Quand Jack London meurt en 1916, il est l’écrivain le plus populaire des Etats-Unis, l’auteur de Croc blanc et de L’appel sauvage. Il est aussi correspondant de guerre et journaliste sportif ; le magnat de la presse, Hearst, lui paye très cher ses articles. Il a écrit cinquante ouvrages, construit un bateau, le Snark, pour faire le tour du monde et il possède un ranch dans la vallée de la Sonoma au nord de San Francisco. Même si ses dettes sont aussi célèbres que ses gains, on le dit très riche. Pourtant, il ne manque aucune occasion de condamner haut et fort le système capitaliste libéral qui est le credo des économistes de son époque. Selon lui, cette organisation de la société, quand elle n’est pas contrôlée, génère des profits énormes et une misère terrible. Sur le ranch de Jack London, au grand dam de ses voisins, la durée du travail est strictement limitée et pas un seul vagabond ne passe sans obtenir le gîte, un repas et quelques pièces contre quelques heures de travail.
C’est que Jack London connaît le système de l’intérieur et la misère n’est pas pour lui une abstraction. Dans son ouvrage le plus polémique Le peuple d'en bas, il cite même ce mot en français, en hommage à Victor Hugo et à son roman Les misérables.
Dès sa naissance à San Francisco en 1876, Jack London connut les difficultés de l’existence. Une mère excentrique et instable, un père adoptif handicapé par des blessures de guerre qui a du mal à trouver du travail, et ce sont les déménagements successifs pour des logements de plus en plus modestes. La crise économique de la fin du siècle ne va rien arranger. En 1893, par exemple, cinq cents banques et seize mille entreprises industrielles vont faire faillite. En 1894, un ouvrier américain sur quatre sera devenu un chômeur. Jack va grandir autour de la baie de San Francisco et à Oakland et il va connaître la rudesse des temps. Petits boulots : il sera livreur de glace, vendeur de journaux, il rangera les quilles dans un bowling, balaiera les saloons après la fermeture : « Quand on a payé le loyer et la nourriture, il ne reste plus rien pour nous habiller » dira-t-il un jour à son ami Frank Atherton qui note dans ses souvenirs que chez les London « des journaux remplaçaient la nappe, attestant de la pauvreté du foyer ». Dès cette époque, Jack constate que des liens solides relient alcool et pauvreté. Dans les saloons, les ouvriers et les manœuvres trouvent un peu de chaleur et de convivialité et oublient dans le whisky la fatalité de leur condition que Jack appelle « le piège ». Ils tombent alors dans les bras de John Barleycorn, (mot à mot Jean Grain d’Orge), personnification du whisky aux Etats-Unis, que Jack London présentera comme l’ange noir qui accompagne sa vie.
Pour échapper à l’enfer...
En 1889, Jack, âgé de treize ans, ayant obtenu l’équivalent de notre certificat d’études doit trouver un emploi véritable. Ce sera la conserverie Hickmott, d’anciennes écuries reconverties. On y travaille douze heures par jour pour dix cents de l’heure. Quand Jack part au travail, il fait nuit et quand il rentre, il fait nuit également. Certains de ses compagnons ont six ou sept ans. Il dispose d’une demi-heure pour manger midi et soir. « Parfois je trimais dix-huit et vingt heures d’affilée. Une fois même, je restai à ma machine trente-six heures consécutives » raconte-t-il dans son autobiographie John Barleycorn.
Pour échapper à cet enfer, une solution : passer du côté des marginaux, des voleurs. Autour de la baie, ce sont les pilleurs d’huîtres qui gagnent beaucoup d’argent, le dépensent en beuveries. Les parcs à huîtres appartiennent aux millionnaires des compagnies de chemins de fer et sont défendus par des vigiles. De nombreux pilleurs finissent au pénitencier de Saint Quentin. Pourtant, Jack va les rejoindre et partager leurs aventures, les risques et leur whisky. Là commence cette familiarité avec l’alcool qui marquera toute sa vie et sera l’une des causes de sa mort prématurée.
Heureusement, il va s’éloigner de la baie en devenant marin et en partageant le rude sort des matelots de son époque. A dix-sept ans, à son retour d’une campagne de chasse aux phoques, il vivra une deuxième expérience en usine qui le dégoûte définitivement du travail de bête de somme et surtout de ceux qui en profitent. En 1893, après avoir travaillé dans une fabrique de jute, Jack accepte un travail à l’usine électrique d’Oakland. Pour trente dollars par mois, à raison de dix heures de travail quotidien et d’un jour de congé mensuel, il devra pelleter du charbon pour alimenter les chaudières. Au bout de quelques jours, il apprend que la compagnie a licencié deux hommes qui faisaient ce travail en étant payés chacun quarante dollars par mois.
Comme le jeune garçon qui est le héros de son récit Le renégat1, Jack décide de tout quitter et part sur les routes. Il va suivre les vagabonds qui survivent le long des voies ferrées. Il relate cette expérience dans son recueil de nouvelles : La route. Charlie Chaplin, grand admirateur de London, s’inspirera de son personnage pour composer celui de Charlot, le marginal à la fois rebelle et naïf.
Un article de 1897, lui aussi intitulé La route dresse un tableau à la fois pittoresque et précis des différents types de marginaux que London a côtoyés. Il y a le « professionnel », mendiant roublard et organisé, criminel en puissance, il compose « l’aristocratie des bas-fonds ». Le « trimardeur-travailleur » itinérant vaque à la recherche de boulots saisonniers. London compare celui qui cherche seulement la nourriture à celui qui consacre la moindre pièce à l’achat d’alcool. Il y a aussi les « estropiés », qui vont presque toujours par deux, les « malchanceux » qui ont eu un revers de fortune et qui sont souvent la proie des « professionnels ». Les « fakirs » sont des vagabonds intelligents qui connaissent mille et une combines pour soutirer de l’argent aux naïfs. Le plus triste sort est celui des « gosses du trimard » - souvent les plus impitoyables pourtant – et l’image même de la fatalité. Jack London dresse également un répertoire de l’argot des vagabonds et il termine par un constat : le vagabond est l’une des composantes du système. Si la masse des chômeurs permet de maintenir une main-d’œuvre sous-payée, au bas de l’échelle sociale, le vagabond marque la limite entre le chômeur et le vide : « Il se trouve sur le bord escarpé du néant ».
Et c’est cette diversité de vagabonds que Jack London va côtoyer. Un peu par hasard, il participe à l’aventure de la « marche » sur Washington de « l’armée » de chômeurs de Charles T. Kelly. Ce Californien avait regroupé un grand nombre de vagabonds et de chômeurs pour rejoindre à Washington le « général » Jacob Coxey qui voulait imposer au gouvernement une politique de grands travaux afin de résorber le chômage. Mais l’aventure tournera court, Jack préférant continuer sa route en solitaire jusqu’à Chicago puis aux chutes du Niagara. Là, il est arrêté pour vagabondage et condamné à trente jours de prison après un « procès » de trente secondes : « Le garde dit : vagabondage, Votre Honneur, et je tentai de reprendre la parole mais le juge parla en même temps que moi et dit : trente jours ».
Le système juridique et pénitentiaire est l’un des maillons du système libéral. Quand la bête de somme refuse le système et perturbe la sérénité de la société, la prison est l’un des éléments de régulation. Elle est aussi très utile quand le système impitoyable produit des prédateurs plus impitoyables encore : les criminels endurcis. Le roman Le vagabond des étoiles, écrit par London d’après le témoignage d’un prisonnier du pénitencier de Saint Quentin, Ed Morrell, montre comment la peine de mort et la torture font partie de la logique du système. Si ce roman fit évoluer l’opinion face à la peine de mort, il fut surtout à l’origine d'une réforme des prisons en Californie. La camisole de force, utilisée comme un moyen d’étouffement lent fut interdite. Dans le roman, elle est le moyen pour le condamné de vivre d’autres vies dans le passé de la planète. Jack London est ici à la fois un militant et un grand écrivain dans le domaine du fantastique.
L’immoralité du système
L’immoralité criminelle des délinquants n’est après tout que la forme sommaire et immature de l’immoralité du système. Dans son livre Radieuse Aurore, Jack London conte les aventures d’un chercheur d’or assez naïf qui voulant jouer avec la bourse comme il a tenté l’aventure de la ruée vers l’or découvrira l’absence totale de morale de ce milieu. Une femme lui ouvre les yeux et lui montre que la Californie du début du vingtième siècle n’a plus rien à voir avec celle des pionniers. Nous sommes en plein dans un monde industriel impitoyable dans lequel la misère, les vagabonds et les clochards jouent un rôle économique précis et nécessaire au bon fonctionnement du système libéral. Jack s’en explique dans un article paru en 1904 : Le vagabond. Il y démontre que l’armée des travailleurs en excédent permet au système de fonctionner avec des salaires très bas. Dès lors, ce système produit des révoltés - les « bêtes de proie », les criminels et des « bêtes de labeur » - allant parfois jusqu’au refus du travail : les vagabonds. « Le trimard est l’une des soupapes de sûreté à travers lesquelles les déchets de l’organisme social s’éliminent ». Chicago, que London prend pour décor dans son roman d’anticipation Le talon de fer est un exemple particulièrement frappant de la justesse de ses analyses. On y voit coexister l’univers impitoyable du travail dans les abattoirs, que Upton Sinclair dépeint dans son roman La jungle et l’univers terrible des gangsters dont l’archétype sera Al Capone. Brecht suivra London et Sinclair quand il mettra en scène Arturo Ui, « prince » des bandits de Chicago.
Jack London vivra une autre une expérience, volontaire celle-là, pour porter témoignage de ce que peut être la logique de la chute dans la pauvreté et la marginalité. En 1902, il séjourne dans l’East end de Londres déguisé en clochard. Dans la ville la plus riche du monde, capitale d’un empire puissant, il découvre un univers hallucinant dont il fait le tableau dans Le peuple d'en bas. Les prolétaires à la limite de la marginalité sont d’une grande utilité quand il s’agit de trouver des bras pour les travaux pénibles, insalubres et dangereux, comme l’évacuation des déchets hospitaliers. L’écrivain allemand Günther Wallraff, déguisé en Turc dans l’Allemagne des années 1980, fera le même constat. Dans les bas quartiers de Londres, les misérables sont si nombreux en 1902 que les propriétaires en profitent. Une chambre sert parfois à loger une famille entière. Certains enfants dorment sous les lits, sur les tables. Parfois, on fait « les trois huit » autour d’une paillasse, trois dormeurs l’occupant tour à tour pendant vingt-quatre heures, au gré de leurs horaires de travail. On trouve des annonces pour sous-louer « un coin de chambre ». Une famille déplace le cadavre d’un nouveau-né de la table au lit et à l’étagère garde-manger en attendant de réunir l’argent des obsèques. Que peut-on imaginer dans les pages que London a éliminées de son manuscrit à la demande de son éditeur « pour ne pas choquer » ?
Maladie, accident, vieillesse, alcoolisme et c’est la chute. Le mécanisme même de la charité semble être un rouage supplémentaire de la déchéance. Si l’on veut une place à l’asile de nuit, il faut faire la queue dès quatre heures de l’après-midi et « payer » sa nuit le lendemain en cassant une demi-tonne de cailloux par exemple. Si l’on passe la nuit dehors, il est interdit de dormir sous peine de prison ; il faut marcher toute la nuit pour s’effondrer au petit matin n’importe où. Comment trouver du travail dans ces conditions ? Pendant ce temps, on couronne Edouard VII en grande pompe. Ailleurs, on parle de la « Belle époque »
Le triomphe de la justice, une question de temps...
Jack London tire des conclusions personnelles de ses multiples expériences : il faut une réponse humanitaire à la misère et il donne l’exemple sur ses terres. Il faut aussi organiser une lutte permanente pour les droits, car seule la loi peut aider à lutter contre la misère. Mais la seule véritable solution est politique et vise à dépasser le système libéral dont la misère est une composante. Pour Jack London - on le voit dans Le talon de fer - cet espoir relève de l’utopie. Aussi agit-il à son niveau. On ne compte plus le nombre de gens dans le besoin qu’il a aidés. Sans illusion cependant, car il savait que ce n’était qu’une goutte d’eau dans la mer. Le militantisme politique peut aussi être une solution. Il fut candidat d’extrême gauche à des élections municipales d’Oakland. Il écrivit quantité d’articles et donna des conférences sur le vote des femmes, le vagabond, la nécessité d’une nouvelle loi de développement, la lutte contre l’alcoolisme, etc.2
A la fin de sa vie, il constatait que le système, cependant, ne changeait guère. Mais il restait, quoi qu’il arrive, un optimiste. Pour lui, la justice finirait par triompher de la misère. Ce serait seulement une question de temps. Dans son roman Le talon de fer, il montre que le système doit aller jusqu’au bout de sa logique, atteindre ses limites, avant de s’effondrer. Jack London, militant « extrémiste » et écrivain riche et célèbre assumait cette contradiction, tâchant simplement d’aider au quotidien ceux qui le lui demandaient.
« Je garde intacte ma confiance dans la noblesse et l’excellence de l’espèce humaine. Je crois que la délicatesse spirituelle et l’altruisme triompheront de la gloutonnerie grossière qui règne aujourd’hui »3