La femme sur la photo semble ordinaire. Sortant d’une maison, avançant vers la caméra, elle pourrait être la voisine de n’importe qui - sauf que l’image montre son cœur au centre d’une cible. Le texte, un spectaculaire rouge sur fond noir, hurle : « NOUS LA RATTRAPONS ». On est en train de chasser la femme. Le texte continue : « Nous rattrapons les voleurs d’allocations avec l’aide de centaines d’appels sur notre hotline ». Cette affiche fait partie d’une campagne de publicité du gouvernement du Royaume Uni exhortant les gens à faire part de leurs plus légers soupçons concernant des gens qu’ils connaissent et qui reçoivent peut-être plus d’allocations qu’ils ne devraient. D’autres photos dans la même campagne montrent des gens tenant un écriteau en face d’eux dans le style des clichés anthropométriques de la police. On peut lire sur ces écriteaux : « Voleur d’allocations » ou « Faites-moi rembourser les allocations que j’ai volées ».
Une campagne anti-pauvres
Lancée par le Département du Travail et des Pensions en 2002, et amplifiée avec des illustrations spectaculaires en 2009, la campagne de « Ciblage des voleurs d’allocations » offre des récompenses pour les renseignements - donnés anonymement - qui amènent à couper les allocations d’une personne. La campagne a aussi un site web invitant n’importe qui à personnaliser ses affiches et ses communiqués de presse, et à partager ses annonces publicitaires à la radio et à la télévision. Les affiches avec la cible ont été utilisées dans les abribus, les panneaux d’affichage et les cabines téléphoniques partout en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles. Elles ont aussi inspiré aux tabloïds une myriade de gros titres qui dénoncent « les belles maisons des profiteurs », condamnent « quatre millions de familles de profiteurs en Grande Bretagne » ou détaillent l’offre « d’une prime pour piéger les tricheurs ».
Une des conséquences de cette campagne a été de convaincre la population générale que la fraude à l’aide sociale est beaucoup plus répandue qu’elle ne l’est réellement. Une enquête de la Confédération des Syndicats a trouvé que :
« En général, les gens pensent que 27 % du budget de l’aide sociale va aux fraudeurs, alors que les chiffres du gouvernement sont de 0,7 %1 ».
L’enquête British Social Attitudes indique que les attitudes deviennent plus dures envers ceux qui reçoivent les allocations de chômage, qui sont :
« certainement perçus moins favorablement qu’ils ne l’étaient il y a 30 ans [... et] 81 % pensent qu’un grand nombre de gens ces temps-ci demandent à tort des allocations alors qu’ils étaient 67 % en 1987. […] Les attitudes envers les demandeurs d’emploi et le rôle du gouvernement qui leur vient en aide sont, dans un large éventail de mesures, beaucoup moins positifs maintenant qu’il y a 30 ans - suggérant en effet que le public est devenu moins ‘collectif’ dans son attitude envers ce groupe »2.
Des voix se sont élevées pour critiquer publiquement la campagne de « Ciblage des voleurs d’allocations ». Stuart Connor, professeur de lettres, langues et sciences sociales à l’université de Wolverhampton, a étudié cette campagne. Il écrit qu’elle
« […] représente ceux qui fraudent comme menaçant les autres, et dont la présence rend obligatoire et légitime un usage accru des mécanismes techniques, législatifs et punitifs afin de gérer ces ‘populations à problèmes’ »3.
La résistance contre la stigmatisation
Depuis le début de cette campagne, les membres d’ATD Quart Monde au Royaume-Uni se sont sentis en colère et blessés par le déluge public d’images et de messages négatifs accusant de paresse les personnes qui vivent dans la misère. Ils ont voulu trouver ensemble une réponse à ce tableau extrêmement trompeur des bénéficiaires d’allocations. Ceci les a conduits à développer un projet appelé Les rôles que nous jouons : Reconnaître la contribution des personnes vivant dans la misère.
Moraene Roberts, qui vit dans la misère et qui est membre de l’équipe de coordination nationale d’ATD Quart Monde au Royaume-Uni, rappelle comme cela a été dur pour les personnes vivant dans la misère de voir tous ceux ayant de très bas revenus visés et stigmatisés de cette manière :
« Nous avons voulu réagir contre les choses terribles que le Parlement et la presse disaient à propos des personnes vivant dans la misère. Vous n’entendiez même jamais le mot ‘misère’ sans qu’y soient attachés des mots tels que ‘profiteur, incapable, paresseux’. Et les médias ne rendent compte que des extrêmes. Un jour, ils vont écrire au sujet d’un homme qui reçoit un énorme excédent d’allocations, et l’article suivant sera sur quelqu’un qui mendie pour subsister avec quasiment rien. Tout ce qui était dit en public sur les personnes vivant dans la misère se réduisait à de la violence verbale. C’était irrespectueux, et une grande partie n’était que des mensonges purs et simples. […] Presque personne ne nous défendait publiquement. Il y a aussi eu une autre campagne, appelée ‘Chassez un rat’4 ! Quelle image ignoble et terrible des personnes vivant des déchets de la terre. C’était le début de la guerre contre les pauvres. Je l’appelle comme cela car je pense qu’il y a eu une guerre intense d’attaques verbales afin de créer des discriminations contre les personnes prises dans cet horrible piège.
En parlant de ceci avec nos membres, les gens disaient que ça les perturbait beaucoup. Nous avons donc passé un week-end où nous avons décidé de nous parler de nos vies en dehors de ce que nous faisions en groupe. Et nous avons découvert toutes les sortes de choses que chacun faisait et comment il contribuait à la collectivité. Ce pouvait être en aidant un voisin, en s’occupant d’un parent âgé, ou en élevant des enfants. Et nous avons décidé qu’il fallait amener le grand public à réaliser que la plupart d’entre nous ne correspondent pas aux extrêmes dont parlent les médias ».
Ces conversations entre les membres d’ATD Quart Monde ont conduit au projet : Les rôles que nous jouons5 en 2009, avec des discussions et des ateliers qui utilisaient des images et des représentations positives d’eux-mêmes, pour contrer les stéréotypes négatifs largement répandus au sujet de la misère. Ce projet s’est développé sur plusieurs années. Il a produit une exposition de photographies professionnelles de portraits qui a parcouru le pays en 2010, et un projet participatif de film en 2012. En 2014, l’exposition de photos a été élargie pour y inclure des récits autobiographiques axés sur ce que les participants font pour surmonter la pauvreté et l’exclusion sociale dans leur vie quotidienne et dans leur environnement. Ces activités vont d’un travail dans une boutique solidaire à l’accompagnement d’un ami malade en phase terminale.
Ils continuent à animer des ateliers communautaires interactifs centrés sur l’exposition de photos et sur le livre, pour rendre le public plus conscient de ce que sont la pauvreté et la discrimination sociale. De plus, les auteurs du livre se préparent à parcourir le pays pour animer des ateliers créatifs dans les festivals et les galeries et pour prendre part à des colloques universitaires. Utilisant le théâtre, la poésie et la musique, ils cherchent à susciter des interventions originales dans les quartiers défavorisés pour mettre en valeur les contributions des personnes vivant dans la misère.
Des mots et des visages
Alors que la photographe professionnelle et artiste, Eva Sajovic, offrait son talent à ce projet, des personnes vivant dans la misère y participèrent dans tous ses aspects. Cela comprenait l’écriture, la mise en page, le choix des photos et l’amélioration de leurs capacités à parler en public afin d’accompagner l’exposition dans sa tournée pour le lancement du livre.
Moraene explique pourquoi ils ont choisi le format d’un album de photo pour le livre :
« Vous pouvez faire une déclaration, mais c’est plus fort si vous mettez un visage sur les mots. Vous devez avoir beaucoup de courage pour faire cela. Les participants ont osé se montrer. […] Une fois que votre visage est dans un livre qui circule ou se trouve en ligne, vous vous êtes exposé, vous n’avez pas seulement donné votre opinion. Mais mettre un visage sur des mots est important. C’est plus difficile pour le public de regarder la photo et d’imaginer un monstre profiteur. Au contraire, ils réalisent que ‘ça pourrait être ma sœur’. Cela montre que nous sommes normaux. Nous vivons dans la misère, certains d’entre nous n’ont pas de travail, mais nous sommes des gens normaux. Montrer nos visages écarte l’illusion que nous sommes moins qu’humains. Cela renforce notre pleine identité dans le monde. Maintenant, chaque fois que l’on montre l’exposition ‘ Les rôles que nous jouons’, l’un ou plusieurs d’entre nous, dont le visage figure dans le livre, l’accompagnent pour animer les ateliers. […] Les gens posent tant de questions - pas des questions hostiles, mais difficiles. Ils veulent vraiment comprendre où, pourquoi et comment ce projet a été réalisé ».
La photographe Eva Sajovic livre ses réflexions sur ce projet :
« J’espère que cela [a aidé] à créer un lien - un lien commun qui unit l’humanité. Quand d’autres ont édité vos histoires, ça n’en dit pas autant. […] Les gens se dévoilent ; ce n’est pas toujours facile de faire ça quand vous êtes photographiés [et] avez été confrontés à beaucoup de préjugés et que vous êtes vulnérables. Ils cherchent à atteindre les autres. […] Le projet n’a pas seulement été pensé ensemble avec chacun, il a été élaboré avec tous, ensemble. J’étais derrière la caméra, mais nous avons décidé ensemble comment les gens voulaient se présenter. La dimension collaborative était présente, de la production à la diffusion : les gens trouvant de nouveaux moyens et façons de faire connaître [comment ils se présentent] ».
Derek, un membre d’ATD Quart Monde de longue date, était d’accord pour que son image et sa voix soient présentes dans le livre et sur le site web du projet. Il dit :
« Cela fait une différence pour les autres que vous côtoyez quand vous n’avez pas seulement le regard fixé sur le pétrin dans lequel vous vous trouvez, mais sur ce que vous pouvez faire pour les autres autour de vous ».
Kathy, qui a aussi contribué au livre, remarque :
« Au départ, quand j’ai entendu le titre ‘Les rôles que nous jouons’, j’ai eu dû faire un effort pour m’y associer parce que, pour moi, cette formulation créait des images de décision, de choix, de contrôle. Alors je pensais ‘Eh bien, quelle sorte de décision, de choix, de contrôle avons-nous ?’ […] C’est complètement déshumanisant et démoralisant cette manière de nous représenter. […] On ne donne pas de valeur à nos capacités et nos compétences humaines. […] Seule l’instruction formelle a de la valeur. C’est si facile d’avoir honte, de perdre confiance en soi, de perdre l’estime de soi. On finit par croire que nous sommes ce qu’ils disent que nous sommes. […] Nous passons notre temps à apporter et donner confiance aux jeunes, pour qu’elle soit détruite encore et encore par le système. […] Ces attitudes deviennent de plus en plus brutales et désobligeantes. Cela me donne du souci pour les générations futures, pour nos enfants et nos petits-enfants, et le genre de vie qu’ils vont avoir. […] Je pense que les gens ne connaissent pas assez le coût psychique, psychologique et émotionnel des années de misère et l’impact que cela peut avoir sur vous […] On a tendance à parler de nous, mais pas avec nous. […] Ce projet est une célébration de qui nous sommes. Ce projet est très important pour moi parce que cela veut dire que je ne suis plus invisible ; je suis reconnue comme un être humain avec des idées, des sentiments, et des aspirations. Je me sens respectée. Cela m’aide à me définir plus positivement et je sens que j’ai un rôle important à jouer dans la société ».
Quelques commentaires d’autres participants au projet :
« Je me sentais vraiment mal fichu et embourbé jusqu’à ce que j’arrive ici aujourd’hui. La discrimination, ça vous démolit. Vous oubliez ce que c’est que de rencontrer des gens. Quand je suis arrivé ici, ça m’a enlevé beaucoup de stress. Après des réunions comme celle-ci, je peux retourner dans mon quartier et me sentir complètement différent. Ça change mon point de vue ».
« C’est une des meilleures choses auxquelles j’ai participé. Cela montre des gens ordinaires qui ont des vies ordinaires et qui sont prêts à aller un peu plus loin pour aider d’autres personnes. Faire partie de la nouvelle exposition montre aux gens que le travail d’ATD Quart Monde, c’est beaucoup plus que ce qu’ils croient. Je sens que je peux parler en public maintenant, et quand l’exposition circule dans le pays je suis fier d’y être associé ».
« Faire le film m’a donné plus de confiance en moi, et avec cette confiance je peux mieux me remettre en question. Je suis plus sûr de moi dans ce que je fais et comment je parle en public, et le film nous donne un autre moyen pour faire comprendre nos points de vue ».
« On a fait le truc d’ATD qui est d’écrire exactement ce que la personne dit. […] Ce n’est pas de la paraphrase. C’est formidable que quand on le lit, on peut les entendre ».
« Ça n’est pas moralisateur. […] C’est raffiné, mais les gens n’ont pas été raffinés. […] Ce que vous voyez est ce que vous obtenez ».
« Le mot ‘misère’ dérange beaucoup de gens, mais lire les histoires des gens fait qu’ils comprennent, en particulier les gens de notre [cité] qui craignent la stigmatisation associée à ce mot. […] Les gens tout simplement ne veulent pas être traités différemment des autres ».
Les réactions et les critiques de l’exposition ont été positives6.
Robert Walker, professeur de politique sociale à l’Université d’Oxford, est intervenu ainsi lors d’une rencontre pour le lancement du livre :
« C’est une célébration de la vie elle-même. […] Les individus dans ce groupe [ont] une résonance mondiale [car] les situations que vous vivez et la manière avec laquelle vous contribuez à la vie d’autres gens, cela a lieu avec d’autres personnes qui vivent dans la misère dans le monde entier. C’est un projet modeste, mais ses répercussions sont immenses. […] Les vies révélées dans les photos récusent le langage désobligeant si souvent employé dans les débats publics. Des étiquettes comme ‘les pauvres’ privent les gens de leur individualité. Des mots tels que ‘profiteur’ nuisent à la réputation de millions de nos concitoyens. Ces mots produisent des conflits dans la société, créant des mythes et des différences qui n’existent pas. […]
Les personnes sur les photos ne sont pas des ‘pauvres’. Dans de nombreux domaines, ce sont des personnes qui ont réussi à faire face à des défis et des événements qui nous mettraient tous à genoux ».
Moraene Roberts raconte :
« J’ai donné un exemplaire du livre à mon docteur. Ensuite il m’en a demandé un autre pour mettre dans [la salle d’attente de] son cabinet, pour que ses patients aient quelque chose de plus intéressant à lire que les revues. Puis il en a voulu un aussi pour son frère, qui est avocat. Il a payé une contribution pour les livres. Et il a dit : ‘C’est vraiment intéressant parce que ce n’est pas du tout ce qu’il y a aux infos ; cela m’amène à une nouvelle façon d’accepter ou ne pas accepter ce que j’entends aux infos ou ce que je lis dans le journal, qui est censé être au sujet de tous les gens qui reçoivent une allocation chômage. Les médias parlent de ‘profiteurs’ ou ‘demandeurs d’allocations’ à tel point que vous perdez de vue le mot ‘personnes’. Il y a des gens qui sont la cible d’attaques’. Le docteur m’a dit qu’il connaît beaucoup de patients qui sont allocataires, et qui s’occupent aussi d’un parent âgé ou d’enfants. Mais cela ne lui était jamais arrivé de penser, quand les médias parlent d’‘allocataires paresseux et profiteurs’ que ce sont ses patients qu’on attaquait. Il pensait que c’était d’autres, les ‘allocataires paresseux et profiteurs’. Mais maintenant il voit qu’ils parlent de personnes qu’il connaît qui ne sont pas comme cela ».
Les groupes confrontés aux préjugés savent combien c’est nuisible et décourageant d’être constamment stigmatisés. L’humanité a fait des progrès vers la reconnaissance de la dignité inaliénable de chaque individu, quels que soient son sexe, sa couleur de peau et son origine ethnique. Cependant, les préjugés et l’indifférence continuent à faire en sorte que les gens vivant dans la misère sont considérés et traités comme ayant moins de valeur que les autres. Ensemble, les membres d’ATD Quart Monde au Royaume-Uni ont été capables de résister contre le dénigrement pour bannir « l’illusion que nous sommes moins qu’humains ». Leur courage en montrant leurs visages et en racontant leurs histoires aide les personnes de tous les milieux sociaux à repenser la manière avec laquelle nous nous traitons les uns les autres.