L’Europe peut créer des emplois !

Ken Coates

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Ken Coates, « L’Europe peut créer des emplois ! », Revue Quart Monde [En ligne], 161 | 1997/1, mis en ligne le 05 août 1997, consulté le 30 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/681

Quelle influence peut avoir la pauvreté sur la réflexion et le parcours d’un universitaire anglais devenu député européen ?

Revue Quart Monde : La pauvreté est un sujet qui vous tient à cœur depuis toujours. Quel a été votre premier contact avec elle ?

Ken Coates : C’était au début des années soixante. Un ami, le professeur Townsend, auteur d’études reconnues en Angleterre, venait de publier un petit livre intitulé Les pauvres et les plus pauvres. Townsend avait estimé qu’une partie non négligeable de la population britannique vivait dans la pauvreté lorsqu’on comptait celle-ci comme étant un pourcentage déterminé des allocations versées par la sécurité sociale. C’était une nouvelle façon de mesurer la pauvreté. Il avait calculé que les pauvres avaient droit à un revenu minimal, un capital minimal, avant de perdre le droit de percevoir des allocations. Il estima qu’en fait, cette allocation était environ 40% supérieure au barème minimal des allocations gouvernementales. Il a montré que de nombreuses personnes vivaient en dessous de ce seuil ; ces chiffres ont choqué tout le monde. Je les ai présentés à mes étudiants en formation-continue et aucun n’y croyait. Je leur ai proposé de faire notre propre enquête. Nous avons alors bâti un programme de recherche avec un collègue d’université. Nous avons enquêté pendant plusieurs années. Nous avons constaté que la théorie de Townsend était vérifiée dans notre ville mais que, toutes proportions gardées, la situation était pire à Nottingham. Nous avons beaucoup appris sur les différentes causes de la pauvreté. A cette époque - nous sommes au milieu des années soixante -, le chômage était une cause mineure de la pauvreté, la principale cause étant la vieillesse, les retraités n’ayant pas assez pour vivre correctement. Il y avait aussi un très grand nombre de personnes pauvres qui avaient des salaires trop bas. La plupart avait une famille nombreuse. Ces familles vivaient par périodes dans la pauvreté, car, dès que leurs enfants, devenus adultes, trouvaient un emploi, la situation de la famille entière s’améliorait. Il s’agissait du cycle classique de la pauvreté décrit par Rowntree au début du siècle. Nous avons rédigé et publié une étude sur ce sujet pour la ville de Nottingham. Nous avons alors été sollicités pour étendre ailleurs nos recherches et nous avons sorti un livre, Pauvreté : les oubliés de l’Angleterre. Publié en 1970, il a connu un rapide succès. On l’enseignait dans les écoles, on en débattait dans les journaux... Mais je dois reconnaître que les chiffres actuels sur la pauvreté sont bien moins élevés que ceux des dernières décennies.

Revue Quart Monde : Selon vous, les principales caractéristiques de la pauvreté au Royaume-Uni ont-elles changé ?

Bien sûr. Aujourd’hui, la principale cause de la pauvreté est le chômage de masse. Dans les années soixante, le taux de chômage maximal était habituellement de 3% ; six cents mille chômeurs semblait un nombre élevé, le nombre courant étant trois cents mille. A la fin des années soixante-dix, ce nombre a franchi la barre du million. Le parti conservateur a gagné les élections avec une affiche montrant des chômeurs faisant la queue à l’ANPE avec ce slogan « Le travail, ça ne marche plus ». Dès son arrivée au pouvoir, madame Tatcher a pris des mesures qui de toute évidence visaient, entre autres, à augmenter le chômage qui a dépassé les trois millions et s’est maintenu à ce niveau toute une décennie. Maintenant, il a de nouveau baissé mais il est très difficile de donner des chiffres précis car le mode de calcul a changé trente fois depuis 1979.

Revue Quart Monde : Vous considérez donc que les chiffres ne sont pas fiables.

Je suis sûr qu’ils ne le sont pas. On peut donner les chiffres de l’emploi, ils sont assez sûrs. On peut donner les chiffres des « ayants droit », ils sont relativement fiables - ils nous indiquent combien de personnes reçoivent des allocations. Mais si on donne les chiffres qui rendent compte des sommes versées comme indemnité chômage, ils ne recensent pas les personnes qui ne travaillent pas mais qui vivent d’allocations diverses. Il y a quelques années, les personnes handicapées ou celles qui percevaient l’allocation handicapé n’ont plus été comptées comme chômeurs. Mais vous ou moi ne les considérerions pas comme inemployables - certaines le sont, mais la plupart non. Certaines ont eu un accident de travail sans gravité. Elles ne peuvent peut-être pas faire des travaux lourds mais pourraient facilement en faire des légers. Et il y a tous ces jeunes que l’on encourage à faire des stages de formation qui, en général, ne permettent pas de trouver du travail mais qui les éliminent des chiffres du chômage. Si on demandait : « Où sont les jeunes de moins de vingt et un ans dans les statistiques du chômage ? », la réponse serait « partout » car certains sont au chômage, d’autres en stages de formation, d’autres à l’université ou ailleurs, même quelques-uns même reçoivent d’autres allocations - mais ils ne sont pas comptés comme chômeurs.

Revue Quart Monde : Qu’en est-il des chômeurs découragés ? Y a-t-il des gens qui ne cherchent plus du travail, mais qui en réalité sont sans emploi et qui sont donc des chômeurs ?

Je pense qu’il y en a beaucoup à cause de la répartition géographique du chômage. J’avais trouvé, quand j’en étudiais la répartition géographique, une certaine concentration de la pauvreté. Il y a des endroits où les gens pauvres se rassemblent, des endroits où les loyers sont bas car c’est de « seconde zone », où les autorités locales, lorsqu’elles sont responsables du logement, mettent des personnes incapables de payer régulièrement leur loyer. Plusieurs raisons poussent ainsi à rassembler les gens dans ces lieux.

Avec le chômage de masse, on est aussi confronté à la disparition du travail dans certains secteurs industriels. J’habite dans l’ancienne zone minière des comtés de Nottingham et Derbyshire. De nombreux puits ont fermé en 1992 et 1993, ce qui a quasiment mis fin à l’industrie du charbon dans la région. Mais les fermetures de mines de charbon avaient commencé bien avant. Je pense à des villages qui souvent ne sont pas très bien situés, avec très peu de moyens de communication. Bien sûr, il y des routes mais les gens n’ont plus de voiture - à cause du chômage, ils n’arrivent plus à faire face aux frais. Il leur est alors très difficile de se rendre à leur travail. Je pense à un village où depuis dix-huit ans, aucun homme n’a réussi à trouver un travail stable.

Aujourd’hui, cela crée une situation exceptionnelle. Bien sûr, la plupart des gens partent. Leurs maisons sont vides mais personne ne vient y habiter ; il n’y a pas de travail, et plus cette situation de pauvreté dure moins les gens ont envie de venir s’y installer. La moitié du village est un village fantôme, l’autre moitié rassemble des gens qui tentent de survivre. Les magasins ferment car personne n’a d’argent à dépenser. La situation va de mal en pis.

C’est très démoralisant pour ceux qui sont prêts de basculer dans la pauvreté. Ils ont sous les yeux ce qui les attend. C’est un problème très grave auquel je ne connais pas de solution simple. Ces personnes dépendaient de l’industrie du charbon. Non pas parce que c’était une décision du marché. Au contraire, pendant des années, ces villages ont tenté de diversifier leur économie - les mineurs ne voulaient pas que leurs fils descendent dans la mine. Ils ont clairement demandé d’autres emplois. C’était le sujet le plus populaire parmi les villageois. Mais, aucune nouvelle industrie n’est venue malgré le plein emploi à l’époque, malgré la volonté des travailleurs, réputés exemplaires et durs à la tâche. Pourquoi les industries ne sont-elles pas venues ? Parce que le gouvernement a interdit aux conseils locaux d’autoriser des industries extérieures à s’implanter. Il leur a dit de ne rien faire pour encourager de nouvelles implantations industrielles car il ne fallait pas puiser dans la main d’œuvre de l’industrie minière, ressource vitale pour le pays. C’était le point de vue des planificateurs socialistes du parti travailliste mais c’était également la position du parti conservateur pour qui la houille était aussi une matière première indispensable. Les mineurs ont donc continué à dépendre d’une mono-industrie par décision gouvernementale. C’était aussi inexorable que s’ils avaient vécu en Bulgarie - le plan central en avait décidé ainsi. Aujourd’hui, il n’y a plus de plan, il n’y a plus de mines, mais qui va venir créer des emplois dans ces régions ? On y trouve un grand nombre de travailleurs peu payés qui travailleront pour rien, mais il faut faire face à cette grande difficulté qu’il n’y a pas de marché accessible. Il y a vraiment aujourd’hui de vastes zones où règne le désespoir.

Revue Quart Monde : Est-il vrai qu’au Royaume-Uni, de plus en plus d’enfants ne mangent pas à leur faim et que de plus en plus de jeunes sont sans abri ?

Oui, il y a des signes évidents de malnutrition. Par exemple dans la région dont je vous parlais précédemment, un enseignant avait demandé à me rencontrer. Il voulait me parler de certains problèmes de pauvreté à l’école. Les enfants étaient incapables de se concentrer. Les enseignants ne savaient pas quoi faire pour eux jusqu’à ce qu’ils prennent conscience que ces élèves, très souvent n’avaient pas pris de petit déjeuner. Avec des parents des environs, ils ont alors organisé un système de petit déjeuner à l’école. Dès le départ, cette opération a connu un vif succès. En l’espace de quinze jours, des parents sont venus pour le petit déjeuner. Ce n’est pas rien. Cette pauvreté ne se voit pas. Si vous allez dans le village dont je parle, vous remarquerez d’abord qu’il a été construit dans les années trente, qu’il y a de relativement belles maisons - les gens ont du temps car ils sont au chômage, ils entretiennent les haies et les pelouses pour sauver les apparences. Mais derrière les rideaux, il n’y a pas assez à manger. D’une certaine manière, cette histoire illustre assez bien le problème qui me préoccupe. Je pense que, face à une telle concentration de pauvreté, on est acculé à envisager une redistribution des richesses. On devrait demander aux riches de payer davantage d’impôts pour aider les pauvres. Cette bipolarisation de la société, avec les riches d’un côté et les pauvres de l’autre, remet aujourd’hui en question la raison d’être du développement.

Revue Quart Monde : En matière d’emploi et de politiques de lutte contre la pauvreté, quelles sont les principales actions initiées par la Communauté européenne pour réduire le chômage et la pauvreté ces dernières années ?

Très récemment, la principale initiative qui aurait pu avoir des effets notoires est le Livre blanc du président Delors, La croissance, la compétitivité et l’emploi. Ce Livre blanc est le résultat de recherches très poussées. Son but était de dynamiser l’économie européenne de façon à créer quinze millions d’emplois d’ici la fin du siècle. A côté de cela, il y a eu une série de programmes contre la pauvreté qui généralement se sont heurtés à des difficultés de financement dans la Communauté. Mais le Livre blanc de Delors, lui, se situait à une grande échelle. Quinze millions d’emplois nouveaux ont été estimés nécessaires pour diminuer de moitié le taux de chômage d’ici la fin du siècle. Cela aurait très largement contribué à la résolution du problème de la pauvreté.

Revue Quart Monde : Mais en fait, ces programmes n’ont pas été appliqués.

Exactement. Il est tombé à l’eau. Delors proposait différents projets. D’abord, il proposait la création de quelque de vingt-six réseaux trans-européens. Alors, on pouvait en débattre, et beaucoup de personnes ne s’en sont pas privées. Mais ce qui était nouveau c’est qu’il prévoyait un ensemble de coopérations internationales non seulement dans un domaine particulier comme celui du transport, de la route et du rail, du transport maritime et aérien, mais aussi le domaine de la distribution de l’énergie ou des télécommunications. Conjointement était prévu un programme ambitieux d’aide aux petites et moyennes entreprises. Il y en a quinze millions en Europe. Si chacune d’elles avait la possibilité de créer un emploi, cela donnerait quinze millions d’emplois. Tout cela est décrit dans le Livre blanc de Delors que j’ai soutenu fortement dans mes deux interventions au Parlement. Nous voulions que le Fonds monétaire européen puisse souscrire des prêts par l’intermédiaire des banques régionales, assortis de conditions spéciales pour permettre l’expansion des petites et moyennes entreprises. Et il devait y avoir un vaste programme d’aide publique pour le développement des villes, projet discuté au Sommet de Copenhague, ainsi que pour le traitement des déchets et l’environnement. Padraig Flynn, commissaire européen pour l’emploi et les affaires sociales, a enfoncé le clou et son Livre blanc est vraiment une contribution très importante mais malheureusement très théorique. Honnêtement je ne suis pas surpris que les gens soient sceptiques et disent : « Vous publiez tous ces Livres blancs, tous ces Livres verts mais il ne se passe rien. » Dans le même temps, le chômage touche aujourd’hui officiellement entre dix-huit et vingt millions de personnes, et en réalité, beaucoup plus.

Revue Quart Monde : Mais vous êtes convaincu que l’Union européenne doit jouer un grand rôle dans la lutte contre le chômage. Ce ne sont pas seulement les pays...

Je crois que tous les pays ont le devoir de faire ce qu’ils peuvent, mais le gros problème est que, seuls, ils sont incapables de faire le nécessaire. Car leurs économies ne sont pas suffisamment fortes pour imposer des politiques qui réussiraient à moyen terme à réduire substantiellement le chômage. Pour y parvenir, nous avons besoin de la force de l’Union européenne qui, elle, a besoin d’être unie pour agir. L’Union européenne est bien sûr d’accord pour dire qu’il faut coordonner les politiques. Mais cela ne suffit pas. Nous l’avons vu : les Etats-membres se sont mis d’accord pour des politiques communes, mais une fois repartis chez eux, ils n’ont pas fait ce qu’ils avaient dit. Ce qui permet réellement la coordination des politiques, c’est l’existence d’une politique commune. C’est la condition sine qua non. La politique européenne de Delors en était une. Nous allions agir ensemble au niveau européen. Si les propositions du Parlement européen avaient été acceptées, le Fonds monétaire européen aurait émis un emprunt et aurait prêté de l’argent aux autorités régionales. Cet argent aurait financé des projets de travaux publics qui auraient créé des emplois. Mais aucune de ces activités n’aurait entravé les demandes d’emprunts du secteur public national. Et donc cela n’aurait pas empêché de satisfaire aux critères de Maastricht dont tout le monde se plaint aujourd’hui. Il y aurait alors un niveau européen d’action. Pour aller plus loin, regardons l’exemple américain. Quand, avant la guerre, le président Roosevelt a voulu s’attaquer au chômage de masse, il a créé le New Deal dont le joyau était la « TVA », la Tennessee Vallée Authority, vaste programme de production d’énergie hydroélectrique, de construction de barrages, de contrôle des cours d’eau, avec une immense coordination entre un programme industriel et un programme environnemental, le tout financé par des bons du trésor. Il n’a pas été financé par les Etats-membres, ni celui du Tennessee, ni les autres Etats directement concernés. La première réaction des Américains a été de dire que cela affaiblirait le pouvoir des Etats-membres et des autorités locales. Mais bien sûr, c’est exactement le contraire qui s’est passé. Les Etats sont devenus beaucoup plus riches, les autorités locales ont prospéré. « TVA » fut une grande réussite. Aujourd’hui, si on disait au président Clinton, « Monsieur le Président, nous avons une dette fédérale nulle », cela serait pris comme une invitation à un immense projet d’investissement public. Le fait est que l’Europe a une dette fédérale nulle. Nous devrions tout faire pour y remédier rapidement car l’Europe n’est pas dans une période de plein emploi. Pour agir contre le chômage et la pauvreté, il nous faut créer une dette de l’Europe fédérale. C’est la première étape indispensable selon moi pour réussir la mise en place de la monnaie unique et de toutes les autres choses pour lesquelles chacun fait des sacrifices.

Revue Quart Monde : Qu’attendez-vous et que souhaitez-vous de la Conférence intergouvernementale en ce qui concerne la pauvreté et le chômage ?

Je souhaite que le chômage soit l’objet d’un programme commun d’action. Il y a beaucoup de discussions sur le fait d’inscrire des objectifs d’emploi dans le traité de l’Union européenne. Naturellement, je n’y suis pas du tout opposé mais cela ne me semble pas une question cruciale. Il faut nous décider à mettre en œuvre le plan Delors. Il n’est pas nécessaire de changer le traité pour cela. Ce serait très bien de le changer, et c’est très bien que des gens le veuillent. Mais ce ne sont que des mots. Je suis heureux que des gens tiennent ces propos, mais, en vérité, nous avons besoin d’action. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où le chômage n’est pas la première priorité. C’est vraiment absurde. Quand vous lisez un journal aujourd’hui, il n’y a pas un seul pays où l’opinion publique ne se révolte pas. Il n’y a pas un endroit où cette crise n’occupe pas le devant de la scène. Les hommes politiques doivent sûrement savoir que l’action dans ce domaine est très en retard. J’ai essayé de persuader le Parlement et il a répondu à mon appel : il a voté deux fois à une écrasante majorité ces questions. Mais il est clair que le Parlement n’a pas l’influence nécessaire. J’ai longuement correspondu avec la Commission. J’ai publié à ce sujet un petit livre, Cher commissaire. Mais il est clair que la Commission n’est pas l’instance majeure qui s’oppose le plus à un programme en faveur de l’emploi de l’Union européenne. L’opposition vient du Conseil des ministres, et donc des Etats-membres. Nous sommes entraînés vers une union monétaire qui en principe devrait nous aider mais nous n’avons droit à aucun renfort ni secours pour ces problèmes sociaux majeurs qui s’aggravent de plus en plus.

Ken Coates

Député européen travailliste Ken Coates est rattaché au groupe « Parti des Socialistes européens » au Parlement européen - de la circonscription Nottingham Nord et Chesterfield (Royaume-Uni), a été président de la sous-commission des droits de l’homme. Il est membre de la Commission des affaires sociales et de l’emploi. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la pauvreté et les politiques internationales, et de plusieurs rapports sur l’emploi en Europe. Il a récemment lancé avec d’autres parlementaires européens et l’appui de leaders syndicaux et politiques, un appel pour le plein emploi en Europe. (propos recueillis par Xavier Godinot)

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