Privés de résidence, privés de droits

Antonio Mumolo

Traduction de Jean Tonglet

p. 14-18

Traduit de :
La residenza anagrafica e i diritti negati

Citer cet article

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Antonio Mumolo, « Privés de résidence, privés de droits », Revue Quart Monde, 241 | 2017/1, 14-18.

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Antonio Mumolo, « Privés de résidence, privés de droits », Revue Quart Monde [En ligne], 241 | 2017/1, mis en ligne le 15 septembre 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6787

Quand le droit à la résidence est nié, c’est l’exercice de l’ensemble des droits qui est irrémédiablement compromis1.

Index géographique

Italie

Les personnes qui vivent en rue en Italie accumulent en peu de temps de nombreux problèmes juridiques différents : amendes pour vagabondage qu’elles ne parviennent pas à payer et qui se multiplient, interdictions de résider, difficultés liées à l’absence de documents officiels, etc. Ce ne sont là que quelques-uns des problèmes qui frappent les gens qui vivent aux marges de nos sociétés, problèmes qui aggravent lourdement leur situation et représentent un obstacle insurmontable dans un parcours vers le retour à une vie ordinaire.

Devenus invisibles

Quand on parle de sans-abri, on utilise souvent le mot « invisible » : le terme, même si on en abuse, est sans aucun doute approprié à leur situation, en particulier quand on se penche sur ce qui se passe quand un sans-abri perd son inscription à l’état civil (anagrafe en Italie) et donc sa résidence légale.

On peut perdre cette résidence légale et l’inscription à l’état civil pour différents motifs : quand un mariage se brise, quand on change de situation familiale, quand on quitte une maison où l’on était locataire, quand on n’a pas répondu à un recensement de la population. Dans toutes ces situations, en l’absence de communication d’une nouvelle résidence à l’état civil, on est immédiatement effacé des listes. L’on devient ainsi invisible aux yeux de l’État italien, comme si l’on n’existait plus, et il est ensuite très difficile de réacquérir le droit à la résidence.

Ce droit, à savoir celui d’être inscrit aux listes de l’état civil tenues par les communes, est un droit subjectif : chaque individu doit pouvoir le faire valoir de manière directe et effective et la collectivité est engagée à ce que ce droit soit respecté.

La Constitution italienne prévoit à l’art. 16 que :

« tout citoyen peut circuler et séjourner librement dans toute partie du territoire national, sous réserve des limitations que la loi fixe d’une manière générale pour des motifs sanitaires ou de sécurité. Aucune restriction ne peut être déterminée par des raisons politiques. »

Être résident est la condition indispensable à l’accès à une série de droits fondamentaux, sociaux, civils et politiques, protégés et reconnus comme inviolables au terme de l’article 2 de la Constitution. L’article 3 de notre charte fondamentale affirme en effet que :

« tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales.
Il appartient à la République d’éliminer les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens, entravent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays ».

Engagés dans un cercle vicieux

La perte de la résidence empêche de jouir des mêmes droits et de la même dignité sociale que tous les autres citoyens. Ainsi en est-il du droit au travail, reconnu à l’article 4 de la Constitution : sans résidence, il est impossible d’avoir un numéro de TVA, ni de s’inscrire au Centre pour l’emploi. Il en est de même pour le droit à la santé protégé par l’article 32 de la Constitution : sans résidence, pas d’accès au Service sanitaire national et donc au médecin de base. L’aide sociale, elle aussi garantie par l’article 38 de la Constitution, est niée à celui qui n’est pas résident sur le territoire communal.

Sans résidence, il est également impossible d’avoir accès aux mécanismes permettant la prise en charge par l’État des frais de dépense en justice, ce qui nuit gravement au droit à la défense des personnes qui, paradoxalement, en ont le plus besoin.

Enfin, celui qui vit dans la rue et a perdu sa résidence, perd en même temps le droit de vote actif et passif. Si l’on n’est pas inscrit à l’état civil, on ne figure plus sur les listes électorales, et on ne peut ni voter et ni se porter candidat. Cela pourrait sembler de moindre importance - quand on vit dans la rue, on a d’autres soucis comme trouver à manger, trouver un lieu où dormir,... et le droit de voter ou de se présenter à une élection est sans doute le dernier des problèmes auxquels on pense. Cependant, la négation du droit de vote est un fait très grave et indigne d’un pays civilisé : la Constitution italienne à l’art. 48 prévoit en effet que :

« le droit de vote ne peut être limité que pour incapacité civile ou par l’effet d’une condamnation pénale irrévocable ou dans les cas d’indignité morale déterminés par la loi. »

Les sans-abris, sans incapacité civile et sans avoir subi des condamnations pénales, sont exclus du droit de vote pour la seule raison qu’ils sont pauvres : ils ne peuvent pas exprimer leur propre vote et faire valoir leurs opinions propres, et de la sorte, ils s’éloignent davantage encore, contre leur gré, de la communauté des gens dits « normaux ».

Registre de l’état civil et droit à la résidence

On mesure donc, même sans être un expert en droit, à quel point la résidence revêt une importance fondamentale. Tellement importante que la loi italienne établit qu’elle doit être accordée à toute personne qui vit sur un territoire donné. Chaque commune doit tenir un registre d’état civil de la population.

Le registre de l’état civil de la population enregistre les isolés, les couples, les personnes qui cohabitent et qui ont établi leur résidence sur le territoire de la commune, mais il doit aussi enregistrer les personnes sans domicile fixe, conformément à l’article 1 de la loi nº 1228 du 24 décembre 1954. Une personne sans abri est reconnue comme résidente dans la commune où elle a un domicile ou, quand elle n’en a pas, dans sa commune de naissance. Pour l’état civil, est sans domicile fixe celui qui ne demeure pas habituellement et principalement sur le territoire d’une commune, parce que pour une raison ou une autre il est contraint à se déplacer continuellement sur le territoire national. Il sera sans toit ou sans domicile s’il est privé d’un logement et se déplace régulièrement à l’intérieur du territoire d’une commune déterminée. Dans une telle situation, dès lors que la personne vit habituellement et principalement dans la même commune, elle doit être inscrite dans le registre d’état civil. Ne pas disposer d’une habitation ne signifie donc pas l’impossibilité d’être inscrit sur le registre de la population.

C’est ce que confirme aussi la circulaire de l’Istat (Institut National de la Statistique), nº 29 de 1992 :

« Pour l’état civil, celui qui pour raisons professionnelles ou par manque de logement stable se déplace fréquemment dans les limites de la commune ne doit pas être considéré sans domicile fixe : dans une telle circonstance, le seul problème consiste à déterminer une adresse qui figurera dans les actes de l’état civil. Ce problème peut facilement être résolu en interpellant la personne intéressée ».

L’inscription à l’état civil des gens sans domicile doit être faite dans la commune où la personne est établie et gère ses affaires et ses intérêts.

La même circulaire introduit une importante nouveauté : si la personne sans domicile n’a pas un domicile véritable, siège principal de ses propres affaires, dans la commune, mais qu’elle y élit domicile dans le seul but seul d’obtenir son inscription à l’état civil, le registre d’état civil peut instituer une rue fictive (territorialement sans existence mais ayant la valeur juridique d’une rue existante).

Plusieurs communes italiennes se sont dotées de cet expédient pour offrir un droit à la résidence aux gens sans domicile demeurant sur leur territoire. Parmi celles-ci, Firenze (Florence) et sa rue Libero Lastrucci, Bologne avec la rue Mariano Tuccella et Rome avec la Modeste Valente. Ces dernières rues portent le nom de deux personnes sans domicile décédées dans la rue, victimes de la violence ou de l’indifférence des passants2.

Précisons encore - comme l’a fait le ministère de l’Intérieur par deux circulaires en 1995 et 1997 - qu’on ne peut pas subordonner la résidence à la condition d’avoir un rapport de travail sur le territoire communal ni d’y disposer d’une habitation . Le but final de toute la législation sur l’état civil est double : promouvoir, dans l’intérêt des personnes sans domicile, un lien stable avec un territoire et, dans l’intérêt de l’État, faciliter l’enregistrement de l’ensemble de la population présente de manière stable sur le territoire.

Le paquet Sécurité et le décret Simplifie l’Italie

En 2009, à travers la loi 94/2009 (dite Paquet Sécurité), de nouvelles dispositions ont été introduites. Cette loi prévoit que :

« la personne qui est sans domicile fixe se considère résidente dans la commune où elle a établi son propre domicile. Au moment de la demande d’inscription à l’état civil, elle est tenue à fournir au bureau de l’état civil les éléments nécessaires à la vérification de la subsistance effective de ce domicile. En l’absence d’un domicile, elle sera considérée comme résidente de sa commune de naissance. »

Si les principes et les modalités de la loi sur l’état civil restent identiques, la loi modifie les modalités d’inscription : une simple déclaration à l’état civil n’est plus suffisante, les gens sans domicile fixe devront indiquer les éléments nécessaires à vérifier la subsistance effective du domicile. Aucun critère ou aucune indication univoque sur la manière d’apprécier cette subsistance ne sont formulés, ce qui entraîne des pratiques divergentes d’une administration locale à une autre.

Les gens sans domicile pris en charge par des services d’assistance (services publics ou privés, organismes religieux ou associations laïques) peuvent élire domicile au siège de la structure d’assistance de référence. Ceux qui sont sans domicile et sans assistance, et dans l’incapacité d’apporter les éléments permettant de vérifier leur domicile seront inscrits auprès de leur commune de naissance - cette mesure de dernier recours devenant ainsi une pratique habituelle.

Pour toutes les autres situations, aux termes du décret ministériel du 6 juillet 2010, on procédera à l’inscription dans le registre spécial des gens sans domicile établi auprès du ministère de l’Intérieur.

Le parcours tourmenté de l’inscription à l’état civil des citoyens sans domicile ne s’est pas arrêté là. Le 9 mai 2012 est en effet entré en vigueur le Décret-loi 5/2012, portant sur des « dispositions urgentes en matière de simplification et de développement », décret connu sous le nom Simplifie l’Italie. Sur cette base, et après l’adoption des décrets et circulaires mettant en œuvre cette loi, les inscriptions et variations de l’état civil doivent être transcrites dans les deux jours suivant la présentation des documents et leurs effets juridiques prennent effet à la date de la déclaration. Les contrôles sur la subsistance des éléments auxquels l’enregistrement des déclarations de l’état civil est subordonné seront effectués a posteriori dans les 45 jours consécutifs. Le Maire peut déléguer les fonctions d’Officier de registre d’état civil à un membre du personnel communal, et il n’est plus nécessaire de se rendre au guichet du registre d’état civil physiquement : les déclarations à l’état civil peuvent être faites par le citoyen par fax, par lettre recommandée ou par courrier électronique avec signature digitale ou certifiée ; en cas de courrier électronique simple, il est nécessaire de joindre copie du document d’identité du déclarant.

Ces modifications permettent aux gens sans domicile qui s’inscrivent comme résidents dans une commune donnée, d’obtenir cette inscription beaucoup plus rapidement, et de jouir de la sorte beaucoup plus vite de tous les services et les droits que la Constitution reconnaît à tous les citoyens italiens.

1 Texte traduit de l’italien par Jean Tonglet.

2 La ville de Piacenza a créé une rue 17 octobre ! (Ndt).

1 Texte traduit de l’italien par Jean Tonglet.

2 La ville de Piacenza a créé une rue 17 octobre ! (Ndt).

Antonio Mumolo

Avocat à Bologne (Italie), Antonio Mumolo est le président national de l’association Avvocato di strada, association qui défend en justice, gracieusement, les personnes précarisées et tout particulièrement celles sans domicile fixe.

CC BY-NC-ND