Des souris et des hommes.

Michèle Monte

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Michèle Monte, « Des souris et des hommes. », Revue Quart Monde [En ligne], 198 | 2006/2, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/68

L’auteur de cet article retrouve dans les personnes en grande pauvreté la part de rêve qui aide chacun à tenir dans une vie très dure si bien exprimée par Steinbeck...

Toutes les fois que je lis Des souris et des hommes (Of mice and men) de John Steinbeck, je suis émue aux larmes. Ce roman, publié en 1937, raconte la vie de deux journaliers agricoles californiens : George et Lennie vont de ferme en ferme chercher du travail et ne restent jamais bien longtemps au même endroit parce que Lennie, un colosse dur au travail, est un peu simple d’esprit et a l’art de s’attirer des ennuis. Quand le livre commence, ils arrivent dans une nouvelle ferme et George a recommandé à Lennie de parler le moins possible et de se tenir « à carreau ». Ils sont bien accueillis par Slim, un ouvrier d’un certain âge, respecté pour son jugement sûr et sa pondération. Mais ils entrent vite en conflit avec le fils du patron, un homme arrogant qui cherche à humilier Lennie. Malgré tous les efforts de Slim et de George, le récit se développe comme une tragédie vers une fin à la fois inéluctable et injuste. Entre-temps nous aurons eu le loisir de découvrir le microcosme que constitue le domaine, avec ses rituels, ses jours de travail harassant et ses dimanches de longues parties de cartes, la présence furtive mais dangereuse des femmes pour tous ces hommes en mal de foyer, livrés à une profonde solitude et qui ne gagnent pas assez d’argent pour envisager de fonder une famille – pour cela il faudrait louer ou acheter une terre et si tous en rêvent, bien peu y parviendront. Paradoxalement George et Lennie suscitent la jalousie à cause de l’amitié profonde qui les unit et qui étonne dans ce milieu où domine le chacun pour soi.

La force du livre tient pour une grande part à la délicatesse des relations d’amitié qui unissent George et Lennie. Même si George s’énerve souvent devant la balourdise de Lennie, même s’il souffre des ennuis qu’elle peut leur causer et menace parfois Lennie de le quitter, jamais il ne l’envisage vraiment et il assume vaille que vaille son rôle de protecteur et de guide. En retour Lennie lui voue un attachement sans bornes mêlé d’admiration, ce qui aide sans doute George à se sentir humain, malgré la vie peu gratifiante qu’il mène. C’est en tout cas ce qui se devine en filigrane dans le dialogue où George, enhardi par la bienveillance de Slim, se livre un peu :

« - Il est pas dingo, dit George. Il est con comme la lune, mais il est pas fou. Et puis, j’suis pas si malin que ça moi-même, sans quoi j’chargerais pas de l’orge pour cinquante dollars, logé et nourri. Si j’étais malin, si j’étais même un peu débrouillard, j’aurais ma petite terre à moi, où que je ferais ma propre récolte au lieu de faire tout le travail sans profiter de ce qui pousse dans la terre1

Le rêve d’acheter une petite ferme...

A leurs moments perdus, les deux hommes songent à la petite ferme qu’ils rêvent d’acheter avec d’improbables économies : Lennie pourra y satisfaire sa passion pour l’élevage des lapins, ces animaux à peau douce et soyeuse qu’il ne se lasse pas de caresser lorsqu’il en a l’occasion, comme si tout son désir de tendresse inassouvi se concentrait dans l’affection maladroite qu’il porte aux animaux. Voilà comment ils imaginent cette future ferme :

Ben, y a cinq hectares, dit George. Y a un petit moulin à vent, une petite maison et un poulailler. Y a une cuisine, un verger, des cerises, des pommes, des abricots, des noix, quelques fraises. Y a un coin pour la luzerne, et de l’eau tant qu’on en veut pour l’arroser. Y a un toit à cochons…

Et des lapins, George.

Y a pas de lapins pour le moment, mais j’pourrai facilement construire quelques clapiers, et tu pourras donner de la luzerne aux lapins.

Tu parles que j’pourrai.

(...)

Lennie dit doucement :

On vivrait comme des rentiers. Pour sûr, dit George. Un tas de légumes dans le jardin, et, si on voulait un peu de whiskey, on n’aurait qu’à vendre quelques œufs ou quelque chose, ou du lait. C’est là qu’on habiterait. Ça serait notre chez nous. Y aurait plus besoin de courir le pays et de se faire nourrir par un cuisinier japonais. Non, non, nous aurions notre propre maison qui serait à nous, et on ne dormirait plus dans une chambrée. (...) Et si un ami s’amenait, on aurait un lit de réserve, et on lui dirait : « Pourquoi que tu restes pas à passer la nuit ? » Et, bon Dieu, il le ferait2

La force du livre vient aussi de l’extrême discrétion du narrateur qui s’efface derrière ses personnages et ne formule aucun jugement, ne délivre aucune morale. Ecrit dans une langue familière et constitué pour l’essentiel de dialogues, le roman respecte les façons de parler et les expressions des héros qu’il met en scène. Sans jamais enjoliver la réalité, il nous invite à accompagner pas à pas ces journaliers, au fil de leurs travaux, de leurs peines, de leurs angoisses, et à découvrir, derrière la rudesse de leur vie, les capacités d’attention à l’autre, la soif de dignité, l’aspiration à une vie meilleure que chacun d’entre eux nourrit, qu’il s’agisse de George et Lennie, du vieux Candy, bientôt mis à la porte parce que devenu inutile, ou du palefrenier noir, le pauvre d’entre les pauvres. Si le fait que Lennie soit simple d’esprit déclenche le drame, on sent bien que, pour tous, l’équilibre est précaire, et qu’une bagarre qui tourne mal, un goût excessif pour l’alcool, une crise dans l’agriculture pourraient aisément les faire basculer dans la plus noire misère. Et le cœur se serre en pensant que pour chacun de ces hommes, et pas seulement pour les deux héros, une autre vie serait possible, où ils pourraient donner le meilleur d’eux-mêmes, au lieu d’en être réduits à transporter des sacs d’orge sans avoir de toit à eux ni le droit de dire tout haut ce qu’ils livrent par bribes quand une oreille bienveillante leur permet de formuler ce qu’ils osent à peine se dire à eux-mêmes.

Un quotidien sans grâce...

Je trouve que la façon dont ce livre fait entendre les espoirs de George et Lennie et nous restitue leur vie est très proche de ce que les volontaires d’ATD Quart Monde essaient de faire quand ils notent ce que les familles très pauvres leur confient au fil des jours. Il me semble aussi que la part de rêve qui aide chacun à tenir dans une vie très dure est très bien exprimée. Parfois, quand les gens formulent ainsi des souhaits irréalisables, on aurait envie, en pensant bien faire, de les ramener à un sens plus juste des réalités. Pourtant, si on réfrène cette capacité à imaginer une vie meilleure, on risque fort de leur enlever ce qui alimente leur énergie au quotidien et leur permet de résister aux difficultés. Toute la force du livre tient à cette mise en parallèle d’un quotidien sans grâce et de cette évocation d’un futur où l’humanité de chacun pourrait se déployer pleinement. Il y a aussi une présence mystérieuse du mal dans la figure de Curley, le fils du patron, qui nous interroge sur ce qui, en nous, loin de nous pousser à prendre le parti des faibles, nous incite à profiter de notre pouvoir pour les humilier. Peut-être que les mouvements de solidarité comme ATD Quart Monde devraient plus se pencher sur ce côté obscur de l’humanité pour en comprendre les ressorts et les désamorcer. En tout cas, avec Des souris et des hommes, Steinbeck retrouve la force des tragédies grecques en prenant pour héros des ouvriers très pauvres qu’il nous fait aimer sans larmoiement ni moralisme.

1 p.87, éd. Folio Gallimard
2 p.111-113, ibid.
1 p.87, éd. Folio Gallimard
2 p.111-113, ibid.

Michèle Monte

Michèle Monte, après avoir longtemps enseigné en collège est maître de conférences à l’université de Toulon. Passionnée par les ateliers d’écriture, elle aime aider chaque personne à accoucher des mots et des récits qu’elle porte en elle. Elle est aussi engagée dans le Mouvement ATD Quart Monde depuis près de trente ans.

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