Qu'est ce que la violence ? La réponse à cette question est à la fois très simple et très compliquée. Il est très facile d'y répondre parce que n'importe qui peut reconnaître la violence lorsqu'il la « voit » pour ainsi dire, surtout lorsqu'il en est la victime. Il est également extrêmement difficile d'y répondre parce que personne ne sait vraiment comment dire ce qu’est la violence d’une façon qui soit convaincante pour tout le monde et en particulier, qui soit convaincante pour un auditeur hostile, pour celui qui ne veut pas la reconnaître. La violence est à la fois évidente et indéfinissable.
Il est facile de voir, mais difficile à démontrer que ce dont quelqu'un parle - par exemple « que l'extrême pauvreté est violence » - est réellement violence. Même si dans certains cas il s'avère facile d'affirmer qu'une action, une situation, est une forme de violence, dans d'autres cas cela s'avère très difficile, voire impossible. C'est pourquoi il est si difficile de dire ce qu'est la violence, parce que c'est seulement dans certains cas que l'on peut dire clairement, et avec l'assentiment de tous, que tel ou tel événement ou telle ou telle circonstance constitue une violence. Dans d'autres cas, il y a désaccord, et même ceux qui nous semblent être les victimes de cette violence hésitent, évitent, refusent, ou tout simplement eux-mêmes ne diront pas : « Ceci est violence ». Pourquoi ?
Il me semble que la difficulté de dire ce qu'est la violence fait partie de la violence elle-même, partie de ce qu'elle est. Dans le cas présent la difficulté de dire, dans le sens de « rendre évident à tous », que l'extrême pauvreté est violence fait partie de cette violence qu’est l'extrême pauvreté. Cela n’en constitue qu’une partie seulement, bien sûr. Mais une partie qui ne disparaîtra que quand l'extrême pauvreté elle-même aura disparu.
Il est donc certain que faire passer le message que l'extrême pauvreté est violence est un pas important vers l'éradication de l'extrême pauvreté. Mais comment faire ? Et pourquoi est-ce si difficile à dire ?
Il est caractéristique de la plupart des violences communément et immédiatement reconnues comme telles par la plupart des gens, par exemple un viol, ou une aggression physique, qu’elles tendent à provoquer une réaction violente. Cette réaction violente à la violence n'est pas directement liée au type de violence dont il s’agit (par exemple la violence physique ou la violence économique) ; différents types de violence peuvent engendrer une réaction violente. Néanmoins, l’inégalité économique, même massive, n'est pas toujours perçue comme injuste ou violente, et l'agression physique elle-même, quand elle ne provoque pas une réaction violente, peut n'être pas perçue comme violente par d'autres que la victime, et, de surcroît, quelquefois non perçue comme violence par la victime elle-même. Au lieu de cela, nous, et parfois eux, avons tendance à percevoir cette violence comme une punition, comme quelque chose de mérité, ou tout simplement comme une fatalité. Nous avons tendance à reconnaître comme violentes des actions qui évoquent une réaction violente (évidemment, cela pose la question : « Comment reconnaissons-nous cette réaction comme violente ? »), alors que nous ignorons souvent ou restons indifférents aux actions du même type qui ne provoquent pas une réaction aussi violente.
Néanmoins, il est aussi vrai que, dans le domaine politique en particulier, lorsque les personnes souffrent de violence qu'elles refusent ou échouent à reconnaître comme telle, nous, les observateurs extérieurs, avons tendance à penser que la violence exercée contre ces personnes est plus grande, plus extrême parce qu'elle les a rendues incapables de reconnaître cette violence comme violence. C’est ce que généralement on nomme l’oppression. Le même principe s'applique à l'extrême pauvreté. La difficulté de dire qu'il s'agit de violence suggère que, de bien des façons, il s'agit d'une forme extrême de violence. Car la conséquence la plus évidente de l'extrême violence dans le sens le plus courant du terme – tuer sa victime – est toujours de réduire définitivement au silence ceux qui sont ses victimes.
En fait, il me semble que la violence typique de l’extrême pauvreté est l’exclusion et le silence. L’exclusion et le silence dans la mesure où nous vivons dans une société où l’extrême pauvreté est dans une large mesure invisible, et lorsqu’elle n’est pas parfaitement invisible elle se révèle en fait très facile à éviter, à contourner, à ne pas voir. Cela n’est pas un simple accident puisque l’extrême pauvreté est exclusion. Dans toutes les sociétés et plus encore dans les sociétés riches, interagir normalement avec les autres coûte cher, cela demande des ressources, monétaires bien sûr, mais aussi en temps. Au delà d’un certain seuil, la pauvreté exclut les gens des interactions sociales normales, elle les retire du commerce habituel avec les autres. Mais elle les exclut aussi parce qu’il y a une honte, un stigmate, une marque négative qui est attachée à la pauvreté et qui fait que ceux qui en sont les victimes tentent souvent de dissimuler leur situation et, d’eux-mêmes, se retirent des interactions qui la rendraient plus visible.
Ce peu de visibilité sociale de l’extrême pauvreté entraîne une indifférence et une insouciance à son égard, qui se traduisent par la conviction commune que cela n’existe pas, par exemple en France ou au Japon ou au Canada. Cette indifférence et cette incrédulité à l’égard de l’extrême pauvreté font partie de la violence de la pauvreté parce qu’elles condamnent ceux qui en sont touchés à y rester. La vérité est que l’extrême pauvreté n’est pas considérée comme un problème social, comme une question politique et sociale qui devrait être débattue sur la place publique car elle concerne tout le monde, mais comme un problème qui concerne uniquement ceux qui en sont victimes.
L’extrême violence de l’extrême pauvreté tient, me semble-t-il, dans une large mesure à ce silence. Elle tient à l’exclusion de ceux qui sont touchés mais aussi à l’exclusion de la question de l’extrême pauvreté qui est pour l’essentiel absente du dialogue public.