1962 : j’ai quatorze ans ; écolier, je vais passer le certificat de fin d’études, puis entrer dans le monde du travail comme apprenti. Je regarde avec envie une partie de mes camarades passer en collège, alors que mes professeurs m’ont orienté dans une filière technique. Je sens qu’il y a une différence, il y a ceux qui réussissent et les autres. Il y a ceux qui passent dans la classe supérieure et ceux qui sont orientés. Je sens que nous ne jouerons plus dans la même cour, qu’ils ne feront plus partie de mon monde. Me voici comme empêché d’accéder à la culture, aux savoirs académiques. Je passe tour à tour d’un état de résignation - je ne suis pas capable - à un état de jalousie, en regardant avec envie mes copains prendre le chemin du collège. Les enseignants, voyant l’activité du papa qui était vulcanisateur (celui qui répare les pneus), mais aussi récupérateur de pneumatiques dans des petites entreprises familiales de ferrailles pour les revendre d’occasion, pensaient que je reprendrais l’atelier des parents. Cette activité était dans l’imaginaire de mes enseignants proche de ceux qui collectent, qui récupèrent, donc qui vivent en marge de la société. J’étais fier du métier de mon père, qui nous permettait de nous loger, de nous nourrir, de partir en vacances, de vivre dignement. Mon père pratiquait une économie qu’on qualifierait aujourd’hui « à but d’emploi », désirant récolter comme profit l’unique nécessaire pour faire vivre notre famille. Je le sentais heureux dans son activité.
Mais je vivais comme une injustice une orientation vers un métier manuel qui me coupait de fait des savoirs académiques, de la culture. Je souffrais beaucoup de cette injustice de classe, mais je ressentais plus encore une injustice de non reconnaissance de mes envies. Sans consultation, me voilà orienté, donc détourné d’un parcours classique.
Fier de l’activité de mon père
Pour autant, l’idée de travailler aux côtés de mon père ne me rebute pas, bien au contraire, j’aime cette activité de récupération, j’en suis même fier. Mon père m’emmène régulièrement avec lui lorsqu’il va s’approvisionner ou qu’il intervient sur une réparation de matériel agricole. Contrairement à l’école, j’expérimente, en réel, une démarche d’apprentissage de gestes professionnels, nécessaire à une production économique. En même temps je découvre un monde d’indépendants, de paysans, de familles issues de la communauté des gens du voyage, d’une pratique de l’économie souvent informelle, faite de débrouille, pratiquée par des personnes pauvres pour des pauvres. À cette époque, les récupérateurs ont un rôle important, indispensable ; ils répondent à une demande des habitants du monde rural aux revenus modestes, et aux besoins des agriculteurs qui recherchent des équipements agricoles. J’adhère à cette pratique de la « récup », chaque famille développant un potentiel d’inventions illimitées pour faire durer les objets, les réparer, les transformer, les réutiliser. Tout déchet devient richesse, le récupérateur nous montre fièrement comment ses cochons sont nourris avec les rebus des cantines de Lons le Saunier, et qui, à leur tour, seront transformés en jambon. Les voitures automobiles à bout de course, les camions accidentés trouvent tous une deuxième vie comme remorques à usage agricole. Derrière ces activités de services, se dessinent les alternatives de résistances d’aujourd’hui pour nous réapproprier nos développements économiques territoriaux et nous libérer du diktat de la finance. Aujourd’hui les produits des chineurs sont de plus en plus remplacés par les produits « made in China » !
J’enregistre tous ses faits et gestes…
Je découvre et prends ma place comme maillon indispensable dans cette chaîne de la récupération, très organisée en réseau. Je ne suis plus un élève qui fait des fautes, mais un jeune compagnon de travail de l’entreprise familiale. Pour mon père, ces récupérateurs sont des acteurs économiques indispensables, nous avons besoin d’eux, ils ont besoin de nous. Ils ont surtout une richesse relationnelle incroyable ; nous sommes toujours leurs invités à l’heure du déjeuner. Et moi enfant, je suis aux côtés de mon père, j’enregistre tous les faits et gestes, je pratique, j’apprends sur le tas, c’est à dire en reproduisant le bon geste professionnel de celui qui sait et qui se tient à mes côtés. Contrairement au fabricant de pièces neuves, la réparation d’un pneu ou d’une pièce mécanique met l’opérateur dans une posture de non puissance : il faut apprendre à discerner, à accepter les aléas d’une réparation.
Nous expérimentons la coopération
Très jeune, je donne de sérieux services à l’atelier, réparant les chambres à air et les bottes en caoutchouc des clients. Cette occasion de faire par ses propres mains, comme les adultes, stimule en vous une envie d’apprendre, d’entreprendre, de développer toutes sortes activités économiques ou sociales. Mes camarades sont très intéressés par l’atelier du papa, pour la réparation de leurs propres pneus de vélos. Nous transformons les chambres à air en bouées pour nos sorties aux lacs du Jura. Un été, nous décidons de descendre la Loue en période de crue à bord de canoës construits à partir de chambres à air. L’aventure demande une sérieuse logistique, depuis l’étude du cours de la rivière, le franchissement des barrages, l’hébergement, l’intendance, le lien avec les familles et la fabrication des deux canoës en caoutchouc de récupération. Ce projet, mené à bien, fut pour moi une première expérimentation que la coopération, la solidarité, la confiance entre les membres d’un groupe sont une forme d’organisation efficace et efficiente. Il nous était impensable d’établir entre nous une quelconque hiérarchie pyramidale. D’ailleurs nous avions rayé de notre vocabulaire tous mots comme chef, président ; chacun d’entre nous avait une mission basée sur ses compétences.
Dans la mouvance des fruitières coopératives du Jura, nous vivons une forme d’autogestion que les Lip1 de Besançon pratiqueront quelques années plus tard dans la reprise de l’entreprise afin de sauvegarder leur emploi. Cette envie d’entreprendre ensemble, de s’entraider, de s’organiser dans la confiance, d’avancer au rythme du moins performant me guidera toute ma vie. En moi germait une utopie qu’il me fallait concrétiser au sein d’une entreprise d’un nouveau type, où les salariés seraient libérés de tous liens de subordination et que la confiance puisse être le liant de l’équipe.
Dans une entreprise citoyenne
Mon rêve d’être un entrepreneur va se concrétiser, un peu par nécessité et par obligation pour répondre aux besoins de notre nouvelle famille.
J’expérimente alors au sein de l’entreprise une organisation participative appelée « en marguerite », inspirée d’une théorie de Charles Maccio que je venais de rencontrer à Lyon à la Chronique Sociale à une formation du CMR. Ceci correspondait bien à ma conception de faire ensemble, en alternative à une organisation pyramidale, faire que chaque salarié travaille comme s’il était à son propre compte.
Nous constituons des petites équipes de trois à quatre personnes, par secteurs d’activités. Chaque équipe a son budget propre, définit sa stratégie commerciale, relie et évalue son activité avec l’apport d’experts en gestion. Il n’y pas de chefs, pas de supérieurs, mais des salariés avec des missions que chacun mène à bien.
Cette gouvernance est chronophage mais nous avons de bons résultats économiques et cela permet également de développer du bonheur au sein des équipes de l’entreprise. Je pense que l’entreprise a pour mission première de contribuer au développement personnel des salariés et de participer au développement du territoire. Pour signifier nos engagements nous ouvrons nos Assemblées Générales à tous les salariés, aux élus, aux centres d’apprentissage, aux services publics…, à tous les amis. Nous voulons signifier que notre entreprise n’est pas un centre de profit pour actionnaires prédateurs, mais une entreprise citoyenne. Nous le vivons en accueillant des jeunes en situation de grande difficulté sociale et professionnelle. Nous établissons des conventions avec les institutions d’accueil d’enfants ou directement avec les familles.
Un jour arrive D., vingt ans, qui vient se présenter sur notre offre d’emploi de mécanicien et pneu, avec un CV plein de trous. Mais il m’explique que là où il habite, une cité de banlieue de la région parisienne, il est reconnu comme celui qui sait faire démarrer les voitures ! Bien sûr, son histoire en cache une autre… J’évite de lui demander d’autres précisions…, et nous l’embauchons.
Dans les années 2004 je transmets la direction de l’entreprise à deux salariés et je développe avec mon fils Marc un nouvel atelier industriel de réparation-vulcanisation de pneu sur le territoire de Dole. Là je croise souvent Annie. Elle est enseignante en antenne mobile (camion école) et a pour mission de rejoindre les jeunes du voyage qui décrochent de l’école ordinaire. Elle est en lien aussi avec leurs familles par le réseau école d’ATD Quart Monde. Elle me fait rencontrer les familles qui m’expliquent que leurs enfants n’en fichent plus une rame, qu’ils glandouillent, que c’est la faute de l’école. Le temps passe et on ne sait plus comment raccrocher à la vie… Pire encore, on perd illico ses maigres acquis, au point de ne plus savoir lire ni écrire. Pour d’autres encore, les influences extérieures, les fréquentations, la drogue, le mal-être, la pente…, que pouvons-faire ? Alors Annie va me confier ces jeunes au sein de notre nouvelle entreprise. Je vais les prendre avec moi comme compagnons de travail sur le secteur de la collecte et de la valorisation des pneus que nous récupérons. Nous découvrons que des jeunes sont ainsi faits qu’ils ne peuvent progresser que s’ils se frottent d’abord à l’expérience, avant d’assimiler la théorie. Et que les programmes de l’Éducation nationale ont abandonné le concret. Ces jeunes sont riches d’un savoir de l’expérience qu’ils ont acquis avec leurs parents sur leur terrain familial, ils savent classifier des métaux et vérifier si le pneu a encore un potentiel à user. Tout est occasion de connaissances, d’apprentissage, d’échanges. L’idée du faire pour apprendre nous apparait comme une bonne pédagogie.
Notre pédagogie : « faire pour apprendre »
C’est à partir de ce constat que va se créer l’initiative ECCOFOR2 en matière d’innovation pédagogique, une école « de la réussite de tous » au cœur d’une entreprise qui n’est pas une entreprise bidon, mais confrontée à tous les problèmes inhérents à l’économie réelle. Son élaboration a nécessité deux années de travail avec des enseignants, des personnes du monde de l’entreprise, et toutes personnes de bonne volonté. L’association accueille aujourd’hui seize jeunes qui s’immergent dans un vrai garage, dans une vraie métallerie, pour y apprendre le métier, améliorer leurs compétences intellectuelles et mûrir un projet d’avenir.