Il y a quelques années, en région parisienne, je rencontrais des étudiants intéressés à participer au club du savoir et de la solidarité. Un de ceux-ci m’a demandé un jour : « Au fait, comment fait-on pour aller à Jussieu ? »
Il parlait d’un quartier fortement marqué par l’exclusion. Là vivaient des jeunes qu’il venait de côtoyer à l’occasion d’une rencontre en préparation à l’Année internationale de la Jeunesse.
Ce jeune de vingt ans était né dans la ville, il avait grandi dans un quartier situé à vol d’oiseau à un kilomètre de celui-là. Il en avait bien sûr entendu parler, mais jamais il n’avait emprunté la route qui y mène.
Ce fait m’est toujours resté en tête. Il illustre la distance qui s’installe entre des jeunes qui évoluent dans des réseaux différents qui ne se rencontrent pas, même s’ils se croisent souvent.
Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour comprendre ce qui empêche la rencontre entre des jeunes nés dans la même grande ville mais qui ont grandi dans des milieux sociaux différents. Ils empruntent, suivant leur milieu, des itinéraires qui finalement les rendent étrangers les uns aux autres, en se fréquentant pas les mêmes écoles, les mêmes lieux de travail, de formation ou de loisirs. Au pays de l’exclusion, la liste des différences est longue et souvent récitée.
Le Mouvement ATD Quart Monde développe un projet qui se bâtit sur une pédagogie de la rencontre, et les clubs du savoir et de la solidarité en sont une illustration. Dès lors qu’on parle de dialogue entre jeunes ou adultes de tous milieux, il est utile de sentir dans quelle réalité et dans quelle attente s’enracine cette dynamique. Pour approfondir cette question, il était intéressant de demander à deux jeunes de partager leur expérience et leur réflexion à ce sujet.
Yves à vingt-quatre ans. Il est ingénieur en informatique. Membre du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1989, il participe à l’action du club du savoir et de la solidarité à Paris. Francine, qui est née dans un milieu défavorisé, a trente-huit ans. Elle est éducatrice spécialisée. Elle a commencé à participer au Mouvement alors qu’elle avait quatorze ans. Elle avait été invitée par des volontaires qui menaient une action dans la cité où habitait sa famille.
De sa scolarisation, Francine dit : « Notre classe de CPPN était séparée des autres classes du collège. Notre cour de récréation, c’était la cour du primaire. J’ai arrêté l’école à quinze ans. »
Yves et Francine ne se connaissent pas, et ne s’adressent pas ici l’un à l’autre. Leurs propos en sont d’autant plus pertinents. Ils permettent bien sûr de ressentir l’écart culturel et la distance qui, au départ, les séparent. Puis de voir l’expérience qui dépasse le terrain de l’exclusion pour emprunter les chemins de la rencontre. Plus que la différence ils expriment les fondements d’un dialogue. Et celui-ci n’est pas une utopie puisqu’il se bâtit à partir d’un besoin et d’un espoir réciproques.
Francine, au début, s’est accrochée au Mouvement, parce qu’on parlait de formation professionnelle. Pour elle, c’ était en effet la question cruciale. Mais elle dit aussi : « J’ai tenu parce qu’il y avait la rencontre avec d’autres milieux et surtout des étudiants. Il y avait là un échange, et je me disais : si eux réussissent pourquoi pas nous ? »
Elle continue : « Pour moi, la base, c’est que les gens croient en nous . Si on se sent inférieur à un autre, ça ne peut pas marcher. Avec les jeunes étudiants, même s’il y avait un vécu différent , je me disais : je suis quand même capable d’autre chose et même si je ne sais pas tout ce qu’ils savent, je connais la vie, eux pas. »
Yves est venu au club du savoir dans l’idée d’aider « les pauvres » et ce fut d’abord un choc. « La première fois que j’ai participé au club du savoir, j’ai été très surpris par la rencontre avec les autres jeunes qui étaient là, par le contraste qu’il y avait entre leur culture et la mienne. Je trouvais d’abord une grande distance entre nous, une grande méfiance des deux côtés qui faisait qu’on ne pouvait pas facilement parler. Cela m’a beaucoup surpris. »
Francine emploie pratiquement les mêmes termes pour dire : « Il y avait un décalage entre les autres jeunes et nous. Leur façon de parler, leur façon de voir les choses étaient différentes des nôtres. On ne peut pas entrer en contact comme ça directement avec cette distance, sachant qu’il y a ces barrières. Et pour moi, au début, c’était un obstacle. »
Cette barrière dont parle Francine est bien réelle et il serait illusoire de la nier
Pourtant derrière les peurs, les bravades ou les provocations, se cache l’espoir de quelque chose d’autre, d’une porte à ouvrir pour casser les ghettos. Ceux-ci n’étant d’ailleurs pas d’un seul côté.
C’est Yves qui le fait remarquer : « Pour moi, on ne peut pas vibre seul. Donc il faut rencontrer des gens. Si on ne rencontre que des gens de son milieu, je considère que c’est un milieu fermé. Je veux dire que les jeunes du Quart Monde ensemble, c’est un milieu fermé et ils ne peuvent pas rester isolés. Mais il est évident que c’est pareil pour toutes les couches sociales, même si les milieux aisés paraissent plus ouverts dans la mesure où les gens voyagent. Alors le seul moyen de faire tomber les barrières, c’est de se rencontrer. »
Pour Yves, la rencontre est le mode de vie qu’il veut développer et plus encore la recherche d’un apprentissage : « C’est quand même extrêmement enrichissant sur le plan humain de rencontrer des gens différents, d'arriver à comprendre le point de vue d’une personne. Ca oblige à une démarche, à essayer de changer son point de vue, à réfléchir. Et c’est la meilleure façon de progresser. »
N’est-ce pas cette même attente de complémentarité qu’exprime Francine lorsqu’elle dit : « Pour moi, les familles les plus pauvres sont complètement à l’écart, elles sont de côté. Lorsqu’une personne pauvre voit venir vers elle une personne d’un autre milieu, c’est en fait la société qui vient la chercher. »
Pourtant la encontre n’est jamais un spectacle de magie ; l’exclusion qui la précède véhicule trop d’ignorance ou de faux savoirs. Chacun a une idée de l’autre, qui s’est forgée en dehors du dialogue. La rencontre ne peut être qu’un apprentissage, sans doute quelque chose comme l’apprivoisement dont il est question dans le « Petit Prince. »
Francine donne une clé : « Si les gens croient en nous, c’est la base. Ensuite, je me dis qu’il y a aussi l’égalité. Si on se sent inférieur à un autre, ça ne peut pas marcher. C’est comme à l’école. Le prof est là, qui a tout le pouvoir et les élèves apprennent. En fait, ils savent plein de choses que le prof ne sait pas. »
Francine nous entraîne là sur le terrain de la réciprocité au sein duquel chacun devient à la fois l’enseignant et l’enseigné. Et la jeunesse, par son refus des clichés, est sans doute la période où l’apprentissage de la réciprocité est le plus aisé. Encore faut il que les jeunes trouvent des lieux, des espaces qui permettent la rencontre au-delà des réseaux habituels et des groupes sociaux cloisonnés. Le club du savoir et de la solidarité a été pour Francine et Yves ce lieu de la réciprocité permettant d’acquérir de nouveaux savoirs, chacun l’exprime de son point de vue mais ils partent tous les deux de la même ouverture.
Francine dit : « Le Mouvement forme à être capable de rencontrer d’autres et de changer nous-mêmes. Il m’a permis d’aller vers d’autres personnes. Il m’a apporté une assurance. » Et elle explique en quoi cette assurance tient une part importante dans la réussite de son projet professionnel.
Yves, quant à lui, a senti très clairement ses acquis au moment des révoltes des jeunes dans les banlieues. Parce qu’il avait tissé une relation avec des jeunes habitant des quartiers ghettos, son regard sur l’information s’est enrichi de leur apport. « Je me rends compte que je réagis différemment de la plupart de mes collègues face à ces événements. Il me semble que je sais un petit peu mieux pourquoi les choses se passent comme cela. »
Chez Francine, on trouve d’autres expressions très proches de la pensée d'Yves : « Le Mouvement a formé des jeunes à aller dans d’autres directions, avec d’autres familles, dans d’autres milieux. C’est une insertion dans le monde, c’est la connaissance d’un autre monde. »
Yves et Francine sont représentatifs d’une jeunesse coupée en tranches avec des groupes bâtis sur des histoires situées aux antipodes les unes des autres. Mais leur pensée se rejoint quand ils parlent de l’ouverture apportée par la rencontre avec d’autres jeunes. Bien sûr, cette « insertion dans le monde » représente dans le concret de l’apprentissage des contenus différents suivant la rive d’où ils viennent. Chacun a devers lui les morceaux du puzzle qui manquent à l’autre, l’empêchant ainsi de comprendre vraiment le monde qui l’entoure. Et là encore tous les deux disent, chacun à leur façon, que si la rencontre provoque une nouvelle manière d’être, elle entraîne des changements qui contribuent directement à la lutte contre l’exclusion.
Alors qu’il y a trois ans, Yves ne voyait la lutte contre la pauvreté qu’à travers des actions d’assistance, il dit aujourd’hui : « Je ne m’imaginais pas une seconde que les défavorisés avaient quelque chose à m’apprendre. Aujourd’hui je crois que lutter contre l’exclusion, on ne peut pas le faire pour eux et ils ne peuvent pas le faire sans nous. Pour moi l’important est de vraiment construire une société ensemble, où nous sommes actifs ensemble. Chacun fait bouger les choses là où il est, et cela fait un pont entre les différents milieux. »
Francine, de son côté, met en valeur le fait que les temps privilégiés de rencontre entraînent aussi des changements à long terme : « Pour les familles du Quart Monde, si les effets ne sont pas positifs tout de suite pour les parents, ils le seront de toute façon par rapport aux enfants et aux jeunes. Parce que s’ils voient leurs parents aller ailleurs avec d’autres personnes, à des rassemblements ou à des réunions, ils auront aussi envie de le faire. »
Ces réflexions illustrent l’enjeu de toute rencontre basée sur le partage du savoir.
Car c’est bien de ça dont il s’agit. Les jeunes du Quart Monde et leurs familles nous apprennent chaque jour qu’il n’y a pas de rencontre réelle sans réciprocité. Sans cette garantie on reste sur le terrain de l’assistance et de la générosité avec son cortège d’incompréhension et d’humiliations.
A l’inverse, toute action bâtie sur un échange des savoirs et des connaissances ouvre un espace nouveau, révélateur et apprentissage d’une nouvelle manière d’être ensemble.
Yves dit : « Pour moi, le club du savoir est vraiment un lieu de rencontre pour tous les jeunes de tous les milieux. Il fonctionne, donc c’est fondamental. Ca marche forcément parce que tout le monde a quelque chose d’important à dire. Seulement les jeunes n’ont pas forcément de lieux pour se rencontrer. »
Ces lieux de dialogue permettent aussi d’oser de nouveaux gestes dans la vie quotidienne. Car les changements en profondeur sont ceux qui se passent dans le quotidien et Francine rappelle que partout il y a des familles, des jeunes que les conditions de vie trop dures isolent de leur environnement.
« Il faut qu’il y ait une rencontre avec d’autres, pour voir autre chose. Quelqu’un qui est tout seul dans sa casbah avec ses enfants et qui ne sort pas ne peut pas voir ce qui se passe. Il faut qu’il ait une sortie vers l’extérieur pour se dire : eh bien oui, c’est intéressant. Mais il faut que ce soit une rencontre prévue, parce que les gens n’iront pas naturellement ailleurs, ils ne le peuvent pas. Ils ont tellement été traînés dans la boue qu’ils n’ont pas envie d’aller loin voir ce qui se passe ailleurs. »
Et elle ajoute en parlant du partage du savoir : « Ce doit être comme l’éducation, un acte naturel. Mais il faut être sur un terrain où on est à égalité. Parce que s’il y a en a un qui est inférieur, il se casse la figure, il retourne au point de départ et il se noie. »
Des actions comme les clubs du savoir et de la solidarité, les Universités populaires du Quart Monde, les Semaines de l’Avenir partagé sont avant tout une réponse à l’exclusion vécue par les familles en grande pauvreté. Elles se situent dans un projet de rassemblement des citoyens de toutes conditions pour une lutte contre la grande pauvreté.
Pour terminer, j’aimerais reprendre deux réflexions de Yves et Francine. Elles précisent le sens fondamental qu’ils donnent à leurs expériences.
Yves : « Ce partage du savoir, je dirais que c’est vivre avec les gens, bien se connaître. C’est l’échange et tout ce qu'il apporte, tout ce qui se bâtit à partir de là. Deux savoirs ne s’ajoutent pas mais ils se multiplient … A partir de deux savoirs on aboutit à un troisième qui n’est pas la somme des deux, mais plus que cela. C’est la source d’un nouveau savoir, d’une réflexion et d’une progression supplémentaires. »
Francine : « On a envie de changer et on va tout faire pour y arriver. Mais changer, ça ne veut pas dire : on efface tout. Parce que le jeune de milieu pauvre ne sera jamais comme l’autre. Il aura toujours derrière lui son histoire qui fait partie de se culture. Et on ne peut pas changer comme ça. Mais il sera au milieu, au lieu d’être derrière la barrière, il sera sur la barrière. »
Les propos de Francine et de Yves me rappellent cette phrase de Michel Serres qui dit : « Il faut que la gauche s’expose vers la droite, et la droite vers la gauche, pour se réveiller de leur quiétude animale, pour réchauffer leur paralysie. Ce faisant elles passent par le centre. »
Ce centre, n’est-ce pas la « barrière à franchir » dont parle Francine et le « nouveau savoir » exprimé par Yves ?
Il est pour moi, en tout cas, le lieu de partage du savoir.