Nous sommes dans une zone agricole entourée de nouveaux projets immobiliers ; mais toujours au cœur de la garrigue, au croisement de deux départements et de deux régions, à deux pas d’Avignon (France). Depuis le début des années 60, un prêtre, Joseph Persat a développé dans une ancienne ferme le projet d’accueil qu’il menait déjà dans sa paroisse d’Avignon. Avec les personnes de passage qu’il hébergeait et à partir de l’existant, il s’est fait bâtisseur pour permettre un accueil digne. Cette dynamique n’a jamais cessé de faire évoluer le lieu pour le rendre plus confortable et plus beau.
Dans cette zone de nature préservée, au sein d’un espace d’accueil et d’activité, habitent actuellement quarante-cinq personnes. C’est le Mas de Carles1, à la fois le nom d’un lieu et le nom d’une association. Le projet associatif s’est toujours développé autour d’un enjeu prioritaire : l’homme au centre. Cette devise s’enracine dans une action quotidienne cherchant à faire reconnaître à tous que le temps nécessaire aux hommes pour se remettre debout ne peut jamais être prédéfini.
Ici est un rivage, un quai d’accostage
Un espace pour soigner les traces d’une vie houleuse2
Un lieu à vivre
Au sein d’un collectif3 d’associations partageant le même projet d’accueil et d’hébergement pour des personnes souvent sans-abris ou en rupture de lien social constructif, Le Mas de Carles a défendu et obtenu la reconnaissance de la notion de « Lieu à Vivre ». C’est-à-dire un lieu d’hébergement communautaire, où chacun peut prendre le temps nécessaire pour retrouver la force de choisir une nouvelle vie. Celle-ci peut se dérouler ailleurs, mais aussi s’enraciner au sein du Mas de Carles. Ce choix est possible grâce à l’activité agricole qui rythme les jours et les saisons : une activité de production sous label bio. Le maraîchage, l’élevage de chèvres pour le fromage et l’arboriculture pour la production d’huile d’olive, et les confitures maison sont les principaux produits proposés à la vente sur les marchés, dans des magasins bio ou auprès de restaurateurs.
Dans ce lieu où j’ai été salarié pendant huit ans, j’ai proposé au début 2015 un atelier d’écriture dans lequel je suis intervenu bénévolement. Dès le départ j’ai pensé que ce groupe devait être le reflet des trois composantes du projet associatif, c’est-à-dire qu’il devait être composé de résidents, de bénévoles et de salariés de l’association. Au sein du Mas de Carles, chacun a un rôle singulier et complémentaire constitutif du projet commun, et c’est autour d’une même table qu’une douzaine d’entre eux s’est retrouvée deux fois par mois sur une période de douze mois.
Maîtriser sa trace
Vincent, résident des lieux, a donné son point de vue dans un de ses textes :
« Cette arrivée au Mas de Carles m’a permis de me réaliser enfin et je veux écrire davantage. Les écrits restent et les paroles s’envolent. Mais ces paroles, si utiles pour échanger et s’exprimer, me manquent. Je sais à peu près bien écrire, mais pour parler c’est une autre histoire. La parole nous aide à partager et c’est ça qui me permet de me réaliser. »
Dans un livre4 écrit à partir du travail d’un potier, Marie-Hélène Lautier dit :
« Être né, c’est en quelque sorte entrer de l’obligation de la manifestation, dans le monde des traces de toutes sortes. C’est vivre dans le risque d’être reconnu, méconnu, trahi parfois. C’est un jour réaliser que nous pouvons avoir la maîtrise des traces que nous laissons ».
Maîtriser sa trace, n’est-ce pas une condition essentielle pour se réaliser ? L’écriture matérialise une trace et c’est là le premier moment symbolique d’un atelier. Chacun quitte son activité pour une parenthèse sans savoir encore ce qu’il va écrire. Il y a les feuilles blanches au départ et très vite, sous l’impulsion d’une proposition, la main se met en mouvement pour rendre visible le contenu d’une pensée, un texte est en train de naître en direct et c’est quelque chose de corporel, de vivant. Ce n’est pas pour rien que l’on parle du corps d’un texte.
Au sein du Mas de Carles l’atelier d’écriture est devenu un moment attendu pour ses participants, une pause active, une promesse renouvelée de création et d’échange. Ici, chacun écrit seul (sauf à de rares moments d’écriture collective) mais aussi avec les autres. C’est le moment où l’intime et le collectif peuvent faire bon ménage parce que, entre les deux, il y a en commun le même travail d’élaboration. Si pour certains les mots arrivent et s’organisent plus facilement, il y a en partage l’assurance que la sensibilité et l’expérience de chacun enrichiront l’expression commune. Compagnonnage est un des mots clés qui sous-tend la recherche de vivre ensemble au sein d’un Lieu à Vivre. C’est aussi le mot qui peut qualifier le climat de l’atelier.
Sur la table les feuilles s’étalent
Crayons reposés
Laissent une trace apaisée5
Ce n’est pas là affaire de savants
Il n’a pas été simple au début de présenter le projet, car dès qu’on parle d’écriture on charrie inconsciemment toute une série de craintes et de fantasmes. Il y a ceux qui pensent ne pas savoir écrire et pour qui la seule association possible avec ce mot c’est l’apprentissage du français en général et de l’orthographe en particulier. Il y a ceux qui considèrent qu’on ne s’improvise pas poète, comme si écrire c’est forcément chercher à faire de la poésie. Une chose est sûre, si écrire est un geste simple en soi, ce n’est pas pour autant un acte banal. Toucher à l’écriture, c’est toucher à quelque chose de profond chez chaque personne et pour celles qui n’ont pas une expérience très positive de leur scolarité, c’est forcément, d’abord, affronter la résurgence d’humiliations qu’on préfèrerait garder à distance. Proposer un atelier d’écriture à des personnes qui ne sont pas naturellement demandeuses c’est déjà trouver les mots qui rassurent et ceux qui invitent à l’aventure. Sur une page blanche, rien n’est écrit, toutes les histoires sont possibles, celle qu’on revit, celle qu’on crée à partir du quotidien, celles dont on rêve.
Devant la rudesse de son existence
Il se lève sans rancœur pour les
Gens qui outragent son espoir
Nulle haine dans son corps
Il avance dans les dédales de sa vie
En se remémorant la trace de ses premiers pas6
Je me suis perdu les feuilles tombent
Mélancolie des saisons tout s’efface mais personne ne s’efface
Moi je ne dis plus je t’aime
Je me révolte ainsi7
Proposer l’atelier d’écriture a aussi permis de rappeler que ce n’est pas là affaire de savant et qu’on a, petit à petit, transformé ce geste impulsif en acte cérébral réservé en général aux plus « doués ». Est-il encore possible de nous rappeler nos gribouillis enfantins que nous avions en partage avec tous les gamins, et nos premières intentions de communications quand nous pouvions fièrement tendre une feuille en disant : tiens maman, je t’ai écrit une lettre. Écrire, c’est accepter l’idée que derrière les mots il y a toujours un destinataire, c’est comprendre qu’à l’instar de tous les moyens d’expression nous sommes là en prise avec le geste en tout premier lieu, c’est découvrir que l’écriture est possible pour chacun car elle est avant tout une expression du corps. Lorsque je suis triste ou joyeux, lorsque j’évoque une émotion ou un désir, ce sont avant tout des éprouvés corporels que je traduis en mots, et non pas une quelconque connaissance littéraire. Enfin pour présenter le projet j’ai invité chacun à partir à la recherche de la petite étincelle de poésie qui sommeille en chacun de nous.
Création d’un compagnonnage
Et puis Alain a accepté l’invitation. Il est arrivé au Mas de Carles il y a quelques années, fatigué d’une vie qui ruinait sa santé et le laissait sans espoir d’avenir. Il a choisi de rester à Carles car il a compris que repartir le ramènerait directement à son point de rupture. Sa vie est là désormais et ses journées sont remplies de sa responsabilité arboricole, particulièrement auprès des cinq cents oliviers qui peuplent la propriété. Il a même obtenu un BEPA8 par le biais de la VAE9. Je l’avais accompagné dans cette aventure qualifiante et je pense qu’il a osé l’atelier d’écriture parce qu’une relation de confiance s’était installée entre nous. Souvent il arrivait à l’atelier le sécateur encore en poche comme un outil qu’on exhibe en signe d’appartenance.
Vincent aussi vit toujours au Mas de Carles. La fromagerie est son domaine et sa responsabilité. L’été dernier il m’avait demandé de lui proposer des pistes d’écriture pour qu’il puisse continuer à écrire seul. Il s’est rendu compte que ce n’est pas chose facile en dehors de la dynamique d’un groupe.
Il y a eu aussi un autre Alain, Bernard, et puis Jean-Marc, tous les trois repartis vers d’autres lieux ; qui s’avèrent être pour l’un d’entre eux une nouvelle errance. Et puis autour d’eux, Alice, Jeanne, Angelina, Bernadette. Toutes sont bénévoles actives au sein du projet associatif et ont tout de suite adhéré au projet. D’autres bénévoles auraient aimé s’y inscrire mais il fallait préserver l’équilibre qui permette aux résidents d’être bien dans le groupe. Enfin Joëlle et Caroline, salariées, ont inscrit l’atelier d’écriture à leur emploi du temps.
Dans l’air surchauffé, le Mas est calme cet après midi
Les jardiniers ont terminé leur ouvrage de la matinée
À l’heure de la sieste, les légumes peuvent grossir en silence
En silence aussi on écrit
Moment de calme, presque de repos
Nous parlions de compagnonnage tout à l’heure, et cet espace en a été une des illustrations pertinentes. Dans un groupe d’expression, les expériences variées, dans la mesure où elles sont respectées, sont une source d’enrichissement pour chacun. Et c’est pour cela que ce rendez-vous était attendu. Forcément il allait se passer quelque chose de l’ordre de la création et du partage. Si le rendez-vous était attendu, le résultat, lui, restait inattendu. Comme le dit Jean-Claude Michallet10 :
« Écrire c’est sans doute une manière de faire apparaître de l’inattendu, de le consigner. Écrire est une expérience, cette expérience-là. »
Une autre étape se prépare…
C’est à cause d’une question de disponibilité de ma part que ces temps d’écriture se sont arrêtés, malgré le souhait de continuer l’aventure, formulé par les participants. Mais cet arrêt n’a pas été vain puisqu’il a permis de travailler à l’édition d’un recueil de textes11, écrit entre 2015 et 2016. Et puis une fois le livre pris en main, une autre étape se prépare avec le projet d’organiser des lectures dans différents lieux. C’est que la voix permet aux mots écrits de prendre toute leur ampleur, tout leur volume, toute leur vibration. Elle permet une prise de parole qui amplifie, pour ceux qui en ont été privés, la place de sujet qu’ils occupent maintenant.
Pour terminer, je reprends un extrait de la préface du recueil écrite par Olivier Pety, président de l’association Mas de Carles :
« Peut-être serez-vous surpris, comme la petite équipe de bénévoles, résidents, salariés l’ont été, par le résultat de leur rencontre. Surpris que leurs mots à eux soient devenus ces paroles communes à tous. Surpris et heureux de trouver à faire évoluer au milieu de leurs soucis, ces lettres enfouies au cœur des timidités de nos jours, ces mots errants qui s’amarrent entre eux, ces paroles vagabondes qui offrent de la vie aux instants traversés, fussent-ils les plus infimes. Je salue ces mots qui ont voulu faire de la fuite du temps, de nos peurs, de nos élans vers l’autre, le roman d’une présence à Carles. »