer, ils profitent de la nuit pour partir.
Salangro est congolaise, a deux enfants à elle et trois qu’elle a accueillis. Elle habite dans une maison où des chambres sont louées à des familles. Elle dispose d’une seule pièce en rez-de-chaussée. Elle est arrivée à Nairobi après trois mois de détention pour un problème de visa. Elle a payé deux mois d’avance pour son loyer, mais est en difficulté pour le paiement des mois à venir. Un jour, rentrant chez elle, elle trouve la fenêtre forcée et constate la disparition de sept pagnes destinés à son projet de survie et de plusieurs colliers qu’elle vendait pour une autre Congolaise. Un soir, elle n’a pu rentrer chez elle car, en son absence, le propriétaire a donné sa chambre à une voisine kenyane qui la convoitait, après avoir mis tout son matériel sur le palier. Les enfants étaient dehors et une partie de ses affaires avait été volée. Elle s’est retrouvée à la rue, la peur au ventre, n’ayant pas de papiers en règle. Elle a été accueillie par une autre famille de réfugiés.
Rompre avec ses valeurs.
Des tensions s’insinuent progressivement au sein des familles en exil. Les parents ont choisi de quitter l’enfermement et l’insécurité des camps, de se perdre dans la ville pour tenter de retrouver une vie normale, surtout pour leurs enfants. La préoccupation de leur avenir les habite. « Surtout que les enfants aillent à l'école ! » Mais quelle école ? « Si l’on retourne un jour au pays, comment pourront-ils se débrouiller s’ils ont perdu la langue ? » Aussi, les enfants sont-ils en butte à de nombreuses difficultés. Si, par exemple, des jeunes parviennent à s’inscrire dans une formation d’avenir, ils sont vite bloqués par leur méconnaissance de la langue du pays d’accueil, à nouveau repérés comme étrangers et donc sujets à des provocations. Pour passer des examens, ils doivent justifier d’une identité. Comme ils n’ont pas de papiers, il leur faut par diverses combines s’en procurer des faux, moyennant argent.
Le souci de transmettre à leurs enfants les traditions propres à leur culture, de leur parler de la famille, est toujours présent. Pour les jeunes, est-ce suffisant ? Non ! « Mes grands enfants me reprochent l'exil. Ils ne comprennent pas pourquoi nous ne rentrons pas au pays. Ils me traitent de faible. C'est dur pour un vieux. Chez moi, j’aurais été respecté, écouté. Ici je ne suis rien pour personne, même pour mes enfants. Ma fille est partie seule ce matin au pays. Elle a pris la route. Maintenant, ce n’est plus nous qui décidons et préparons l’avenir de nos enfants. Ils nous montrent qu’ils sont capables de faire face à la vie sans nous. Qui sommes-nous ? Pourquoi continuer à exister ? »
C’est ainsi que des familles se divisent. Des jeunes ont pris leurs quelques biens pour rejoindre leur pays et tourner ainsi une page d’histoire douloureuse qui, à leurs yeux, ne concernait que leurs parents. J’ai vu des parents anéantis de se retrouver simplement entre eux, sans sécurité pour leur vieillesse car en Afrique on n’abandonne pas les « vieux ». La solution ? On recompose une nouvelle famille en accueillant des enfants non accompagnés ou sans famille qui assureront vos vieux jours.
Dans d’autres cas, la culpabilité ronge les enfants : « Mon père va mal. Je ne peux pas le rejoindre pour l’accompagner comme le devrait un fils. Mon frère au Burundi ne peut pas y aller non plus. Rien ne dit qu’un jour nous serons à nouveau réunis. C’est dur, il faut le vivre pour le comprendre. Mon père, c’est quelqu’un ! Comment vais-je faire pour être digne de lui durant ma vie, pour être un fils dont il pourra être fier ? ». Ainsi, la famille en exil vit en permanence avec le sentiment de trahir les siens.
Ne pouvoir faire aucun projet.
Pour les jeunes, construire une famille, faire des projets, est-ce encore possible ? Souvent, ils sont l’objet de moqueries : « Tu as trente ans et tu n’as pas de femme ! Qui s’occupera de toi quand tu seras vieux ? » Mais la fierté est là : « Comment demander une femme en mariage quand je n’ai pas de chèvre à offrir à la famille, pas de vache, pas d’argent, pas d’avenir ? Ce n’est pas possible ! » dit Firmin avec beaucoup de fierté et de souffrance aussi.
Oser malgré tout le mariage n’est pas évident. Cela peut réussir quand la communauté et les parents se serrent les coudes. Voici l’exemple du mariage d’un réfugié avec qui j’ai travaillé. Sa future femme avait repris la route avec ses parents car l’insécurité était trop grande à Nairobi. Les voilà tous deux séparés. Un an plus tard il nous annonce qu’il part quinze jours sans être sûr de pouvoir rentrer, ayant décidé de rejoindre sa promise au Malawi. La communauté l’a soutenu, lui a trouvé un peu d’argent pour la route. Il a fait celle-ci avec la peur au ventre. Le passage des frontières quand on n’a pas de papiers est toujours un problème. Aussi à chaque frontière il quitte le camion qui a bien voulu le prendre et passe à pied à travers bois. Malheureusement il se fait prendre à l’un des passages. Il sera arrêté durant trois jours. Avec un peu d’argent il parviendra à retrouver la liberté. Bien sûr son mariage est un mariage religieux, le mariage civil s’avérant impossible quand les deux conjoints n’ont aucun papier. Aujourd’hui, ils sont de retour à Nairobi, mais l’insécurité est toujours là.
Une expérience acquise.
Ce sont des familles en grande pauvreté de nos pays industrialisés qui, il y a quelques années, nous ont mis sur ce chemin de la rencontre avec les réfugiés. Un jour, lors d’une rencontre de l’université populaire Quart Monde d’Ile-de-France, où une soixantaine de personnes étaient réunies, une femme demanda la parole : « Je veux vous parler des guerres qui se passent dans le monde et des familles qui sont envoyées sur les routes. Ces informations me bouleversent. On a tout ce qu’il faut en France et ces gens-là sont en train de mourir » Cette mère de famille nous rappelait que, partout où il y a de la souffrance, les plus démunis se sentent concernés et poussent à agir parce qu’eux-mêmes subissent en permanence l’exclusion, l’errance, la séparation, la violence.
Aussi le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde a-t-il cherché à s’associer à des initiatives déjà en cours. En 1979 une équipe de volontaires a rejoint un camp de la Croix-Rouge à la frontière du Cambodge. Plus récemment, en 2001, dans le même esprit, j’ai personnellement rejoint les réfugiés clandestins vivant à Nairobi dans le cadre d’une petite association (Africa Refugee Programme. Qu’ai-je appris des familles défavorisées d’Europe pour savoir comment être en phase avec ces réfugiés ?
J’ai d’abord appris à beaucoup écouter. Je faisais équipe avec un petit groupe de réfugiés et j’ai essayé de comprendre ce qu’ils vivaient. Ils se définissaient comme volontaires de l’association que j’avais rejointe avec leur accord. Il fallait avec eux retrouver des valeurs fortes. Ils m’ont mise d’emblée « dans le coup » en me demandant de les aider à exprimer ce qui pourrait définir leur idéal. Ils ont partagé avec moi l’esprit dans lequel ils cherchaient à travailler. J’ai saisi leurs mots les plus porteurs. N’avais-je pas appris déjà que celui qui peut le mieux éclairer ce qu’est la participation est celui qui en a été le plus privé ? Nous sommes parvenus à définir ainsi cet idéal : « Entraîner ceux et celles qui font dans leur vie la dure expérience de l’exil, de la violence, de la peur, à devenir les promoteurs d’une société plus juste, plus humaine basée sur l’éminente dignité de toute personne » A partir du moment où nous avons été d’accord sur ce repère, je peux dire que la confiance entre nous s’est développée et surtout que leur travail a trouvé un nouveau souffle.
La solidarité avec, en son centre, le souci des plus pauvres, l’entraide mutuelle et l’esprit altruiste sont devenus la racine solide de cette communauté en exil. Certes, tout n’est pas né à partir de ce moment-là car le programme existait depuis deux ans déjà, mais la prise de conscience du sens de ce qu’ils avaient entrepris s’est faite plus précise, plus significative.
Prendre son sort en main.
Nous pouvons tout supporter, sauf de voir nos enfants sans avenir ! » Des parents ont cherché à savoir s’il y avait des enseignants parmi les clandestins. Avec eux ils ont progressivement organisé une école pour plus de 800 enfants du primaire et du secondaire. Ensemble ils ont élaboré un programme d’enseignement en français, en collaboration avec le lycée français.
Mais, suite au lancement d’une politique nationale de scolarisation pour tous les enfants, ils ont été capables de remettre en question cet enseignement spécifique. Quel pouvait être en effet le bien-fondé de cette formation alors qu’un retour au pays devenait de plus en plus aléatoire ? Ne valait-il pas mieux adhérer à l’enseignement en anglais dorénavant accessible de droit à tous les enfants vivant sur le territoire ? L’équipe de volontaires a entrepris le travail difficile de convaincre les parents d’inscrire leurs enfants dans des écoles kenyanes afin de mieux les intégrer dans la vie du pays d’accueil. Ils se sont même investis dans la détection d’écoles de bon niveau. L’argent recueilli pour l’école des réfugiés a été progressivement utilisé pour payer les inscriptions dans les écoles kenyanes.
Par ailleurs, un programme de prêts pour le démarrage de petites activités lucratives a été mis en route. Il s’agissait de proposer des prêts remboursables par étapes afin d’entretenir un fond de roulement permettant à d’autres de profiter de ces mêmes avantages.
Face aux jeunes désœuvrés risquant de sombrer dans la drogue, les réfugiés en charge du programme ont interpellé les parents. Si l’association n’avait pas les moyens de répondre au désir de certains parents de voir leurs jeunes entrer à l’université, l’accord a été acquis pour donner une chance à chaque jeune d’accéder à un métier, pour organiser des activités sportives et des groupes de réflexion sur des questions d’actualité...
Tous ces exemples illustrent les efforts entrepris par les réfugiés eux-mêmes. L’organisation en petits groupes de solidarité au sein des quartiers où ils se terraient pour ne pas se faire repérer, a été la base de liens qui sont devenus progressivement une force. Se retrouver discrètement chez l’un ou l’autre, partager les difficultés, trouver ensemble des solutions, se visiter en cas de maladie, réfléchir sur certains sujets (la non-violence active, la réconciliation, l’éducation à la paix, l’approfondissement des Ecritures), prier ensemble... autant de chemins de découverte mutuelle qui ont aidé les uns et les autres à devenir une communauté capable de faire face au malheur.
« Le sens de la vie n’est pas la survie » me disait Espérance. Face aux situations les plus complexes, voire inhumaines, que sont la misère et l’exil, l’homme ne se réalise pas dans des rapports de dépendance, de soumission, de démission face aux difficultés. Il se réalise dans l’exercice de la solidarité, dans les relations d’échange, dans l’écoute des autres, dans la mise en valeur de son expérience. N’est-ce pas cela la base du développement ?