“Dormir à la belle ensemble”

Marie-Noëlle Hopital

p. 26-28

References

Bibliographical reference

Marie-Noëlle Hopital, « “Dormir à la belle ensemble” », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 26-28.

Electronic reference

Marie-Noëlle Hopital, « “Dormir à la belle ensemble” », Revue Quart Monde [Online], 243 | 2017/3, Online since 15 March 2018, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6912

Nous sommes tous capables d’écrire. Textes, poésie, haïkus, nouvelle collective : pendant deux ans, à Marseille, l’auteure a encouragé et libéré les productions écrites, générant des rencontres surprenantes.

L’expression personnelle et collective passe par les mots, même pour ceux et celles qui ont peu fréquenté l’école ou en ont gardé de mauvais souvenirs. Pour les réconcilier avec le verbe, oral et écrit, rien de tel que l’atelier d’écriture. L’atelier postule d’emblée que nous sommes tous et toutes capables d’écrire, comme l’ont montré des groupes d’éducation nouvelle. Je cite Michel Neumayer, qui affirme lors des Premières rencontres nationales des ateliers d’écriture :

« Si je me place du point de vue de la citoyenneté, il apparaît que le risque est grand d’une société à trois vitesses, où se côtoieraient :
 -  Ceux qui ne savent ni lire, ni écrire
 -  Ceux qui ne savent que lire
 -  Ce que d’autres, qui savent lire et écrire, écrivent !
Cette coupure, cet éclatement du lien social, confirme qu’à l’échelle de la société tout entière persiste le refus de considérer que tous les Hommes sont égaux : ils le sont de droit certes (c’est inscrit dans la Constitution), mais le sont-ils de fait ? C’est la question des pratiques. »2

Il s’agit de faire de l’atelier d’écriture « un espace de sens nouveau, celui de l’émancipation ». L’aptitude à écrire, produire, créer, échanger peut et doit être universellement partagée. Michel Neumayer se réfère à Jean-Jacques Rousseau :

« Faites-en vos égaux, afin qu’ils le deviennent ».
« C’est l’idée qui nous anime, précise-t-il, lorsque nous inventons des ateliers d’écriture ! »3

Différentes sources d’inspiration

Première condition, l’aspect convivial : point de chaire ni d’estrade, pas de séparation maître/élève, mais une table, ronde ou pas, où chacun, chacune se place, sans hiérarchie. Les ateliers d’ATD Quart Monde se déroulent autour d’un café. À l’aide d’exemples qui peuvent stimuler l’imagination et de consignes pour guider les participant-e-s, les personnes les plus éloignées du système scolaire, les moins à l’aise avec les subtilités grammaticales et les complexités de l’orthographe peuvent s’exprimer, dans un climat d’écoute bienveillante, sans jugement.

En 2016, j’ai animé des ateliers sur le thème du bonheur qui se sont déroulés à l’aide de différents supports, objets, photos, reproduction de peintures à la maison Quart Monde à Marseille. Les images des photographes humanistes, Robert Doisneau par exemple, ont été une belle source d’inspiration. Voici un commentaire sur l’Homme aux bulles de savon, d’Izis Bidermanas :

« Des bulles de savon, jeu d’enfant fait par un adulte d’un certain âge. Ce monsieur me fait penser à mon grand-père, toujours prêt à s’émerveiller. Les bulles de savon sont éphémères, ont des reflets irisés, volent au gré du vent. Bonheur familial pour un grand-père. »

Les tableaux impressionnistes, paysages sereins, portraits d’enfants épanouis d’Auguste Renoir ont suscité aussi beaucoup d’enthousiasme. La poésie favorise l’expression individuelle, et le haïku, poème japonais très bref4, s’avère particulièrement fécond pour exprimer sensation fugitive ou émotion, de façon simple et concise. Il convient à des publics très variés, enfants et adultes, littéraires ou peu familiers de la chose écrite. Des petits de CE1, qui n’ont pas encore l’habitude d’élaborer des textes, réussissent très bien, j’en ai fait l’expérience.

L’atelier 2016 a réuni une vingtaine de participant-e-s, qui ont écrit et lu leur haïku au groupe, sans blocage. Voici deux exemples :

Le vent nous glace
Sur la mer des reflets d’or.
Dimanche à Marseille

La première fois
Frédéric-François chante
Un très grand bonheur.

Après un temps de silence et d’écriture personnelle, vient le temps du partage des textes : on lit et on écoute les créations des autres, on note les résonances, on ricoche, on rebondit ; pas question d’évaluation, mais on perçoit des affinités, des contrastes entre les poèmes. Le groupe a été invité à faire danser les mots, en poésie les rencontres sont fortuites, originales, surprenantes.

En fin de séance a été proposée la rédaction d’un texte plus long où l’on a évoqué le bonheur pour demain, lointaine utopie ou projet réaliste. Dans les ateliers, je donne toujours des exemples tirés de la littérature, extraits de poésie et de prose, avant de commencer, car l’écriture s’enrichit au contact d’auteur-e-s du passé, les lectures nourrissent notre imaginaire, augmentent le champ de notre vocabulaire, et nous incitent à trouver notre propre forme d’expression. Parmi les sujets abordés, je retiendrai un titre : Dormir « à la belle ensemble » (pour mon nouveau logement). Jolie formule, qui fait penser à la bonne étoile… et au bel ensemble où s’inscrit l’espérance d’un appartement familial neuf, dont les plans existent déjà. L’idée de « jardin partagé » semble aussi prégnante, légitime aspiration marseillaise à la verdure, et à une meilleure nourriture, saine et produite en commun.

Un recueil illustré des textes et une exposition ont été réalisés à partir du travail fait en atelier, trace précieuse de moments forts et chaleureux. Une approche plastique aux « encres flottantes » est venue compléter l’initiation au haïku.

Une bâtisse verbale collective

Autre défi en 2017, celui d’une écriture collective, de l’élaboration par le groupe d’une quinzaine de personnes, d’une nouvelle sur le thème Vaincre la misère. Il a fallu construire le scénario, nommer les personnages, esquisser le cadre, avant de procéder à la rédaction lors d’une seconde séance. L’histoire a été bâtie autour du « mal logement », du récit vécu d’un « toit qui s’envole ». Du « je » d’une participante au « nous » du groupe, l’atelier d’écriture invite à assembler les mots, à les réunir de manière rationnelle pour forger une nouvelle cohérente. Dans le cas de ce court récit, il s’agit d’une bâtisse verbale à laquelle chaque participant-e a apporté sa pierre, d’un édifice de mots où s’incarne une histoire singulière, choisie et portée par le groupe, puis métamorphosée pour devenir fiction.

L’expérience (2016-2017) a été très positive, car elle a donné à tous les membres du groupe l’occasion de « danser avec les mots » en écrivant un poème, d’imaginer un futur aux couleurs attirantes ; elle a valorisé la parole des plus démuni-e-s qui ont exprimé leur vécu difficile et leur aspiration à un avenir plus heureux, à un meilleur logement notamment. Mais la fiction permet également une distance avec des épisodes douloureux, et les apports réciproques élargissent la perspective des « écrivant-e-s parfois débutant-e-s, conforté-e-s dans leur capacité à s’exprimer et à laisser une trace sur le papier. La parole prend alors un autre relief, elle s’inscrit dans la durée, elle continue à vivre bien au-delà de l’expression fugitive d’une pensée.

2 Premières rencontres nationales des ateliers d’écriture, interventions et actes, Aix-en-Provence, Éd. RETZ, Coll. pédagogie,février 1993.

3 Ouvrage de référence : L’atelier d’écriture, éléments pour la rédaction du texte littéraire, Anne Roche, Andrée Guiguet, Nicole Voltz, Éd. Dunod

4 Généralement dix-sept syllabes disposées selon un tercet 5/7/5.

2 Premières rencontres nationales des ateliers d’écriture, interventions et actes, Aix-en-Provence, Éd. RETZ, Coll. pédagogie, février 1993.

3 Ouvrage de référence : L’atelier d’écriture, éléments pour la rédaction du texte littéraire, Anne Roche, Andrée Guiguet, Nicole Voltz, Éd. Dunod, 1995.

4 Généralement dix-sept syllabes disposées selon un tercet 5/7/5.

Marie-Noëlle Hopital

Après des études de lettres et quelques années d’enseignement, Marie-Noëlle Hopital a été conseillère d’orientation psychologue dans l’Éducation Nationale en Normandie puis à Marseille, jusqu’en 2013. Elle anime des ateliers d’écriture, donne des conférences sur des écrivains, à la Maison de l’Écriture et de la Lecture de la cité phocéenne, et pour diverses associations. Elle collabore à une dizaine de revues littéraires et poétiques, notamment dans le domaine du haïku. Elle est l’auteure de plusieurs recueils de nouvelles et de poésie [Dernier ouvrage paru : Dessin dans l’azur, Éd. du Douayeul, 2017].

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