Amis des sans amis

Déogratias Kankele

p. 41-44

Citer cet article

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Déogratias Kankele, « Amis des sans amis », Revue Quart Monde, 236 | 2015/4, 41-44.

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Déogratias Kankele, « Amis des sans amis », Revue Quart Monde [En ligne], 236 | 2015/4, mis en ligne le 20 juin 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6507

L’auteur montre comment des enfants peuvent être provocateurs de projets de développement et source d’inspiration pour des adultes et familles qui se sont regroupées alors sous le nom de Familles solidaires. Ce sont ces familles qui, réunies en « formation », enverront des délégués au séminaire de Paris, puis qui se réuniront ensuite pour approfondir leur engagement.

Index de mots-clés

Gouvernance

L’histoire d’ATD Quart Monde illustre parfaitement l’idée que ce Mouvement naît à partir des pauvres eux-mêmes. En 1997 un jeune Congolais étudiant à Fribourg en Suisse fait connaissance de « Tapori », le mouvement d’enfants initié par ATD Quart Monde. Il en rapporte la « graine » à Bukavu (RDC) à des amis soucieux de ce que vivent les enfants, dans une région marquée par la guerre et la rupture de liens. Prenant très au sérieux la soif d’amitié et de justice des enfants, ils les réunissent dans une démarche qui consiste à devenir « amis des sans amis »

Moments de jeux, de savoirs partagés et de joie, les réunions des Tapori sont aussi l’occasion de faire réfléchir les enfants sur des sujets importants comme la paix, la solidarité, la famille... De là naissent aussi des actions de solidarité, telles que des visites à des enfants en situation de grande exclusion, de travaux communautaires ou des chantiers au bénéfice de familles très pauvres, ainsi que l’animation hebdomadaire d’une émission de radio. Localement et internationalement, les enfants Tapori de Bukavu participent aux campagnes qui mettent en rapport des groupes d’enfants de différents pays.

Pour l’un des premiers animateurs du groupe :

« Les enfants sont des provocateurs des projets de développement. Tout ce que nous faisons dans nos quartiers, c’est grâce à eux. En effet, si les enfants jouent ensemble, les parents sont obligés de se réconcilier, et les enfants réussissent à faire changer le regard de la communauté envers les plus pauvres. Grâce à eux, l’espoir d’un changement est possible. »

Des jeunes et des adultes aussi

L’action de ces différents groupes Tapori a suscité l’engagement de jeunes qui ont participé aux activités lorsqu’ils étaient enfants et ils sont devenus animateurs à leur tour.

En voyant l’amitié entre enfants Tapori et leur apport à la communauté, des adultes d’un quartier modeste de la ville ont décidé, eux aussi, de se regrouper.

C’est ainsi qu’est né le groupe Les familles solidaires en RDC.

Les moyens matériels sont très légers et l’action est exigeante mais bénévole. Une coordination traduit le souci d’être fidèle à l’esprit d’ATD et de se former ensemble à partir de l’expérience de servir les enfants Tapori, ou de se soutenir dans la solidarité.

Cette coordination a choisi avec finesse deux personnes qu’elle a déléguées au séminaire de novembre 2014 sur la gouvernance d’ATD. Au retour, à la fin de l’année 2014, une session de formation des jeunes Tapori et une autre des familles solidaires ont été l’occasion de continuer à travailler à la compréhension de cette gouvernance. Ces groupes de RDC y prennent, on le verra, leur pleine part d’inventeurs, en lien avec les autres groupes d’ATD dans le monde. Expérience qui pourrait se résumer selon les propos de Vieux Félix :

« Un faible ne peut comprendre sans l’autre car l’extrême misère brouille la compréhension. J’invite chacun de nous à vouloir privilégier le vivre ensemble car l’homme est véritablement homme quand il est entouré d’autres hommes »

Prise de parole de Déogratias, et réactions.

Déogratias : Ce qui a permis selon moi que nous tenions le coup et qu’on continue à tenir jusqu’à ce jour, c’est qu’en s’engageant au sein du Mouvement au début, chacun est venu rejoindre cette vie de solidarité, d’amitié et de fraternité que menaient et que continuent à mener les enfants au sein des groupes Tapori dans leur milieu. En ce qu’ils se sont fait « amis des sans amis ». Et chacun de nous tous animateurs a été touché par cette vie et y a cru. Autrement dit cette innovation des enfants Tapori a interrogé chacun dans son cœur, et voilà que le chemin s’est ouvert et que la marche a commencé.

Dans cette marche ce qui a été notre force, ce sont les points de repères, la direction tracée par les enfants : la solidarité, la fraternité, l’amitié, etc., raisons pour lesquelles nous, comme leurs accompagnateurs, nous ne pouvions oser structurer ces groupes et les fondre en Association. Ce qui a fait que toutes les tendances qui habitaient dans les cœurs de nous tous ont été stoppées et ont trouvé en quelque sorte la réponse. Nous nous disions que si nous avions rejoint la vie des enfants Tapori c’est que ce sont ces enfants en toute logique qui doivent prendre la commande de leur groupe, parce que nous ne sommes pas initiateurs. Ce schéma qui est notre boussole nous a conduits jusqu’à ce jour. […]

Certes, cette façon nouvelle de marcher ensemble ne peut être comprise de la même manière par tout le monde. Ce qui fait que des fois il y a des tensions entre nous lors d’une réunion par exemple ou lors d’une préparation de telle ou telle activité organisée. Chose très normale pour un groupe de personnes. Comprendre aussi que le Mouvement n’est pas venu pour former des saints qui iraient au ciel. Mais, un Mouvement qui nous apprend à amortir nos passions, nos colères ; un Mouvement qui nous permet d’avoir des ambitions communes, de chaque fois nous arrêter pour nous questionner : comment nous évoluons ensemble, est-ce qu’il y en a qui sont plus avance que les autres, etc.

Le fait pour nous tous de comprendre que le Mouvement ATD Quart Monde est famille, une famille nouvelle où chaque membre est au service de l’autre pour avancer et changer ensemble, nous a aussi permis de nous accepter tels que nous sommes et de regarder dans la même direction. Par exemple lors que nous sommes avec Papa Émile, s’il remarque un mal sur moi, il me conseille ; et voir ses conseils ressortir dans mes quotidiens lui donne de la confiance et l’honore amplement d’avoir un interlocuteur fidèle. Et même moi il m’honore et me met en confiance devant lui. Cette façon crée un pont sur lequel chacun de nous deux aura à passer pour nous rencontrer et rester soudés.

Le Mouvement nous a appris à nous tenir les mains ensemble pour bien marcher. Le combat que nous menons, c’est un combat de nous tous et non d’une seule catégorie de personnes. Cette façon de comprendre pour chacun que la lutte d’ensemble nous permet d’aller plus loin, a engendré en nous le pardon. Ce que l’autre a fait au cours de la marche importe peu. Ce qui importe c’est l’objectif poursuivi par nous tous. « Si ATD Quart Monde dirigeait le monde, les plus pauvres seraient présidents pour transformer le monde » (Olive)

Anne : Le fait de ne pas suivre la religion, la tribu, c’est une valeur. Le fait qu’il n’y a pas aussi le salaire, c’est une valeur très capitale. C’est ta conscience et ton cœur qui te poussent à aller. La présence de chacun permet d’avancer avec les autres. C’est d’abord l’homme avec ses valeurs et ses difficultés. Nous ne regardons pas aussi derrière. Le passé passe.

Denise : La tolérance mutuelle est une force pour avancer avec les autres.

Justin : Rencontres organisées ordinaires et extraordinaires : si ces rencontres manquaient, que serions-nous ? Dans ces rencontres les idées de chacun sont prises en compte malgré qu’elles ne soient pas retenues. Laisser chacun aller au bout de ses idées. Moi personnellement, j’ai toujours été celui qui écoute les autres. De comprendre chacun tel qu’il est. Ne pas faire des questions taboues entre nous. Même si la question est sensible, elle est toujours la bienvenue. Le dialogue franc et sincère. Ne pas faire des questions, des questions personnelles. Faire des choses non pour sa propre gloire mais pour la gloire de nous tous, même de ceux qui sont absents.

Propos significatifs tirés du tour de table à Burhiba (RDC), du 31/12/2014 sur l’engagement

Louise : Six mois durant après la dernière formation, j’ai beaucoup appris et changé. Une maman avec qui nous sommes au marché de Muhanzi était accusée d’être une sorcière. De ce fait, elle a été exclue par beaucoup de monde. Tout ce monde commençait à la fuir. Mais moi, en me souvenant de notre thème traité dans la dernière formation sur comment aller à la rencontre des plus exclus, comment être « ami de sans amis », je me suis approchée d’elle et devenue son amie. Cela m’a valu une place dans le cœur de cette dame.

Jeannette : Je suis contente du groupe parce qu’il m’a permis de changer mon comportement. Ce que j’étais avant, ce n’est pas ce que je suis aujourd’hui. Avant, les soucis de la vie me faisaient beaucoup tonner sur mes enfants, mais les expériences de vous autres dans vos familles m’ont aidée à me transformer, à savoir comment me tenir. C’est ça l’intelligence que j’ai tirée dans le groupe.

Angèle : Ce groupe m’a soutenue moralement et fait tenir mon cœur. J’ai eu de sérieux problèmes avec mon fils qui s’est drogué au point de mourir. Ce groupe m’a permis de surmonter ce problème avec beaucoup de compassion et de soutien. J’étais au point de chuter, mais grâce à votre présence et accompagnement, je me suis contenue.

Bénezet : La dernière formation m’a aidée à dépasser la peur que j’avais de m’approcher des personnes accusées de sorcellerie. Le thème sur « être ami de sans amis » m’a libérée de cette peur et permis petit à petit de m’approcher de ces personnes. Quand l’on n’est pas aux côtés des autres, l’on est presque mort. L’homme reste homme. Riche ou pauvre, il reste homme. C’est le monde pareil que nous bâtissons dans ATD Quart Monde, un monde qui considère les hommes et non un seul homme.

Vieux Gérard : J’ai difficile à expliquer pourquoi ce groupe occupe tout mon cœur. Le jour de la rencontre mensuelle d’octobre dernier, je me sentais très affaibli par les fatigues de la faim. Malgré tout, je me suis décidé de quitter ma maison trente minutes avant, afin d’être à temps à la réunion. En cours de route je suis tombé deux fois, et en arrivant juste chez Émile, je me suis évanoui. Directement, des personnes qui étaient là se sont occupées de moi, en m’offrant du thé chaud et par après un peu de nourriture. Quelques minutes après, je me suis rétabli et la réunion s’est bien déroulée. Je suis tellement attaché à vous parce que Les familles solidaires, c’est le seul groupe pour qui je compte et qui me permet de me maintenir encore en vie.

Isidore : J’ai été beaucoup plus touché par la formule « 1+1 =3 », ce qui veut dire : moi, toi, et la troisième personne, c’est l’absent (le plus fatigué par la misère). Quand nous nous réunissons pour prendre des décisions, nous devons tenir compte aussi des idées de ceux qui ne sont pas avec nous (les plus pauvres, les absents). Sans la participation de tous (des présents et des absents), on n’arrivera pas à éradiquer la misère. Cette formation rajoute à mon courage d’aller à la recherche de très absents.

Déogratias Kankele

Deogratias Kankele a été délégué par la coordination de l’Association des amis d’ATD Quart monde de la République démocratique du Congo (AAAQM) au séminaire sur la gouvernance, en Novembre 2014, à Paris.

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