[…]2 Dans l’UPQM d’avril 1994, les participants ont visionné la première version d’un film réalisé par quelques-uns d’entre eux dans le cadre du projet de Bertrand Schwartz Moderniser sans exclure. Après avoir vu le film, chacun a été invité à dire ce qu’il aimerait y ajouter et quelqu’un a pris la parole en disant : « Tout ce qu’ils ont dit c’est juste, mais moi je trouve qu’on n’a pas assez parlé du Mouvement, qu’est-ce qu’il leur a apporté, des trucs comme ça. » Dans la séquence qui s’est ensuivie, les intervenants ont défini les apports du Mouvement par contraste avec les réactions de rejet, de mise à l’écart, ressenties au travail, dans le quartier ou à l’école. Le Mouvement est donc défini comme un lieu où on n’est pas jugé, où on ne fait pas de différence entre les nationalités, les langues, les cultures.
L’usage du je et du on
Mais ce qui apparaît aussi à plusieurs reprises et qui intéresse plus directement notre propos, c’est l’acquisition d’une capacité de parole et d’explication, et ceci en termes personnels, puisque le pronom utilisé pour décrire ces transformations est le je :
Mme L. : « Avant, je n’avais pas le courage de réagir, de dire quelque chose. Même si je n’étais pas d’accord, je disais toujours oui, oui, même si c’était le contraire que je pensais. Alors qu’aujourd’hui, non, si je ne suis pas d’accord, j’arrive à dire que ce n’est pas comme ça, c’est noir et pas vert. »
Mme S. : « Disons que le Mouvement, c’est une école de la vie. Ça veut dire qu’autrefois, j’allais dans les bureaux, et je prenais des colères folles, et plus je criais, plus j’étais exclue. Avec des alliés, j’ai été dans des bureaux, j’ai compris comment il fallait faire, poser des questions, et on m’a expliqué comment il fallait ne pas crier, il fallait rester calme : ce n’est pas toujours évident. Ça m’arrive encore de bondir. Mais c’est vrai. »
Cette capacité à dialoguer acquiert une dimension militante car il s’agit, non seulement d’expliquer sa situation personnelle, mais aussi celle de tout le groupe social auquel on appartient. Deux interventions le montrent bien :
Mme N. : « Voilà, j’ai accepté de dialoguer dans le film pour que les gens, que ça soit les assistantes sociales ou les offices HLM, pour qu’on puisse connaître et comprendre quels sont les problèmes que les gens ont à affronter, et que ça aille beaucoup mieux dans la société. Et je pense que ce film doit aller dans les offices HLM, chez les assistantes sociales et les autres personnes qui peuvent faire quelque chose pour que ça aille mieux. Mais de donner des cassettes à des particuliers je ne serais pas d’accord […] C’est quand même la vie privée de certains. On l’accepte pour que ça soit quelque chose d’utile. »
Cette intervention définit une situation de communication acceptable où le dévoilement qu’implique le dialogue se justifie par le destinataire (HLM, assistantes sociales) et l’effet escompté sur sa pratique sociale, et une autre situation où le destinataire (des particuliers) est récusé parce qu’aucune perspective de changement social ne lui est associée.
Dans la suivante, on voit apparaître un on désignant les deux personnes d’abord en conflit et réunies ensuite autour d’un projet commun : expliquer ce qu’est la misère. Il y a donc eu déplacement d’une relation d’assistance vécue comme conflictuelle à une relation de coopération au service d’un engagement.
Mme S. : « Alors je vais vous raconter une histoire pour comprendre le cheminement qu’il y a eu : il y a quelques années il y a eu une assistante sociale qui est venue sur le quartier, et alors elle ne pouvait pas me voir, et je ne pouvais pas la voir. Et un jour, elle est montée à la maison, et ça a été le ban, ban, ban, toutes les deux. Puis j’ai pris un livre que je lui ai mis dans les mains. Ça s’appelait Que l’injustice s’arrête3 ; je lui ai dit ‘Madame, vous lirez ce livre, et lorsque vous aurez lu ce livre, on en reparlera’. Quelques temps sont passés, elle est devenue chef des assistantes sociales de Toulon, et un jour, on a reçu une convocation et on s’est retrouvées. Et quand elle m’a présentée donc à ceux qui se retrouvaient là, elle a dit : ‘Voilà Mme S. Grâce à elle, je sais ce que c’est que la misère. Écoutez-la.’ Et elle a expliqué. Donc on a parlé toutes les deux. Voilà en gros ce qui s’est passé. »
Cette intervention illustre bien le changement de regard qui se produit lorsque les plus pauvres sont reconnus ou se font reconnaître comme partenaires. Le livre cité ci-dessus4 qui inclut le cas de la locutrice dans un ensemble plus vaste de situations injustes sert de médiateur et permet à l’assistante sociale de considérer son interlocutrice comme un expert pouvant lui apprendre quelque chose.
Les militants Quart Monde ont conscience d’avoir acquis une capacité de parole qui, espèrent-ils, peut avoir une certaine efficacité sociale. D’autre part, ils se situent face à leurs invités comme des représentants de leur groupe, des porte-parole. Mais quel écho ces efforts pour dialoguer en vue d’une transformation trouvent-ils auprès de leurs interlocuteurs ?
Un dialogue difficile mais réel avec les décideurs politiques
Quand on lit un peu rapidement les échanges des UPQM, on a parfois l’impression de deux paroles parallèles qui ne se rencontrent pas et on pourrait se demander si l’objectif de créer un savoir réciproque et mobilisateur peut être atteint par de telles réunions. Par exemple, dans l’UPQM sur les quartiers, l’adjoint au maire affirme qu’il partage la même conception du rôle des HLM que ses interlocuteurs mais que seule une mobilisation plus importante pourra faire évoluer la situation :
L’adjoint au maire : « Le problème, c’est que sur ce point de vue que vous partagez avec moi, on puisse engager des débats et c’est pour ça que se créent des associations qui ont une volonté de s’opposer parfois à ceux qui ont en charge ces dossiers-là pour bien leur montrer quel est l’objectif de ces sociétés d’HLM. Donc je sais le problème et je sais qu’on a des difficultés […] Et croyez-moi, c’est la croix et la bannière pour faire aboutir nos dossiers, et on y arrive mais malheureusement ces cas se multiplient et je crois qu’il faudrait qu’on soit très nombreux pour résoudre tous ces problèmes. »
Tout en prenant note de certains problèmes qui lui sont soumis et en s’engageant à les résoudre, il renvoie ses interlocuteurs à leurs propres responsabilités :
« Il existe beaucoup de problèmes et on n’est pas tout le temps sur les lieux où se passent les problèmes, donc on a besoin pour une bonne harmonie sociale et une bonne vie dans les villes, que les gens soient regroupés en associations, manifestent, fassent connaître les difficultés qu’ils peuvent rencontrer. »
Dans l’UPQM sur les transports, aux situations concrètes et souvent dramatiques présentées par les personnes du Quart Monde, le sous-préfet et le responsable de la Régie des transports de Marseille répondent par des exposés généraux sur les problèmes occasionnés par le développement urbain anarchique des années 1960 et sur les efforts entrepris à l’heure actuelle pour résoudre ces problèmes. Il y a d’ailleurs (contrairement à l’autre UPQM, plus équilibrée) un très gros déséquilibre dans le temps de parole : les tours de parole font alterner invités et personnes du Quart Monde de façon régulière mais ceux-là parlent toujours beaucoup plus longuement que ceux‑ci.
Toutefois on peut poser sur les mêmes échanges un autre regard, plus positif. Tout d’abord, malgré parfois des échanges un peu vifs, le dialogue a lieu et se maintient, signe qu’on ne cherche pas un consensus à tout prix mais une véritable confrontation. Une étude détaillée des processus argumentatifs utilisés de part et d’autre dans ces échanges mettrait en lumière la réelle prise en compte des allocutaires dans le discours de chacun. Les militants du Quart Monde sont écoutés, leurs demandes sont notées, l’adjoint au maire accepte le principe d’une réunion sur le problème des transports (« Donc on a un problème majeur de transport dans notre ville. Mais je suis d’accord, on peut se mettre autour d’une table et en discuter. »).
À un moment, on se rend compte à travers l’intervention du sous-préfet en écho à l’évocation de toutes les difficultés rencontrées pour rendre visite à des enfants placés, qu’il a été touché par cette parole :
« Ce que vous dites, madame, c’est qu’il n’est pas normal qu’on parle de déplacement interplanétaire, de train à grande vitesse, il n’est pas normal qu’au quotidien… mais ça veut dire que votre témoignage doit être entendu, écouté et qu’on s’efforce, nous, à notre niveau, en responsables publics, de vous apporter progressivement des réponses. »
D’autre part, le fait que les invités parlent de leur travail, de la politique de la ville, de la logique des financements multiples et des responsabilités croisées de la municipalité, du Conseil général, du transporteur, peut être considéré comme un exemple de cet échange de savoirs que les UPQM veulent promouvoir. Certes il y a un décalage entre des prises de parole exprimant des souffrances répétées et quotidiennes et d’autres, plus technocratiques, mais c’est aussi le signe que chaque interlocuteur parle bien de la place qu’il occupe dans la société, sans la confusion larmoyante introduite parfois par le discours humanitaire.
La venue de ces représentants des pouvoirs publics à l’UPQM indique qu’ils considèrent celle-ci comme un lieu d’initiative et de propositions en matière sociale, ce qui, en soi, est déjà une victoire pour des victimes de la précarité et de la pauvreté qui ont rarement eu l’occasion d’être considérées comme des citoyens et des partenaires. Par ailleurs il est peut-être finalement assez sain que les militants Quart Monde puissent s’apercevoir que les instances politiques ou sociales n’ont qu’un pouvoir limité et surtout ne se mobiliseront pour résoudre leurs problèmes que si elles-mêmes sont suffisamment fortes pour faire entendre leurs revendications et obtenir des lois plus justes. Ceci confirme la nécessité d’espaces tels que les Universités populaires Quart Monde où les personnes en grande pauvreté puissent se rencontrer, élaborer une pensée collective et la confronter aux discours des institutions ou des experts amenés par cette confrontation à considérer à leur tour les plus pauvres comme des experts dotés d’un savoir que la société entière ne peut ignorer.5