J’ai eu la chance pendant une vingtaine d’années de côtoyer de très jeunes enfants avec leurs parents. J’ai toujours été admirative de la capacité des parents à résister à des situations inacceptables faites à leurs enfants. J’ai été aussi souvent bouleversée par l’ignorance et la souffrance de certains parents qui n’avaient pas eu la chance de grandir dans une famille qui leur aurait transmis les gestes, la culture d’une vie familiale qui offre amour et sécurité.
Des enfants omniprésents
Quand je suis arrivée à Tananarive dans les années 90, l’omniprésence des petits enfants m’a très vite sauté aux yeux : portés sur le dos de leur mère, parfois de leur père ou de leurs aînés, ou nouveau-nés portés sur le côté enveloppés dans un lamba1 ou une couverture, ou enfants à naître, encore dans le ventre de leur mère… Petits qui deviennent vite des aînés et trottinent derrière leur mère portant le cadet qui a pris leur place… Enfants choyés qui passent de bras en bras, à qui l’on n’arrête pas de parler, qu’on n’arrête pas de toucher… Enfants qui pleurent peu, qui sourient beaucoup… Enfants qui deviennent très vite autonomes dès que le petit frère ou la petite sœur est né, qui ont déjà leur rôle dans la famille en allant acheter à « la boutique » la cigarette du papa ou un peu de charbon, qui savent se repérer sans problèmes dans un dédale de rues enchevêtrées ou inventer plein de jeux avec ceux de leur âge dès qu’ils ont trois ou quatre ans. Cette indépendance des très jeunes enfants à l’aise pour se mouvoir dans un environnement plein de dangers du fait de l’exiguïté et de la précarité des habitations, de l’absence d’infrastructures (feux de cuisine, présence de canaux, déchets sur le sol, etc.), la capacité des mamans à trouver du temps pour jouer et parler avec eux, l’énergie des parents pour soigner leur enfant malade et leur courage quand malheureusement il meurt, ce savoir-faire d’une communauté vis-à-vis des plus jeunes de ses membres m’ont émerveillée et beaucoup questionnée. Peu à peu, en rencontrant les parents, j’ai découvert comment ils s’organisaient pour donner à leurs enfants le meilleur de ce qu’ils pouvaient donner et ainsi permettre que ceux-ci soient à l’aise dans leur corps et acquièrent des sécurités minimales, base de la confiance en soi2.
« Dans l’éducation, chacun a sa part »3
La participation du tout jeune enfant à la vie quotidienne, et ce depuis sa naissance, lui permet de nombreux contacts qui mettent en éveil tous ses sens : pas de réunion, de rencontre formelle ou informelle dans la rue, au marché ou ailleurs, pas de bibliothèque de rue, pas de travail communautaire, de rencontre de prière sans petits enfants présents avec leur mère, leur père, leur grand frère ou sœur (parfois à peine plus âgé puisque dès trois ou quatre ans, les grands prennent en charge les petits). L’enfant passe beaucoup de temps dans le dos de la maman, au sein, dans ses bras - il existe en malgache plusieurs verbes différents pour dire comment l’enfant est porté : sur le dos, sur les épaules, sur le côté, sur les genoux -, il est souvent massé, cajolé successivement par tous les membres de sa famille. Ces différents contacts corporels lui donnent de l’assurance et lui permettent une découverte positive du monde extérieur et une résistance aux éventuels chocs émotionnels et affectifs à venir.
Ainsi petit à petit la séparation maman-enfant se prépare au rythme de la vie quotidienne.
Très tôt également, en lien avec sa famille, avec le voisinage, présent par exemple lorsque sa mère tient un petit commerce, lorsque son père fabrique des meubles, l’enfant apprend en imitant les autres et se construit. Les parents sont très soucieux de tous ces apprentissages, celui offert par la vie et celui qui est lié à l’école : je pense à une maman qui n’avait pas été à l’école et qui avait créé un véritable livre d’images en tapissant sa maison de quelques mètres carré de journaux publicitaires. Elle « enseignait » son bébé en lui apprenant le nom des choses affichées sur les murs de sa maison.
L’avenir de l’enfant dans les mains de la communauté
Mais la mortalité infantile très élevée, liée à la malnutrition, et aussi à la promiscuité, à des conditions d’habitat très insalubres, à un savoir trop parcellaire, mal maîtrisé par les mamans, à l’insuffisance des revenus, soulignait l’impuissance des communautés de quartier au niveau de la santé. Quand un enfant mourait, les adultes du quartier disaient « quelqu’un lui a fait du mal », évoquant les possibilités de « sort » porté par l’une ou l’autre personne malveillante. Effectivement, « quelqu’un » lui avait fait du mal..., les voisins qui n’avaient pas été assez attentifs aux difficultés de la maman ou de la famille, qui n’avaient pas su poser des gestes de solidarité, lutter avec les parents contre l’ignorance, un quartier, une ville, un pays étaient en échec, avaient fait du mal au petit enfant, aux petits enfants.
La solitude des parents face à leurs petits enfants
De retour dans mon pays, où les moyens matériels et financiers investis dans la petite enfance sont en comparaison énormes, j’ai rejoint le Centre de promotion familiale de Noisy-le-Grand,4 en région parisienne. Là j’ai accueilli des familles qui avaient vécu dans l’errance parfois plusieurs années et j’ai été frappée par la solitude des parents face à leurs petits enfants. Des parents qui avaient fait le maximum pour protéger leurs enfants et leur permettre de survivre pendant des années passées à la rue, dans des hôtels, des hébergements d’urgence, des abris de fortune. Mais comment élever un bébé seul, quand on se demande jour après jour si on est un bon parent, si on fait bien, si c’est normal que son enfant soit comme cela. Quand on ne sait plus quoi faire quand l’enfant s’oppose, fait une colère, quand on ne sait plus à qui demander, auprès de qui aller pour être rassuré, quand on a l’impression que tout le monde autour est hostile, qu’on vous regarde de travers. Ces sentiments sont d’autant plus vifs que la peur du placement de l’enfant peut être très présente, entraînant une quasi-impossibilité que la mère se sépare de son enfant ne serait-ce que quelques heures. La séparation quand elle doit survenir est alors douloureuse, et l’angoisse qu’elle génère empêche une saine autonomie de la maman et de l’enfant. Cette angoisse de la séparation pourra se réveiller au moment de l’entrée en maternelle, entravant fortement la concentration et les apprentissages de l’enfant. Durant toute cette période, la présence auprès de la maman d’une amie, d’une sœur, d’une voisine, qui rassure, partage ses propres difficultés d’éducation, serait tellement essentielle5. Etre parent cela ne s’apprend pas dans les livres, mais dans un dialogue avec d’autres, avec son conjoint, avec d’autres parents qui peuvent aider à accueillir le bouleversement profond qui se joue à l’arrivée d’un enfant et qui fait que peu à peu la présence d’un enfant vous fait naître parents.
Respecter le bébé c’est apprendre à respecter tout être humain
À travers des pédagogies innovantes j’ai aussi découvert combien les premiers mois, les premières années sont essentielles pour bâtir les liens fondamentaux. Ces liens qui feront de chaque enfant un enfant sûr de lui, de ses capacités à apprendre et à s’appuyer sur les autres pour grandir. Ainsi l’errance ou les ruptures que vivent les tout-petits compromettent durablement leur développement tout comme la malnutrition qui atteint les bébés à Tananarive compromet leurs chances de grandir, voire de vivre.
Ces pédagogies, notamment les pédagogies Loczy6 et Montessori, m’ont appris ce qu’était vraiment respecter un enfant et donc tout être humain. Expliquer de manière compréhensible à l’enfant, même très petit, ce qui lui arrive, le prévenir d’un changement, s’assurer qu’il est d’accord quand c’est possible, faire confiance qu’il saisit quelque chose de ce qu’on lui a transmis, être confiant qu’il est capable de découvrir lui-même, à son rythme son environnement, et ne pas vouloir faire à sa place, le regarder d’une manière bienveillante et savoir capter à travers son regard, sa détente ou la raideur de ses muscles, ce qu’il vit… Avant d’avoir le moindre geste envers l’enfant, vérifier que ce geste est opportun... Combien de jeux, de temps d’élaboration d’une pensée de l’enfant, de temps de découvertes sont interrompus par des adultes parce que leur besoin à eux passe avant celui du petit qui n’a pas été perçu… À travers cette invitation au respect, j’ai découvert que la gratuité de l’éducation, puisque l’enfant ne va pas « me le rendre », invite à d’autres gratuités, fondatrices d’une société de respect pour chacun en incluant les plus fragiles, les moins « rentables », les « inutiles ». J’ai aussi découvert comment on peut apprendre à être attentif à celui qui ne dit rien, à se laisser interroger par un regard, une attitude.
Le petit enfant qui sommeille en chaque parent
J’ai rencontré des mamans très démunies devant l’éducation de leurs enfants disant, quand je parlais à leur bébé : « Ce n’est pas la peine, il ne comprend pas » ou bien ne sachant pas réagir aux pleurs d’un enfant, ayant des réponses inadaptées aux besoins de leur enfant, des mamans qui n’avaient pas grandi dans leur propre famille et n’avaient pas bénéficié de gestes quotidiens de soins ou de tendresse. Dans les gestes maladroits ou inappropriés de ces mères, j’ai appris à voir peu à peu en elles le petit enfant qui avait été parfois malmené, qui n’avait pas été soigné, le bébé qui n’avait pas été écouté, bercé, caressé, embrassé, rassuré. Dans leur méfiance envers tous les adultes rencontrés, j’ai découvert l’impossibilité qu’elles avaient eu dans leur petite enfance de construire la confiance à travers des liens solides. Leur vécu fait de ruptures successives les avait empêchées de croire que leur entourage pouvait être bienveillant et de croire en leurs propres capacités. Cette méfiance pouvait aller jusqu’à des gestes de colère inappropriés, incompréhensibles pour l’entourage, qui ne pouvaient qu’entraîner dans un cycle infernal le rejet et l’impossibilité de créer des liens. Mais restaurer le lien dans des lieux comme des accueils parent-enfants, où les personnes sont accueillies comme elles sont, non jugées, regardées avec bienveillance permet de sortir de ce cycle infernal7. J’ai le souvenir d’une maman arrivant un matin à un de ces temps d’accueil, très en colère, prête à être violente envers son fils, et la matinée se déroule dans une ambiance très tendue jusqu’au goûter, goûter où l’on souhaite l’anniversaire de cette maman. La tension retombe et la matinée se finit tout à fait différemment ; l’équipe est même témoin de gestes de tendresse de cette maman envers son enfant, ce dont elle était incapable auparavant. Une meilleure estime de soi des parents ne peut qu’être bénéfique pour leurs enfants.
Cet appel à respecter le petit, à le regarder, à le comprendre au-delà des mots est une invitation à apprendre à voir, à travers les adultes rencontrés, que l’on ne comprend pas, le petit enfant qui a souffert. Chercher à décrypter à travers le regard, l’attitude, l’expression ce que les personnes veulent dire ; avoir toujours un regard de confiance sur ce qui va advenir, chercher à valoriser les gestes, les petits apprentissages ; permettre la sécurité à travers la satisfaction des besoins essentiels. Cela peut permettre que la confiance en soi et dans les autres qui ne s’est pas construite soit, du moins un petit peu, restaurée.
Prendre soin des petits enfants : une action politique
Ainsi, un enfant, qui dans les premiers mois ou les premières années de sa vie est confronté à la violence, à l’errance, qui n’est pas respecté, ne pourra plus tard faire confiance aux adultes ; il n’arrivera pas à estimer ce monde extérieur qui n’a pas su le protéger. Ses capacités à se concentrer seront aussi mises à mal et pourront se manifester par des difficultés d’apprentissage risquant de mettre en échec les meilleurs programmes pédagogiques et scolaires.
Alors que les recherches sur la petite enfance n’en étaient qu’à leur balbutiement, le père Joseph Wresinski était convaincu de l’importance de celle-ci ; il disait aux volontaires que la petite enfance était le lieu privilégié du développement communautaire en Quart Monde, un développement qui rassemble et engage dans la même action les groupes et les institutions de la société environnante. Il ajoutait :
« Le permanent au service de la petite enfance devient un agent politique de la population en Quart Monde. Sa tâche essentielle consiste à aider le sous-prolétariat à prendre conscience de sa dignité personnelle, pour découvrir le respect dû à lui-même et aux autres, personnes ou institutions »8.
Effectivement la prise en compte des petits enfants par une communauté, un pays, de tous les petits enfants à commencer par ceux dont les parents vivent dans la grande pauvreté est primordiale : la capacité à protéger les plus fragiles de ses membres n’est-elle pas la mesure de la démocratie ? La certitude, si on prend soin de ceux-ci, que personne ne sera oublié.
Une mère de famille malgache vivant dans un quartier où la vie était difficile disait en parlant de son enfant : « J’aimerais bien qu’il aille loin dans la vie… ».
Une autre maman disait : « Plus tard, j’aimerais qu’il sache bien parler et qu’il respecte les gens. » Et en écho à cela Adeline qui vivait dans la cité de promotion familiale à Noisy-le-Grand me disait que la première chose qu’elle voulait apprendre à ses enfants était le respect.
Il s’agit bien d’un projet de société que des parents vivant dans l’extrême pauvreté nous rappellent : … « Sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ».9