Les publications ne manquent pas pour rappeler, s’il en était besoin, l’importance historique et mémorielle de la déportation de millions d’Africains destinés par les négriers européens à travailler comme esclaves dans les plantations des colonies de l’Atlantique et de l’Océan Indien. Toutefois cette question, même si elle était antérieurement abordée dans les classes, n’est explicitement prise en compte par les programmes d’histoire de l’École primaire et secondaire que depuis une quinzaine d’années1..
Un long silence … rompu ?
L’histoire scolaire de la nation, telle qu’elle a été élaborée sous la troisième République et transmise jusqu’aux années 1960 a cherché à marginaliser, voire à effacer, tout ce qui pouvait ternir l’image d’une France unie et généreuse comme en témoigne cette page d’un manuel de 19552.
Alors que les historiens avaient le pouvoir de construire et de diffuser le « mythe national », aucun descendant d’esclave n’avait la légitimité de le contester : la vie et les résistances des esclaves ne furent pas intégrées à la geste nationale. Seuls furent mis en avant les abolitionnistes. Toutefois, les abolitions ne furent pas présentées comme un moment central du récit historique national. Ainsi sont passés sous silence deux événements importants : le soulèvement des esclaves qui causa la première abolition de l’esclavage à Saint-Domingue en 1793 et le vote qui s’en suivit, par la Convention en février 1794, du décret d’abolition pour toutes les colonies françaises. La deuxième abolition en 1848 est évoquée, mais on ne s’attarde ni sur ses conditions, ni sur ses conséquences pour les sociétés coloniales et leurs « nouveaux libres ».
Silence ne signifie toutefois pas oubli, car l’esclavage est demeuré présent dans les contes, les chants et les récits, mais cette culture populaire des colonisés ne trouva pas sa place dans les discours officiels qui dressaient le portrait d’un citoyen français sans sexe et sans classe : ni femme, ni ouvrier n’y avaient droit à la reconnaissance, … alors les esclaves !
La demande sociale d’une place plus importante accordée à l’histoire des traites et des esclavages s’est exprimée en 1998, lors de la célébration du cent-cinquantenaire de l’abolition de 1848. Une circulaire du Ministère de l’Éducation nationale publiée en février 2000 invitait les enseignants guadeloupéens, guyanais, martiniquais et réunionnais à « adapter » les programmes nationaux en prenant en compte l’histoire des traites et des plantations esclavagistes. Cependant, cette modification n’affectait pas les programmes nationaux, comme s’il s’agissait d’une singularité de l’histoire des départements d’outre-mer. En revanche, la portée de la loi Taubira du 21 mai 2001 est bien nationale. Elle affirme dans son article premier que « la traite négrière (…) et l’esclavage (…) perpétrés (…) contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité » et prescrit, par son article 2, que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent … ». Après le vote de cette loi, les programmes scolaires ont été progressivement modifiés :
À l’école primaire, dès 2002, les programmes font référence à l’apparition d’une « nouvelle forme d’esclavage avec la traite des Noirs », et « l’abolition de l’esclavage en 1848 » fait partie des « repères chronologiques ».
Au collège, les programmes de 2008 (mis en œuvre à partir de l’année 2011-2012) prévoient un chapitre sur l’histoire de la traite et de l’esclavage à l’époque moderne en classe de 4ème.
Au lycée professionnel en classe de seconde, un chapitre est consacré au « premier empire colonial français, 16ème-18ème s. ». L’histoire de la traite négrière transatlantique et de l’esclavage sont ainsi inscrites dans celle de l’expansion coloniale européenne.
Au lycée général, les programmes de 2010 ne retiennent que les abolitions dans le chapitre dédié aux « libertés et nations en France et en Europe dans la première moitié du 19ème s. »
Enjeux culturels, civiques et mémoriels
Mener une réflexion sur les enjeux de l’enseignement de cette histoire longue et complexe appelle quelques précisions liminaires :
Il est nécessaire d’étudier, à la fois ensemble et distinctement, les traites et l’esclavage colonial, car ils sont interdépendants mais ont une chronologie différente puisque l’esclavage s’est maintenu, dans nombre de territoires, plusieurs décennies après les abolitions de la traite3.
Le schéma du commerce triangulaire est facilement mémorisable, mais tend à réduire le trafic au seul espace de l’Atlantique nord, alors qu’il concerne massivement l’Atlantique sud et l’Océan Indien. De plus, il masque les conséquences de ce système sur les sociétés africaines dont le rôle ne se limita pas à la fourniture de la « marchandise » humaine. Ce commerce qui concerne de multiples territoires renvoie à une mondialisation des échanges qui a duré plusieurs siècles et dont les conséquences sont encore perceptibles. Il a mis en relation des sociétés aux structures politiques, économiques et culturelles différentes. Il a créé des zones de contacts et de conflits et des interactions complexes entre les métropoles européennes et les colonies esclavagistes.
Il n’existe pas une mémoire, mais des mémoires des traites et de l’esclavage colonial. Ces mémoires sont fragmentaires et géographiquement dispersées. Elles se sont élaborées différemment aux Antilles, en Guyane, en Afrique, à Madagascar, à la Réunion et en France hexagonale.
Les programmes d’histoire ne peuvent plus reproduire la transmission du « mythe national » tel qu’il a été conçu par les historiens et les pédagogues du 19ème siècle. Depuis les années soixante, l’élaboration d’une histoire scolaire qui s’ouvre sur l’Europe et sur le Monde, a transformé cet enseignement dans son contenu et ses méthodes. Toutefois, des points cruciaux pour la compréhension du monde contemporain doivent trouver leur place, à part entière, dans les programmes d’histoire. Comme l’écrit François Durpaire : « Pour être véritablement commune, l’histoire doit prendre en compte la complexité, la variété des héritages. On ne peut pas faire l’histoire de la puissance coloniale sans prendre en compte l’histoire de la colonie. L’histoire de la puissance négrière ne peut laisser de côté l’histoire du peuple réduit en esclavage (…) L’enseignement de l’histoire doit intégrer les apports de la recherche (…), il est un élément essentiel de l’intégration citoyenne. Si les Français issus des groupes minoritaires ne se retrouvent pas dans cette histoire scolaire, ils pourraient être tentés de se réfugier dans un passé mythique »4.
Une réflexion critique sur les objectifs de l’enseignement de l’histoire amène à s’interroger sur la signification du « panthéon scolaire » et du choix de ses « grands hommes ». Ainsi le professeur, s’il continue à enseigner à ses élèves l’absolutisme de Louis XIV et la biographie de Napoléon Bonaparte, ne devrait plus passer sous silence la condition des esclaves africains déportés dans les colonies européennes d’Amérique. Pensera-t-il alors à expliquer, comme il le fait pour la révocation de l’édit de Nantes, la signification du Code noir promulgué la même année (1685) ? Évoquera-t-il les conséquences du rétablissement de l’esclavage en 1802 et la figure de Toussaint Louverture ?
L’enseignant qui prépare une leçon sur l’histoire de la traite et de l’esclavage est confronté à une série de questions :
- Comment prendre en compte les relations complexes et souvent conflictuelles entre la mémoire dont certains élèves peuvent être porteurs et l’enseignement de l’histoire ?
- Que montrer ou … ne pas montrer ? Comment aborder des textes qui défendent des thèses racistes ou des images qui donnent une vision dégradante de l’être humain ?
- Quel équilibre trouver entre une nécessaire mise à distance et une évocation formelle qui cantonnerait cette histoire à un segment sur une frise chronologique ? Comment transmettre les nombres des pertes humaines sans les réduire à un « bilan comptable » ? Comment incarner la terrifiante froideur de ces nombres exprimés en centaines de milliers ou en millions dont la réalité demeure inconcevable, même pour des adultes ? Il me semble qu’un élément de réponse à cette dernière question passe par l’étude des biographies d’anciens esclaves qui, comme Olaudah Equiano, Mary Prince ou Frederick Douglass ont pu publier leurs mémoires5, ainsi que par une connaissance des réalités contemporaines de l’esclavage et des luttes toujours nécessaires pour imposer le respect le plus élémentaire de la dignité humaine.
Les effets pernicieux de la « concurrence des mémoires » attisée par certains rendent indispensables la précision et la rigueur d’un enseignement qui contribue à la formation de l’esprit critique des futurs citoyens. Comme lors de tout cours d’histoire, l’identification précise des sources documentaires (nature du texte ou de l’image ? date de production et contexte ? auteur ? destinataire ?...) est d’autant plus formatrice qu’elle aide à comprendre l’importance du contexte et du point de vue de celui qui tient la plume (ou le pinceau).
L’initiation à la critique documentaire6 permise par la leçon d’histoire amène l’élève à s’interroger sur le sens du choix de tel mot ou de telle image pour justifier ou pour condamner la traite et l’esclavage. Elle le rend sensible à la polysémie de mots comme celui de liberté, qui n’avait pas le même sens pour le négrier et pour celui qui était enchaîné à fond de cale. Elle incite le futur citoyen à la défiance à l’encontre de l’euphémisation des pratiques criminelles déjà largement pratiquée par la « propagande du lobby négrier » qui se fit, face aux critiques des anti-esclavagistes, le défenseur de la « liberté du commerce », de la « prospérité des ports, des colonies et de la France » grâce au maintien du trafic du « bois d’ébène » et des « pièces d’Inde » sauvées de la « barbarie africaine ».
Pour conclure, je laisserai la parole à Frederick Douglass qui publia en 1845 son autobiographie. Il y révèle un épisode du périlleux chemin qui le conduisit jusqu’à la liberté : « Le ton très ferme sur lequel M. Auld avait parlé et tenté de faire comprendre à sa femme les conséquences diaboliques de mon instruction servit à me convaincre qu’il était pénétré des vérités qu’il prononçait. Cela m’assura que je pouvais avoir toute confiance dans les effets qui, d’après lui, ne manqueraient pas d’apparaître si j’apprenais à lire. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, je le désirais par-dessus tout. Ce qu’il aimait par-dessus tout, je le haïssais par-dessus tout. Ce qui, pour lui, était un grand mal dont il fallait soigneusement se prémunir, devint pour moi un grand bien qu’il fallait rechercher avec diligence ; l’argument invoqué avec tant de passion contre mon apprentissage de la lecture ne servit qu’à m’inspirer le désir et la détermination d’apprendre. Si j’ai appris à lire, je le dois presque autant à l’opposition acharnée de mon maître qu’au secours aimable de ma maîtresse. Je reconnais le bénéfice des deux. »7
Traites, esclavage colonial, abolition : repères historiques
1441 : Premiers captifs noirs ramenés au Portugal.
1492 : C. Colomb et son équipage débarquent aux Antilles.
1501-1510 : 1 900 esclaves déportés par les Espagnols et les Portugais.
1503 : Première révolte d’esclaves à Ayti / La Española.
1601-1610 : 92 000 esclaves déportés par les Espagnols, les Portugais et les Hollandais.
1635 : Prise de possession de la Guadeloupe et de la Martinique par des colons français.
1642 : Louis XIII autorise la Traite et l’esclavage.
1665 : Prise de possession de la Guyane et de l’Ile Bourbon (La Réunion) par la France.
1685 : Adoption en France du « Code noir », édicté par Louis XIV, qui définit le statut juridique des esclaves dans les colonies françaises.
1697 : Saint Domingue (Haïti) devient colonie française.
1701-1710 : 394 000 esclaves déportés par les Espagnols, les Portugais, les Hollandais, les Anglais, les Français et les Danois.
1777 : Le Vermont inscrit l’abolition de l’esclavage dans sa constitution.
1781-1790 : « Apogée » de la traite européenne : 868 000 esclaves déportés.
1787 : Création en Angleterre de la Société pour l’abolition de la Traite.
1791 : Insurrection des esclaves de Saint-Domingue.
1793 : Abolition de l’esclavage à Saint-Domingue (29 août et 21 septembre).
1794 : Abolition de l’esclavage par la Convention, en France.
1802 : Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage dans les colonies françaises. Résistance et suicide de Louis Delgrès en Guadeloupe.
1803 : Le Danemark abolit la Traite.
1804 : Proclamation de l’indépendance d’Haïti (ancienne colonie française de Saint-Domingue).
1807 : 2 mars : interdiction de l’importation de captifs et esclaves par les États-Unis. 25 mars : la Grande-Bretagne interdit la traite négrière sur les côtes d’Afrique.
1817 : Louis XVIII signe une ordonnance interdisant la Traite en France. Début de la Traite illégale.
1821-1830 : 686 000 esclaves déportés (dont 594 000 vers le Brésil).
1833 : L’Angleterre abolit l’esclavage dans toutes ses colonies.
1835 : Le dernier navire de traite quitte Nantes.
1848 : La Deuxième République abolit l’esclavage dans les colonies françaises.
1862 : Abolition de l’esclavage aux Antilles hollandaises. Dernier convoi clandestin d’esclaves du Mozambique vers le Brésil.
1865 : Abolition fédérale (USA) de l’esclavage.
1880-1886 : Abolition progressive de l’esclavage à Cuba.
1888 : Le Brésil est le dernier pays d’Amérique latine à abolir l’esclavage.
Environ 13 millions d’Africains ont été déportés vers les colonies européennes entre le début du 16ème siècle et la fin du 19ème siècle8