« Au fond du couloir à gauche » : ce serait le titre de mon livre. Partout où j’ai été placé, j’étais toujours au fond1
Des détails, ça réveille beaucoup de détails ! Je peux décrire les bâtiments où j’ai été enfermé, les dessiner, tout, le laboratoire, les portes sans serrure, le moindre détail, tel boulon... C’est figé en moi, c’est comme un fossile.
C’est une violence à soi-même que de parler de l’intérieur, de choses qui nous ont marqués au fer rouge. Cela fait remonter ce qui a été brûlé, parce que notre âme, elle est brûlée. Mais les gens, ils doivent savoir, connaître le profond de ce qu’on a vécu, c’est comme mettre des tubas pour aller voir en profondeur.
Pouvoir consulter nos dossiers
Savoir notre histoire, c’est déjà pour mieux se la dire à soi-même et par là pouvoir la dire aux autres. C’est pour ça que j’ai fait le pas de demander à consulter mes dossiers. Une fois que tu les as dans les mains, tu peux faire comprendre, argumenter tes propos, t’as les dates précises qui prouvent ce que tu as vécu.
Mais c’est dur, chaque jour qui passe, tu le revis et le reprends en pleine gueule, tu rempiles ! Il faut arriver à pas tout prendre au premier degré ce qu’on a écrit sur toi. Pour cela, il faut avoir une présence avec toi pour consulter tes dossiers, une personne de confiance, un ami, un bon appui de ton entourage.
Tu comprends mieux les choses, les jugements sur toi, comment on t’a formaté ; on t’a catalogué et ça, ça reste pour ta vie. C’est déjà à l’âge de vingt ans, à notre majorité, qu’on aurait dû regarder avec nous ces rapports, avoir notre analyse, qu’on puisse y mettre aussi notre point de vue, dire là où ça ne joue pas. Les traces de notre propre personne sont là, écrites noir sur blanc !
Recevoir une lettre d’excuses personnelle
Toute personne qui a vécu comme enfant des placements forcés devrait recevoir une lettre d’excuses officielles à son nom. Que sur ce papier, il soit écrit partout où on est passé, qu’on reconnaisse les violences qu’on a subies et les responsabilités de l’État. Qu’on puisse ainsi avoir cette lettre dans la main, la montrer.
Parce que c’est une vie professionnelle, familiale, sociale qui a été gâchée pour toujours ! C’est plus fort que des injustices. Parce qu’une injustice, elle est aussi punissable, mais c’est à un moment donné. Tandis que là, ce qu’on a vécu, ce sont des violences, comme des tortures, et ça reste et détruit toute ta vie ; ça a des répercussions sur tout ton entourage.
On se sent aujourd’hui encore à côté de la plaque. On est comme ignorant, on s’instruit en écoutant et il y a plein de sujets qu’on ne comprend pas, on n’a pas eu un parcours scolaire normal. On doit jouer un double jeu pour vivre avec les autres et je veux changer ça.
En parler ? Oui, mais attention...
Maintenant on peut parler, il faut le faire. On nous donne l’opportunité, il faut la prendre et ne pas rester enfermé dans le « personne nous écoute ». Ils ont ouvert le livre, il faut qu’on en écrive des chapitres nous aussi ! Mais attention, ils ont ouvert comme une boîte de Pandore, il ne faut pas qu’il n’y ait rien après, parce qu’alors il y a le risque que la colère monte plus fort en nous. On continue à douter parce qu’ils ont déjà tellement joué avec nous. Ne jamais avoir pu compter sur les autres, fait qu’on ne croit plus aux autres. Pouvoir être écouté est un premier pas important et ça, on peut le vivre aujourd’hui dans les Centres d’Aide aux Victimes, mis en place par les Cantons.
C’est tellement gros ce qu’on a vu, vécu, connu, que quand on le raconte, c’est incompréhensible, les gens ne veulent pas nous croire. Aussi on a notre « langage de foyer » qui n’aide pas à se faire comprendre. On n’a pas pu apprendre un langage précis.
Mon espoir, c’est que cette reconnaissance puisse renouer des gens à leur famille. Dans une institution, on n’a pas vécu la même chose et ça a cassé des liens.
J’aimerais encore mieux comprendre comment ça a démarré, qu’est-ce qui a déclenché tout ça, pourquoi aujourd’hui le pays s’intéresse à ce qu’on a vécu.
Un Mémorial
Surtout, il faut continuer, que ça ne s’arrête pas. Maintenant, on est nombreux, il faut parler ; plus on est, plus il y aura comme un virus qui se propage et ça fera bouger les choses ! Il faut aller jusqu’à un Mémorial, comme un menhir qu’on peut toucher, et qui reste ! Nous on va disparaître, il faut laisser quelque chose pour l’avenir. Et surtout pour ceux qui vivent encore ça aujourd’hui !