Joseph. Wresinski : un révolutionnaire pour le Guatemala du 21e siècle

Carlos Aldana Mendoza

Traduction de Alberto Ugarte

p. 55-58

Traduit de :
Joseph Wresinski: un revolucionario urgente para la Guatemala del siglo XXI

Citer cet article

Référence papier

Carlos Aldana Mendoza, « Joseph. Wresinski : un révolutionnaire pour le Guatemala du 21e siècle », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 55-58.

Référence électronique

Carlos Aldana Mendoza, « Joseph. Wresinski : un révolutionnaire pour le Guatemala du 21e siècle », Revue Quart Monde [En ligne], 243 | 2017/3, mis en ligne le 15 septembre 2017, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6932

Touché par sa rencontre avec le Mouvement ATD Quart Monde et son fondateur, l’auteur analyse l’impact de la vision révolutionnaire de J. Wresinski pour la vie concrète et quotidienne, dans un contexte de lutte pour la justice. Particulièrement sensible au droit à l’éducation, il pousse la priorité aux plus pauvres jusqu’à ses ultimes conséquences, pour son pays, vers une vie pleine de sens, et de tendresse pour tous.

L’héritage du père Joseph Wresinski est immense1. Pour le découvrir plus en profondeur, le livre que Gilles Anouil a écrit à partir d’un entretien avec lui2, est d’une grande aide. Sa pensée, sa façon d’être et ses efforts sont présents dans cette conversation et cela nous permet de découvrir qu’une grande part de sa vision est applicable - ou au moins compréhensible - dans une réalité comme celle du Guatemala.

Un héritage pour aujourd’hui

S’il est une expérience d’une grande force éthique à vivre avec ATD Quart Monde, c’est la place digne des familles des zones les plus exclues et pauvres, surtout parce qu’elles sont porteuses de ces histoires que les pouvoirs essaient de rendre invisibles, ou de refuser. Cette attitude a son fondement dans la pensée de Joseph Wresinski qui, dès les premiers mots de son interview avec Anouil sur le sens de publier ce livre, dit ce qui a marqué sa vie :

« Ces familles les plus défavorisées m’ont tant appris ; je n’ai pas le droit de le garder pour moi. J’ai le devoir de le transmettre à la société pour qu’elle en profite. »3

Cette position claire de respect et de valorisation des familles les plus pauvres est évidente dans tout le livre, en particulier dans la vie du fondateur d’ATD Quart Monde ; c’est une option très concrète qui ne se perd pas dans le faux romantisme niant la réalité dans toute sa dureté puisque, pour Joseph Wresinski, on ne peut pas nier que :

« Les très pauvres sont des êtres cassés, minés, usés… Et ils souffrent profondément d’être méprisés. Ils savent qu’ils sont rejetés et pourtant, ils le refusent. »4

Ce réalisme, toujours respectueux et tendre, complète l’option pour les pauvres, n’occultant pas la nécessité d’une compréhension pleine et intégrale, pour que ceux qui s’approchent d’eux ou cherchent à agir de toutes leurs forces en leur faveur mais, n’abandonnent pas, avec un romantisme superficiel, effrayés ou repoussés par leurs réactions, leurs comportements ou manières de voir le monde. Il est nécessaire que l’engagement et l’action avec, depuis, et pour les familles, se fassent depuis un cœur amoureux, depuis une passion en mouvement, depuis la tendresse qui relie de manière constante et permanente. « Car l’amour fait l’impasse sur ce qui entrave, bloque, empêche l’essentiel », dit Wresinski5. Nous avons donc besoin de considérer cette façon de voir l’action comme un projet de vie personnel, comme une vision d’engagement sérieux et réel qui ne se termine pas quand le romantisme finira.

Il s’agit de l’amour pour les plus pauvres qui nous transforme en compagnons de chemins difficiles, depuis et avec la voix des pauvres, et non depuis ce faux leadership qui nous fait nous mettre en avant, bien en vue, et dans un monologue « sur les pauvres ». Dans la réalité, il s’agit de jeunes, de peuples autochtones, de femmes victimes de tant de violence patriarcale, de chômeurs, d’abandonnés, ...

Basé sur un postulat révolutionnaire

Une vision actuelle, à partir de celle Joseph Wresinski, implique un effort plus grand et plus exemplaire que simplement donner.

« Il ne suffit pas de se dépouiller, de se reconnaître en lui, de le considérer comme son égal. Il faut en faire son partenaire privilégié, quotidien. »6

Cette demande de Wresinski ne contient-elle pas réellement un sens différent de la vie ? N’est-ce pas un postulat révolutionnaire qui va au-delà de toute révolution connue jusqu’à aujourd’hui ? ... Parce que donner dans beaucoup de situations se réduit à l’acte d’offrir quelque chose, de participer à une campagne, de célébrer un jour déterminé et de faire des cadeaux à cette occasion. Ou pire encore, donner se traduit par l’aumône qui calme les consciences, à des centaines de coins de rue et aux feux rouges de nos villes. Combien de ces attitudes nous conduisent à des changements structurels, institutionnels et concrets qui transforment la vie de ceux qui souffrent de l’exclusion ? Donner ces aides minimales pourrait avoir un autre sens si elles étaient accompagnées de démarches pour le changement des lois, pour la transformation des institutions, pour la conquête de droits, pour la force de la vérité et de la justice, pour des changements dans les systèmes. Tant que donner est un acte isolé et intime, sans des efforts soutenus et organisés aux côtés des exclus et de ceux qui sont niés dans leurs droits, nous ne pouvons pas espérer que la réalité soit autre. Quand nous donnons un cadeau occasionnel ou quand nous participons à une petite récolte de jouets ou de cadeaux, nous ne sommes pas compagnons de celui ou celle qui est en souffrance, comme dit Joseph Wresinski, parce que nous ne construisons pas de chemins avec lui ou elle.

Reconsidérer l’action politique

Un autre apport sensé et efficace réside dans le fait que nous pourrions commencer à apprendre et à sentir que notre force en tant que personnes et institutions ne se trouve pas dans l’accès au pouvoir, comme nous l’enseigne la culture politique dominante. Toute institution, publique ou privée, peut assumer la vision de Joseph Wresinski, dans le sens de chercher à développer sa force dans d’autres domaines, qui ne seraient pas ceux du pouvoir, de la domination et des formes patriarcales inhérentes à nos sociétés. Les institutions qui assument l’humilité et la tendresse comme valeur et pratique quotidiennes peuvent devenir comme ce modèle d’Église qu’il a proposé, « pauvre et servante ».

Par conséquent, nous pouvons affirmer que cette nouvelle manière d’être et de faire, en tant que personnes et institutions, peut aussi être une source pour révolutionner la manière de faire de la politique. Non parce que nous allons changer les lois électorales ou les partis politiques ; il s’agit d’aller au-delà, plus au fond de la société même. Il s’agit d’un changement plus profond et nécessaire dans la pratique de la politique. C’est là où Joseph Wresinski nous pousse à nous sentir « Hommes politiques », mais avec une autre identité, avec un autre cachet : celui de l’amour vrai. Il nous dit par exemple :

« D’avoir à faire revivre sans cesse l’amour des exclus rend d’ailleurs les chrétiens incapables d’adopter la méchanceté qui règne, souvent, dans le monde politique. »7

Et il complète avec une autre expression que nous ne pouvons pas oublier au moment de comprendre sa pensée sociale :

« Le chrétien est tenu de faire une véritable entorse à la justice prônée dans le monde. Il ne propose pas un peu plus de justice, un pas de plus vers la justice. Il propose une autre justice, un véritable renversement des priorités. »8

Cela ne peut pas être plus clair ! Une autre politique et une autre justice sont des exigences que l’amour chrétien doit avoir pour horizon, et dans sa pratique concrète et quotidienne.

Ainsi, pour le Guatemala, se manifeste l’apport révolutionnaire du père Joseph Wresinski et d’ATD Quart Monde : l’horizon de justice, de dignité et de droits de l’homme ne sera pas abandonné à condition que les plus pauvres restent au centre de toute démarche et non laissés dehors.

Une conséquence de cette demande est le fait que les droits de l’homme ne soient plus réduits aux droits individuels et politiques, et que l’accent soit mis sur les droits économiques, sociaux et culturels. Tout volontaire doit alors être un défenseur authentique des droits de l’homme parce qu’il se met au cœur de la vie avec les exclus, d’où il agit.

L’esquisse d’une autre société

Écoutons encore les mots de Joseph Wresinski :

« Les choses sont plus simples quand vous prenez le point de vue des plus pauvres et des hommes en général. Voir se bâtir un Volontariat de toutes confessions et idéologies est un besoin fondamental des hommes. Un besoin et un droit, d’ailleurs. Le droit des plus défavorisés d’être au centre de toutes les croyances et idéologies et le droit des hommes d’être unis malgré les différences. »9

Bien entendu, ce n’est pas facile, pas du tout facile. Surtout dans une société telle que la société guatémaltèque, dans laquelle est rejetée, de manière permanente, la voix des zones les plus exclues et historiquement silencieuses. Ni les plus pauvres, ni les enfants, ni les jeunes, ni les personnes handicapées, ni les personnes homosexuelles, ni les peuples autochtones, entre autres, se sont écoutés sérieusement et avec une attention légitime. C’est pourquoi, dans cette demande de Wresinski se trouve un de ses postulats les plus révolutionnaires pour l’actualité d’aujourd’hui du Guatemala : à savoir la nécessité que la vision, la voix, la proposition et l’action des populations les plus exclues se transforment en l’esquisse pour une autre société.

Cette proposition se transforme en « révolution culturelle » dans laquelle les actions pour le changement ne sont pas seulement celles qui arrivent dans le monde de la politique partisane, dans laquelle participent toujours les mêmes, ceux qui excluent la voix des moins inclus dans ces structures, c’est à dire les pauvres ; un postulat qui nous invite à un type de révolution qui ne pense pas en armes ou violence, parce que, comme il affirme :

« La révolution culturelle du christianisme fait violence aux idées reçues et non pas aux hommes. Je dirais qu’elle n’a pas besoin de leur faire violence. »10

Il est urgent de comprendre tout ce qui précède, depuis une réalité comme celle du Guatemala, dans laquelle la voix exprimée des plus pauvres s’est soldée par la mort, la disqualification, le mépris et la violence sous toutes ses formes. Depuis l’acte le plus simple, jusqu’aux demandes politiques massives, au Guatemala il arrive ce dont Wresinski parle en disant : « Les hommes sont attaqués ». On ne combat pas les idées, mais les personnes qui les construisent.

Cette révolution culturelle impliquée dans tout ce que nous exprimons dans cet article, n’est pas seulement urgente et nécessaire, mais c’est un défi pour ceux qui cherchent à jeter les bases d’une nouvelle réalité politique, sociale et culturelle. En effet, nous avons besoin d’apprentissages profonds et éloignés du discours dominant qui réduit tout au pouvoir politique ; au Guatemala, il est indispensable de comprendre les postulats, toujours vivants, de Joseph Wresinski.

ATD Quart Monde au Guatemala est une communauté de tendresse, de propositions, de dignité à partir et pour les plus pauvres de notre société. Si nous lions son exemple avec la parole de son fondateur, nous constatons que cela constitue aussi une révolution silencieuse et profonde, une révolution en marche loin des lumières et caméras, une révolution source de sens et d’inspiration pour qui désire apprendre à bâtir une autre société.

1 Traduction française, faite par Alberto Ugarte, de la contribution de l’auteur à l’ouvrage collectif Aqui donde Vivimos ; Wresinski, pobreza y

2 Les Pauvres sont l’Église, entretiens avec Gilles Anouil, Éd. Le Centurion, 1983.

3 Idem, p. 21.

4 Idem, p. 25.

5 Idem, p. 26.

6 Idem, p. 36.

7 Idem, p. 57.

8 Idem, pp. 57 et 58.

9 Idem, p. 168.

10 Idem, p. 233.

1 Traduction française, faite par Alberto Ugarte, de la contribution de l’auteur à l’ouvrage collectif Aqui donde Vivimos ; Wresinski, pobreza y derechos humanos en América Latina y Caribe, Éd.Quart Monde, Mexico, avril 2017. Cet ouvrage, disponible actuellement en espagnol, sera prochainement édité en français.

2 Les Pauvres sont l’Église, entretiens avec Gilles Anouil, Éd. Le Centurion, 1983.

3 Idem, p. 21.

4 Idem, p. 25.

5 Idem, p. 26.

6 Idem, p. 36.

7 Idem, p. 57.

8 Idem, pp. 57 et 58.

9 Idem, p. 168.

10 Idem, p. 233.

Carlos Aldana Mendoza

Né en 1960 à Ciudad Tecún Umán, San Marcos, au Guatemala, Carlos Aldana Mendoza, Docteur en Sciences de l’éducation, a étudié la pédagogie à l’Université USAC au Guatemala et à l’UNAM à Mexico. Il s’est particulièrement intéressé à l’éducation populaire. Il a été vice-ministre de l’Éducation du Guatemala.

CC BY-NC-ND