Les Misérables. Le titre et l’impact du roman de Victor Hugo restent écrasants. A l’image de son auteur, élevé au rang de patriarche de la littérature française. Quel petit écolier de la République n’a pas étudié au moins une fois quelques pages de ce chef d’œuvre national ? Cosette avec son seau, sa mère Fantine obligée de vendre ses cheveux blonds et ses dents, le bagnard Jean Valjean et les chandeliers volés devenu le bon M. Madeleine, la rapacité des Thénardier, l’ombre maléfique de l’inspecteur Javert, Gavroche, le titi parisien flirtant avec la mort sur les barricades. Tous ces noms font partie de notre Panthéon, presque de notre famille. Je décode aujourd’hui, avec le recul, quelques clés du succès : célébration de vertus héritées à la fois des Lumières et de la culture chrétienne, revanche exemplaire d’un homme sur la société, défense des petits et des écrasés, lyrisme révolutionnaire...
J’avoue, pourtant, que c’est une autre histoire sur le malheur des pauvres, Jacquou le Croquant1, qui m’a marquée, enfant, au sens physique, igné, du marquage. J’avais à peine une poignée d’années de plus que Jacquou, jeune paysan du Périgord. J’ai eu faim, peur, mal, froid pour lui, j’ai surtout été révoltée avec lui de la cruauté et de l’arrogance du comte de Nansac. Je me souviens de ce sentiment d’injustice avec bien plus d’acuité que des détails de son sordide logis.
Ensuite, dans la bibliothèque permanente qu’est devenue ma vie, il y eut, bien sûr, d’autres ouvrages sur la misère, en particulier le si émouvant Sans famille d’Hector Malot (1878) sur la triste condition des orphelins. Puis, à l’adolescence, ce furent les Zola et notamment Germinal ou les mines du XIXème siècle dévoreuses d’hommes ; Bernanos (La Nouvelle histoire de Mouchette, enfant marquée par le malheur), Pearl Buck (La mère, chronique de la dure vie d’une paysanne chinoise). Quelques années plus tard, il y eut L’Epervier de Maheux, (Jean Carrière, prix Goncourt 1972) sur le dénuement et la frugalité besogneuse de montagnards du Haut Pays des Cévennes. Je mesure maintenant toute la portée de cette phrase : « ... c’est la raison pour laquelle ce qu’il haïssait le plus dans la société de profit, ce n’était pas tant les injustices qu’elle engendrait, que plutôt d’avoir rendu suspect, et peut-être définitivement, tout acte, toute pensée qui n’étaient pas mobilisés pour l’abolir ».
Dans mes lectures récentes, très peu de découvertes :
Sous le soleil des Scorta , (Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004), la saga d’une famille de miséreux des Pouilles transcendée par leur fierté, leur sueur, la force de leurs liens et l’amour de leurs collines.
Quelques citations de Christian Bobin : « Vous ne connaîtrez rien de la pauvreté tant que vous n’aurez pas vu le visage des pauvres devant la parole de ceux qui savent, décident et jugent » (L’inespérée) ou encore : « Il ne suffit pas aux riches d’être riches. Il leur faut aussi voler à la pauvreté les signes du dénuement et à la sagesse les signes de l’austérité » (Ressusciter).
Un roman indien Little (Treuer David) sur des parias du Minnesota, et surtout la révélation de Louons maintenant les grands hommes, (James Agee et Walker Evans), moins pour la description de l’existence de bêtes de somme de métayers au sud des Etats-Unis, en 1936, que pour l’intelligence et la beauté de son regard sur ces vies simples.2
Je cherche en vain dans la production française contemporaine une œuvre majeure sur l’exclusion. Ce n’est pourtant pas faute de sujets ni de « volumes ». Mais qui constituent la France d’en bas. Soit elle les médiatise sous forme de témoignages de victimes (avec des récits kleenex, vite rédigés, souvent impudiques) ; soit elle les standardise dans de remarquables mais souvent pesantes expertises sociologiques, économiques voire ethnographiques.
Certes la France de 2006 n’a rien à voir avec celle de Victor Hugo, mais à l’heure des bidonvilles revenus aux portes des grandes villes, je rêverais qu’un auteur estime dignes de littérature les « gens de peu », comme les désignait Bourdieu. Qu’avec sa plume -ou son ordinateur- il s’attelle aux Misérables, version XXIèmesiècle. Qu’il donne chair et souffle aux nouvelles Cosette et aux nouveaux Jean Valjean. Qu’il raconte la galère quotidienne des cités dégradées ou des hôtels meublés. L’humiliation aux guichets des administrations lorsqu’il faut raconter sans cesse ses fins de mois impossibles. La dignité irréductible à toute vulnérabilité et infortune matérielle. Les solidarités aux côtés de ceux qui ne se résignent pas à ce que certains soient moins citoyens que d’autres. Et ce de manière talentueuse, populaire et fraternelle.
A cette différence près que ce sera certainement plus difficile, désormais, de conclure sur une fin heureuse qui permette de fermer le livre le cœur serein. Deux siècles supplémentaires nous ont appris que ni les progrès de la science, de l’économie, de la politique ni même de la pensée, ne suffisent pour détruire la misère. Je crois que les poètes et les écrivains, parce qu’ils touchent au cœur, ont un peu plus de chance de nous inviter à cette révolution.