Katrina, une occasion de vider la ville de ses pauvres...

Ignace Fabiani, Sébastien Robert and Martin Tonglet

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Ignace Fabiani, Sébastien Robert and Martin Tonglet, « Katrina, une occasion de vider la ville de ses pauvres... », Revue Quart Monde [Online], 201 | 2007/1, Online since 05 September 2007, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/610

Des jeunes découvrent la désolation mais aussi la solidarité...

Nous voilà donc à La Nouvelle Orléans. Sur les conseils de Jill Cunningham, une volontaire d’ATD Quart Monde qui travaille à Washington DC, nous avons décidé d’aller à la rencontre de La Nouvelle Orléans en travaillant et vivant avec une association locale appelée Common Ground. (http://www.commongroundrelief.org)

En effet un an et demi après l’ouragan Katrina qui a dévasté la ville, La Nouvelle Orléans a encore besoin de la présence de ces ONG qui aident à reconstruire la ville.

En l’occurrence, l’association Common Ground est constituée d’un noyau de jeunes venus des quatre coins des Etats-Unis – tous plus ou moins altermondialistes, confiants en l’être humain et un peu anarchisants – et de centaines de volontaires qui vont et viennent pour des périodes plus ou moins courtes de volontariat.

En échange de six jours de travail par semaine, l’association nourrit et loge les volontaires dans une ancienne école abandonnée depuis l’ouragan.

Suite à l’ouragan des énormes quantités d’eau ont été déversées dans le lac qui touche la ville et les marais environnants. La pression de l’eau a été tellement forte que les digues ont explosé et la ville a été complètement inondée. Dans certains quartiers l’eau a atteint trois mètres de hauteur. Pendant près d’un mois, des quartiers entiers ont été sous les eaux.

On vous laisse imaginer les dégâts dans des maisons construites presque totalement en bois.

Un abandon inimaginable

Résultat de l’inondation, toutes les maisons sont complètement moisies et parfois infestées de termites. Suite aux moisissures, l’air dans ces maisons est devenu toxique.

Pour que la maison soit réhabilitable, il faut tout enlever, sauf la charpente, afin de pouvoir ensuite la décontaminer.

Actuellement la majorité du travail fait par l’association consiste donc à « gutter » des maisons.

On enfile donc nos masques, nos combinaisons, nos bottes, nos gants, on retrouve notre équipe de travail, on prend nos outils et on passe la journée à « gutter ».

En gros, « gutter »,  cela veut dire vider la maison de toutes les affaires qu’il y a à l’intérieur – télé, frigo, meubles, photos de famille, jouets d’enfants, cadres... - puis détruire tous les murs intérieurs de la maison : sortir tous les débris, enlever tous les clous, les portes, les lavabos... On ne conserve que l’ossature en bois qui reste utilisable.

Le soir, après le travail, tout le monde (actuellement plus de trois cents personnes du fait que c’est une période de vacances pour les étudiants américains) se retrouvent pour manger ensemble, parfois regarder un film, écouter une conférence ou même danser.

Ainsi va la vie pour nous en ce moment, vivant et travaillant au rythme de La Nouvelle Orléans qui se reconstruit. Beaucoup d’images nous restent en tête, beaucoup d’idées nous viennent à l’esprit. C’est sûr, c’est une expérience marquante.

La réalité de ce que nous rencontrons n’est malheureusement pas toujours joyeuse et festive. Nous rencontrons dans notre voyage un mélange d’espoir et de désespoir. A travers tout ce que nous avons la chance de vivre, nous ressentons la complexité du monde, ce qui nous aide à sortir des stéréotypes simplistes.

Pendant notre temps à La Nouvelle Orléans, nous avions du mal à croire ce que nous voyions. Nous nous répétions à nous-mêmes régulièrement cette phrase comme pour nous forcer à y croire : « Nous sommes aux Etats Unis, le pays le plus riche du monde, défenseur des libertés individuelles, symbole d’un mode de vie fait de droits, de libertés, de confort, de sécurité. » Et pourtant... la Nouvelle Orléans, c’est la désolation. Ce qui frappe d’abord ce sont les images, ces images de quartiers fantômes, vides de toute personne, des maisons détruites, en ruines, marquées d’une croix qui indique le nombre de cadavres trouvés dans la maison par les secouristes, marquées par le niveau de l’eau, la saleté... et puis il y a l’eau contaminée, les infections, la police militaire qui sillonne les rues désertes... et tout ça alors qu’on est déjà un an et demi après Katrina...

Ce qui frappe ensuite c’est la réalité du moment elle-même : les gens ont fui en laissant tout ce qu’ils avaient derrière eux... Où sont-ils ? Dans quelles conditions vivent-ils aujourd’hui ? Les ruines sont toujours là... pourquoi ? Pourquoi n’ont-elles pas été rasées ? Pourquoi est-ce que ce sont des jeunes Américains venus des quatre coins du pays, sans moyens, qui doivent faire ce travail de leur propre initiative ? Pourquoi le gouvernement américain envoie-t-il plus de cent mille soldats en Irak mais aucun pour aider à La Nouvelle Orléans ? Pourquoi certains logements sociaux qui sont, eux, toujours debout et habitables moyennant quelques travaux, vont-ils être détruits pour être remplacés par de nouveaux logements, privés, chers, trop chers pour permettre le retour des anciens habitants ? ...

La réalité c’est que ces gens ont été abandonnés, la réalité c’est que la ville et l’administration Bush ne souhaitent pas les aider car elle ne souhaite pas leur retour.

Des familles dispersées malgré elles

Faire de l’humanitaire aux Etats-Unis était déjà en soi quelque chose de surprenant... mais prendre conscience des réalités socio-politico-économiques qui sous-tendent ce qui se passe actuellement à La Nouvelle Orléans donne tout simplement la nausée.

Si vous demandez à des habitants de La Nouvelle Orléans ce qu’il se passe dans leur ville depuis l’ouragan Katrina, la plupart des gens vous diront qu’il s’agit ni plus ni moins d’une véritable épuration ethnique !

L’ « ethnie » concernée en l’occurrence, ce sont les pauvres, pour la majorité des noirs américains mais pas seulement.

Quand on entend cela, au début on se dit : « Non ce n’est pas possible. Il ne faut quand même pas exagérer, on ne peut pas parler d’épuration ethnique ».

Et pourtant... Regardons les faits.

Juste après Katrina, et l’inondation de la ville, la police militaire a investi la ville avec l’ordre de « tirer pour tuer » sur tout jeune homme noir – potentiellement pilleur.

Aucun décompte du nombre de morts par balles durant cette période n’a été fait, mais il s’agirait de plusieurs centaines !

Alors que les habitants des quartiers pauvres – les quartiers les plus inondés – fuyaient vers des quartiers riches, non-inondés, la police militaire a barré l’entrée de ces quartiers et a tiré sur les personnes qui essayaient quand même de s’y réfugier. Une nouvelle fois il s’agissait de protéger les riches de potentiels pilleurs¨...

Il a fallu plus de cinq jours pour que les secours aillent dans les quartiers pauvres. Conséquence, beaucoup d’enfants et de personnes âgées sont morts de chaleur et de déshydratation. Il faut comprendre que pendant une semaine, l’eau atteignait plus de trois mètres dans certains endroits et que sous le soleil torride avec des températures qui dépassaient les trente cinq degrés, les personnes s’étaient réfugiées sur le toit des maisons, sans eau, sans nourriture, sans soins...

Les habitants de La Nouvelle Orléans qui n’avaient pas les moyens d’aller rejoindre de la famille ou des amis quelque part ont été envoyés aux quatre coins des Etats-Unis. Sans pitié, dans la panique générale, des familles ont été divisées. Aujourd’hui rien n’est réellement fait pour que ces gens puissent revenir et se retrouver.

Alors que La Nouvelle Orléans comptait près de 450 000 habitants avant Katrina dont deux tiers de noirs américains, aujourd’hui la population est d’environ 180 000 habitants dont seulement la moitié de noirs.

Les quartiers les plus vite reconstruits sont évidemment les quartiers riches. La ville a même décidé que beaucoup de logements sociaux – dont certains qui n’ont même pas réellement été abîmés pendant l’inondation – seraient détruits prochainement, puis les terrains vendus à des entrepreneurs privés qui construiront à la place du « mix-housing » pour mélanger les populations. Malheureusement les plus pauvres ne peuvent pas payer les loyers des mix-housing...

Finalement, pour beaucoup de décideurs – économiques et politiques – américains, Katrina est l’occasion de vider la ville de ses pauvres et de sa population noire (souvent les mêmes. C’est ainsi qu’un leader républicain louisianais confiait à des affairistes de Washington : « Enfin, les cités de La Nouvelle Orléans ont été nettoyées. Ce que nous n’avons pas su faire, Dieu s’en est chargé » Katrina est l’occasion de faire grimper l’immobilier, d’investir dans les nouvelles entreprises de La Nouvelle Orléans en reconstruction... En reconstruction ? Pour une ville plus riche, plus blanche, plus sûre, plus rentable, plus attractive pour les investisseurs, pour une ville dominée par le secteur privé... pour une ville sans solidarité, sans justice, sans unité, sans ses anciens habitants, chassés par l’ouragan Katrina puis par celui du capitalisme dans son visage le plus brut. C’est ce qu’on appelle le capitalisme de catastrophe. Rien de tel qu’une bonne catastrophe pour faire de l’argent rapidement.

Des êtres humains qui se battent ensemble

Il ne s’agit pas ici de faire une simple tirade anti-capitaliste, mais simplement de constater la réalité qui est dure et cruelle pour toutes ces familles sans logement et sans perspective.

En voyant tout ce qui se passe à La Nouvelle Orléans, en écoutant les témoignages des mères de famille, nous avions les larmes qui nous montaient aux yeux. Une fois de plus nous sommes atterrés par la cupidité des êtres humains, par la puissance de l’engrenage de la mécanique du capitalisme, les êtres humains sont écrasés, niés au profit du profit, de l’argent. Une fois de plus on ne cherche pas à supprimer la pauvreté mais à supprimer les pauvres.

Heureusement au-delà de toute cette spirale négative nous avons rencontré à La Nouvelle Orléans des êtres humains qui se lèvent et se battent ensemble pour avoir le droit de revivre dans les quartiers où ils vivaient auparavant, et plus globalement pour avoir le droit au respect d’eux-mêmes, de leur famille et de leur dignité d’êtres humains tout simplement.

Nous prenons aussi de la force et du souffle dans l’énergie et l’engagement de ces centaines de jeunes venus des quatre coins des Etats-Unis pour participer à la reconstruction de la ville.

Le défi : rejoindre les gens

Alors face à tout cela, quoi faire ? Que dire ? Que penser ?

Comment mettre en équation toutes les injustices dans le monde, la méchanceté, la cupidité des êtres humains et la gentillesse, la bienveillance, la confiance de tant d’autres ? Tant de gentillesse et de méchanceté dans un même monde.

Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Beaucoup de choses ne nous incitent pas à l’optimisme. Mais ce que nous sentons de manière encore diffuse, c’est que nous pouvons, nous voulons, à travers nos choix personnels et dans notre manière d’aller vers les autres, essayer de faire ressortir le « bien », la « gentillesse », et l’envie de mieux vivre ensemble qui est enfouie au fond de chacun de nous. Pendant notre voyage nous sentons à quel point chacun ne demande qu’à être gentil, à se laisser aller à la rencontre, mais si nous ne lui en donnons pas l’occasion, il peut tout de suite se bloquer et devenir un vrai c... Cela est évidemment vrai aussi pour nous.

Finalement le défi reste de trouver comment toucher les gens, comment les rejoindre dans leurs préoccupations, dans ce qui est important pour eux. Beaucoup de questions restent en suspens.

Ignace Fabiani

Sébastien Robert

Martin Tonglet

23 ans, étudiants, ils sont partis le 13 octobre 2006 pour une traversée des Amériques, de Montréal à Buenos Aires. Leur route les a conduits à La Nouvelle Orléans, en Louisiane. Le texte qui suit est extrait de leur blog dont l’adresse est : http://descentedesameriques.over-blog.com

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