L’aide sociale punitive

Paul Dumouchel

p. 43-48

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Paul Dumouchel, « L’aide sociale punitive », Revue Quart Monde, 246 | 2018/2, 43-48.

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Paul Dumouchel, « L’aide sociale punitive », Revue Quart Monde [En ligne], 246 | 2018/2, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7225

Le pauvre moderne est jugé coupable du crime dont on l’accuse : être pauvre est un crime qui remet en cause le fondement de l’ordre social. Pour qu’elle soit reconnue comme un crime, il faut faire de la pauvreté un acte volontaire. C’est à la fois ce qu’exprime, et le but que vise l’aide punitive. La question qui se pose est de savoir pourquoi si nombreux sont ceux qui approuvent de telles politiques à l’égard de la pauvreté et qui trouvent le principe de l’aide punitive à la fois rationnel et évident ?

La pauvreté, semble-t-il, n’est pas un phénomène universel, car on ne la rencontre pas dans toutes les sociétés. Dans les sociétés très simples et très « pauvres », il n’y a pas véritablement de pauvres, de même qu’il n’y a pas non plus de riches à proprement parler. Là où la richesse matérielle reste très limitée et ne donne pas lieu à des inégalités importantes, l’accumulation ne peut guère devenir un signe de distinction ou le manque de biens un signe d’exclusion. Par contre, il semble qu’on trouve des pauvres dans toutes les sociétés un tant soit peu complexes.

Depuis l’Égypte ancienne jusqu’à nos jours, en passant par les grands empires de Chine, de l’Inde ou d’Amérique, le Japon ou l’Afrique, partout il y a des pauvres et il y a eu des pauvres, depuis qu’il y a des regroupements humains plus complexes que des bandes de chasseurs-cueilleurs.

L’absence d’une bonne définition

Les chercheurs spécialistes de la pauvreté se plaignent souvent du manque d’une bonne définition universellement reconnue de la pauvreté. Ils reconnaissent au phénomène une dimension monétaire fondamentale, en particulier dans nos sociétés dominées par l’économie de marché, une dimension sociale d’exclusion et une dimension subjective, car, selon eux, n’est pauvre à proprement parler que celui ou celle qui se sent pauvre ou qui se vit comme pauvre. À revenu égal et à un niveau d’intégration sociale sensiblement le même, l’un se dira pauvre alors qu’un autre vivra sa situation tout autrement. Toutes ces dimensions du phénomène sont manifestement importantes. La difficulté de s’entendre sur une définition de la pauvreté vient en partie de savoir comment il faut les pondérer : qu’est-ce qui est le plus important et est-ce toujours le même aspect qui prédomine ? Elle vient aussi en partie du fait qu’on a tendance souvent à considérer ces dimensions de façon isolée plutôt que de se centrer sur leurs interactions dynamiques. Enfin, elle vient en partie de ce qu’on aimerait trouver un ensemble de critères qui fonctionne comme un seuil, permettant de déterminer en toutes circonstances qui est pauvre et qui ne l’est pas.

Cependant, malgré l’absence d’une bonne définition de la pauvreté, comme phénomène elle présente un certain nombre de traits caractéristiques qu’on rencontre presque partout. Parmi ceux-ci deux me semblent particulièrement significatifs. Ils sont, je crois, étroitement liés. Le premier, c’est que la pauvreté entretient une relation complexe et variée avec le sacré. Le second, c’est que le pauvre est un exclu, et une « figure de l’étranger ». Le père Wresinski disait du pauvre :

« C’est un exclu. Il est un étranger social, un étranger culturel, il est un étranger religieux. »

Pour un lecteur de René Girard comme moi, ces deux traits sont étroitement liés et significatifs parce que tant l’exclusion que le sacré ont affaire avec la violence et c’est cette violence que les tentatives de définir la pauvreté échouent généralement à percevoir. Or, selon Girard, l’exclusion violente d’une victime arbitrairement choisie est le principe même qui génère le sacré. […]

L’État et la pauvreté moderne

La pauvreté dans nos sociétés est une forme d’exclusion particulière liée à l’abandon des liens traditionnels de solidarité au sein des membres de la famille, du clan, ou du village, entre coreligionnaires ou entre membres d’une guilde. Nos sociétés sont en fait construites sur l’abandon de ces liens, et c’est lui – cet abandon – qui a permis à l’État moderne d’acquérir le monopole de la violence légitime, car ces liens de solidarités sont aussi des obligations de violence. Le devoir d’aide envers les membres du groupe légitime la violence lorsqu’elle vient au secours de ceux à qui nous sommes liés. L’État moderne nous a libérés de cette obligation. Il a remplacé les obligations de solidarité nominales et ciblées, qui excluaient de leur champ d’action ceux qui n’étaient pas membres du groupe de solidarité, par une obligation générale, anonyme et universelle étendue à un groupe beaucoup plus grand : la nation. Le monopole de la violence légitime de l’État est donc inséparable d’une transformation de ce qu’on peut nommer notre écologie morale. Les liens de solidarité limités à certaines personnes envers qui l’on a des obligations claires ont été remplacés en un devoir abstrait envers tous, mais sans obligation particulière à l’égard de qui que ce soit, ou presque.

Cette transformation a institutionnalisé une forme de rapport à l’autre qui est l’indifférence. Institutionnalisé, parce qu’il ne faut pas concevoir uniquement ou même premièrement l’indifférence comme une disposition psychologique, mais comme une forme d’action qui consiste à se détourner de ce qui ne nous concerne pas directement, une façon d’agir caractéristique de la structure de nos rapports sociaux. Répondre à une demande d’aide par : « Ce n’est pas à moi à faire quelque chose » témoigne parfois – mais pas toujours – d’indifférence au sens habituel du terme, mais cela signifie toujours je n’ai pas d’obligation particulière à vous aider, et cette absence d’obligation m’autorise à ne rien faire. L’indifférence, c’est le simple fait de ne pas être concerné par de ce qui arrive à l’autre, aux autres en général, ce qui veut dire n’avoir aucune raison ni motivation particulière d’intervenir. Cette absence d’attention est institutionnalisée dans la mesure où le plus souvent ce qui arrive aux autres, pris individuellement, est effectivement sans conséquence pour moi.

L’indifférence est aussi l’envers, l’autre face, mais pas le contraire de nos passions et de nos émotions fortes, de tout ce que nous avons de mieux et de plus intéressant à faire que d’aider ceux qui sont dans le besoin. C’est-à-dire, selon Girard, du désir mimétique qui nous attache exclusivement à certaines personnes ou occupations. C’est pourquoi l’indifférence constitue bien une action, celle de se détourner, de refuser la sollicitation. C’est néanmoins une forme particulière d’action puisqu’elle consiste à ne rien faire. Elle permet en conséquence à celui qui l’accomplit de penser qu’il n’a rien fait et certainement qu’il n’a rien fait de mal.

Être pauvre dans notre société c’est être dans une situation de besoin où personne n’a d’obligation d’aide envers vous. En un sens, dira-t-on, cela était le cas dans toutes les sociétés. Il est clair que dans les sociétés traditionnelles et au Moyen Âge déjà, le pauvre est celui qui échappe au réseau d’entraide de la société, mais la structure de ce réseau et son sens sont tout autres dans une société dominée par un État détenteur du monopole de la violence légitime, c’est-à-dire là où les liens traditionnels de solidarité ont été abandonnés.

Une caractéristique centrale de ces liens traditionnels est qu’ils sont donnés à l’agent indépendamment de sa volonté, souvent dès sa naissance, ou comme conséquence indirecte d’une de ses actions, par exemple, le mariage ou le choix d’une profession. À l’opposé, notre société tend à se représenter, et à faire en sorte que toutes les obligations particulières qui rattachent des agents soient le résultat de décisions volontaires de leur part. Nulle obligation ne leur est donnée, toutes sont censées être élues, choisies, embrassées pour ainsi dire.

Il en résulte deux conséquences étroitement liées. En l’absence d’obligations d’aide déjà données, un lien d’entraide ne peut exister que s’il est librement choisi des deux côtés. L’aide tend alors à s’apparenter à un contrat qui donne lieu à des droits et à des devoirs réciproques. Celui-ci impose que le pauvre doit être responsable de l’aide qu’il reçoit. Ce qui veut dire qu’on va l’en rendre responsable en lui imposant des obligations et des devoirs afin d’avoir accès à l’aide. Laquelle lui sera retirée s’il « faillit » à ses devoirs. Simultanément, on va considérer que le pauvre est responsable de l’aide qu’il reçoit au sens où on juge qu’il est coupable de sa propre pauvreté, que celle-ci est de sa faute. C’est la première différence avec la conception médiévale : le pauvre est considéré coupable de sa propre pauvreté et cette culpabilité justifie la violence que l’État exerce contre lui.

Cette conception paradoxale de l’aide qui considère à la fois que le pauvre doit être responsable de l’aide qu’il reçoit et qu’il est responsable de l’aide qu’il reçoit, c’est-à-dire qui considère la responsabilité du pauvre à la fois comme un fait et comme un idéal, définit ce qu’on doit nommer une aide punitive. Il s’agit de punir le récipiendaire de l’aide qu’on lui donne, de peur qu’il ne s’installe dans une situation trop confortable. Le présupposé évident d’une telle politique est que seul son manque d’effort et de motivation est responsable de sa pauvreté. Or le caractère punitif de cette aide dans de nombreuses juridictions est cela même, ou une partie importante de ce qui empêche les pauvres d’échapper à la pauvreté car toute aide leur est refusée dès qu’ils améliorent le moindrement leur situation.

La seconde différence avec la conception médiévale est que la pauvreté est socialement honteuse et qu’il faut la cacher et cela parce qu’elle est conçue comme un échec qui ne devrait pas exister. À la fois un échec personnel, ce dont on cherche à convaincre le pauvre, et un échec de l’idéal de la responsabilité individuelle solitaire. Parce que la pauvreté existe, elle remet en cause le mythe d’une société dans laquelle tous les liens entre les personnes et toutes les obligations sont librement choisis, et où aucun devoir n’est donné à personne indépendamment de sa volonté. La pauvreté remet en cause ce mythe de l’autonomie morale absolue comme base de l’ordre social. C’est pourquoi elle est honteuse, c’est pourquoi il faut rendre les pauvres invisibles.

Au-delà du sacrifice inutile

Dans les mythes, la victime est responsable des crimes dont on l’accuse. Très souvent, il s’agit de crimes qui remettent en cause le fondement de l’ordre social. De sa mise à mort collective surgira le sacré et un ordre social renouvelé qui en découle. Le christianisme, selon Girard, révèle l’innocence de la victime et cette révélation, parce qu’elle ruine l’unanimité violente, rend impossible que de la mise à mort de la victime naisse un nouvel ordre social. Elle rend inutile le sacrifice de la victime, de toutes les victimes, sauf le Christ qui, par sa mort, a ruiné justement l’efficacité du mécanisme victimaire.

Comme la victime émissaire, le pauvre moderne est jugé coupable du crime dont on l’accuse ; en l’occurrence d’être pauvre précisément. Crime qui lui aussi remet en cause le fondement de l’ordre social, tout simplement parce qu’il est involontaire ; pourtant involontaire, selon l’idéal d’autonomie morale qui est le nôtre la pauvreté ne saurait être un crime, puisque toute action morale ou immorale se doit d’être volontaire. Il faut donc faire de la pauvreté un acte volontaire. C’est à la fois ce qu’exprime et le but que vise l’aide punitive.

La question qui se pose à nous est alors de savoir pourquoi sont si nombreux ceux qui approuvent de telles politiques à l’égard de la pauvreté et trouvent le principe de l’aide punitive à la fois rationnel et évident ? La réponse tient, je crois, précisément au caractère punitif de ces politiques. Elles constituent une violence à l’égard des pauvres, à un transfert de violence. Elles sont l’expression de la violence légitime de l’état, légitime parce que la plupart l’approuve. Le fait que ces politiques soient inefficaces en tant qu’aide et à l’avantage de personne, ni des pauvres, ni des contribuables n’a rien d’étonnant, car ce n’est pas leur but. Leur but n’est pas tant d’aider que de punir les pauvres. Pourquoi ?

En Grèce antique les cités entretenaient à leurs frais des pauvres et des mendiants qui étaient rituellement sacrifiés dans les moments de crises, pour que les autres puissent vivre en paix. Pourquoi eux, pourquoi sacrifier des pauvres ? Essentiellement, parce qu’ils étaient pauvres et sans puissance, faibles et vulnérables, parce qu’il n’y avait personne pour prendre leur parti. Ils occupaient ce que l’on peut nommer une position liminale, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la société. Nous punissons les pauvres aujourd’hui, je crois, pour les mêmes raisons. Ils sont faibles et vulnérables. Ils occupent aussi une position liminale, membres du corps social et simultanément exclus. Ils sont, comme les victimes des sacrifices rituels, nos victimes de rechange. Comme les Grecs anciens nous ne pouvons que rarement exercer notre colère et notre ressentiment contre ceux qui en sont l’objet véritable, soit parce qu’ils sont forts et puissants, soit parce que cela détruirait l’ordre social. La violence de notre ressentiment ne peut s’exercer contre ceux qui le causent. Nous la détournons contre d’autres. Les politiques sociales punitives envers les plus vulnérables, que la plupart approuvent, sont une forme de ce détournement de notre violence. Il condamne les pauvres à la pauvreté pour qu’ils restent faibles et vulnérables, pour qu’ils restent nos victimes de rechange.

Dans un texte remarquable le père Wresinski écrit que :

« Lutter pour les droits de l’homme, c’est lutter pour avoir le droit d’être un homme ».

Or le droit d’être un homme est manifestement le plus fondamental de tous les droits de l’homme, celui dont tous les autres dépendent, car s’il n’y a pas d’homme, s’il n’y a pas de porteur de ces droits. On aura beau prétendre que ceux qui appartiennent au Quart Monde ont les mêmes droits que tout le monde, ce sera faux aussi longtemps que la pauvreté extrême aura fait disparaître le porteur de ces droits. Car être un homme en ce sens, ce n’est pas simplement être membre d’une espèce biologique particulière, l’espèce humaine. C’est, comme le dit Joseph Wresinski :

« Être reconnu une ‘personne’ et être reconnu capable de poser les grands actes de la vie. C’est penser. C’est aimer. C’est croire. C’est méditer. »

Ce qu’il avait parfaitement compris, c’est que ce pouvoir d’être un homme ne nous est pas donné de naissance, mais qu’il nous est accordé ou retiré dans les rapports qui nous lient et nous séparent, les uns avec les autres.

L’aide punitive retire ce pouvoir à ceux à qui elle s’adresse. Premièrement, parce qu’elle se présente comme une façon de rendre les pauvres responsables ; c’est qu’elle prend pour acquis qu’ils ne le sont pas. Deuxièmement, de manière plus insidieuse, parce que cette tentative de rendre les pauvres indépendants et responsables les rend effectivement indépendants, mais en un tout autre sens. Elle les sépare des autres. Elle les exclut du domaine où s’exerce la solidarité, interdit toute fraternité avec eux et leur refuse le respect. De ce fait, elle les prive des trois choses qui, selon le père Wresinski, sont indispensables pour qu’un homme puisse devenir un homme et qu’il acquière le pouvoir de poser les gestes fondamentaux de la vie.

Paul Dumouchel

Philosophe, Professeur à Université Ritsumeikan de Kyoto au Japon, Paul Dumouchel, disciple de René Girard, est auteur de nombreux ouvrages, dont Le sacrifice inutile, essai sur la violence politique, Éd. Le Seuil, 2011. Ce texte reprend les grandes lignes de son intervention au Colloque de Cerisy, Ce que la misère donne à repenser, avec Joseph Wresinski, en juin 2017.

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