La tolérance des « tolérés »

Mascha Join-Lambert

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Mascha Join-Lambert, « La tolérance des « tolérés » », Revue Quart Monde [Online], 160 | 1996/4, Online since 01 June 1997, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/726

Des groupes de personnes, pour des raisons et des durées diverses, éprouvent des conditions de vie dans lesquelles la tolérance exige de grands efforts. Malgré les pressions matérielles et morales destructrices, ils réagissent pour sauvegarder les valeurs civiques menacées.

Textes rédigés à partir de l'étude La tolérance vécue en milieu défavorisé, mars 1996.

Sur fond de guerre, de peur de ses propres réactions, la tolérance peut passer par la distance, le silence et la patience.

A Kyritz, petite localité au nord-ouest de Berlin, en dehors de la ville, au milieu d'immenses plaines qu'aucune fantaisie ne se permettrait de perturber, entour‚ de barrières couronnées de fer barbelé, gardé par un service de sécurité qui lentement ouvre le lourd portail d'entrée, se trouve un camp d'hébergement pour deux cents réfugiés, répartis en trente bungalows de deux appartements chacun. L'aspect propre et bien entretenu, la disposition spacieuse des bungalows neufs, frappent d'emblée. Nous sommes conduits vers les locaux communs. L'équipe administrative est au service des réfugiés pour permettre de nombreux liens téléphoniques avec la Bosnie. Visiblement, elle se donne du mal pour rendre leur s‚jour aussi agréable que possible.

Nous sommes d'abord accueillis par le directeur de l'établissement. Cent quatre-vingt personnes, dont un tiers croates catholiques et deux tiers musulmanes, vivent ici pour le moment. « La guerre a creusé des abîmes qui ne se comblent pas. Chaque confession voulait dominer, chacune arborait ses symboles. Nous les avons s‚par‚es afin que les familles trouvent un minimum de repos. L'ambiance est toujours tributaire des nouvelles du pays, bien entendu »

Les locaux communs comprennent une laverie, une pièce avec des fours à pain, une petite pièce de rencontre, une pièce plus grande ainsi que les bureaux. Les réfugiés se montrent reconnaissants pour ces conditions de vie même si les logements sont petits. « Ils pensent tous que l'ONU paye leur séjour en Allemagne » Bon nombre d'entre eux ont été aidés pour venir ici et doivent encore rembourser des mensualités pour cela. « Beaucoup de livrets d'épargne en Deutschmarks sont vides maintenant. Les gens craignent la pauvreté en rentrant »

La tolérance... ? « Beaucoup de familles soutiennent des compatriotes restés au pays. Mais elles estiment impossible d'accueillir ici les vingt personnes pour lesquelles nous avons encore de la place. Leur demander maintenant de partager leur bungalow avec des "étrangers", alors que ce seraient des compatriotes bien sûr, c'est trop » « Les réfugiés sont écrasés par leurs difficultés », racontent les responsables de la RAA1 qui participent à l'animation. « Depuis deux années que je suis ici, j'ai appris à comprendre à quel point ils ont besoin de pouvoir parler d'eux-mêmes. Il y a les traumatismes de la guerre, l'insécurité quant au sort des leurs. Il y a une séparation profonde due à la guerre entre les adultes. Qui sait si elle n'était déjà inscrite au tréfonds d'eux-mêmes ? »

Le contact avec la population locale

« Avant, ce camp hébergeait des demandeurs d'asile et était soumis à un régime sévère... La population locale le tolérait plus ou moins, mais il y avait de la criminalité. Elle a davantage de compréhension pour les réfugiés, surtout lorsque ce sont des familles. Mais l'image générale reste mauvaise. Les barbelés et la police sont une protection : personne n'entre, personne ne sort, les enfants ne sont pas menacés par des voitures. Les gens s'y sont habitués »

Dans son ensemble, la population locale estime qu'elle n'a « pas été aidée pendant la guerre et qu'il n'y pas de raisons de se montrer tolérant envers des gens qui s'entre-tuent » Il faut noter que de nombreux ménages allemands de la région vivent actuellement moins confortablement que les réfugiés et ont vu leurs projets de vie complètement bouleversés depuis cinq ans. Ils ressentent avec envie les aides apportées aux réfugiés et les démarches administratives faites pour eux par l'administration du camp. Personne ne se fait, par exemple, l'avocat des chômeurs allemands auprès de l'Office du travail.

Les familles réfugiées, quant à elles, tiennent un autre discours. Certaines ont de la famille dans d'autres régions d'Allemagne. Elles ont été impressionnées par la qualité des services de santé, par la possibilité de scolarisation et par la gentillesse de l'accueil ici. Elles sont reconnaissantes à l'Allemagne mais semblent vivre peu d'expériences de tolérance sur place. « Pas de problèmes avec les Allemands - je dois les tolérer, ils doivent me tolérer » - ce qui semble de l'ordre d'une règle du jeu plus que d'une expérience réelle.

Ce sont surtout l'école et la paroisse catholique qui établissent des ponts entre les populations. Le curé fait dire la messe en croate. « Il ne s'est pas comporté comme une administration, cela nous a surpris », dit le directeur. Les enfants d'une douzaine de familles vont à l'école à Kyritz ; leurs camarades de la ville viennent leur rendre visite chez eux.

D'autres lieux de rencontre sont les lieux de travail. Certains réfugiés - tout comme les demandeurs d'asile - sont autorisés à faire des travaux d'utilité publique payés 2 DM l'heure2. Les femmes font ainsi des ménages ou du jardinage public ; les hommes parlent souvent de travaux dans les cimetières.

« Quand on est à l'étranger, on est tout en bas, dit une jeune femme du camp de Ranzig. Oui, tout en bas. On doit travailler pour 2 DM, et tout le monde sait que c'est le dernier des derniers travaux. Ou alors on passe ses journées dans le camp. Attendre, attendre quoi ? On pense aux perspectives qui n'existent nulle part. On vit de l'aide sociale et les gens regardent vos « beaux habits ». Au supermarché, ils comptent les articles que vous mettez dans votre caddie »

Mais, avec ces postes d'utilité publique, on découvre aussi la réalité quotidienne des gens du pays : « Au début, les enfants de la ville nous interpellaient : "Etranger dehors !" Je travaille dans un vestiaire de la Croix-Rouge. Un jour, un de ces enfants y est venu. Je lui ai offert un jouet. J'y vois beaucoup de gens, des gens bien. Je vois à quel point les enfants vivent dans le manque. Ces gens sont très gentils. L'Eglise protestante fait beaucoup pour eux » Cette femme du camp d'hébergement de Ranzig fait confiance au temps : « Au début, un de mes collègues jetait le café qui restait lorsque j'arrivais pour la pause. Aujourd'hui, mes chefs s'intéressent à ma famille. A l'école, la meilleure amie de ma fille est une Allemande, et sa mère est ma meilleure amie. Petit à petit, le père s'est joint à nous. Il a dit : "Oui, il faut d'abord faire connaissance, puis réfléchir »

Aujourd'hui, les hommes du camp de Ranzig jouent au football dans le club local. Dans l'équipe, ils s'invitent mutuellement. Ils souhaiteraient apprendre l'allemand, mais il semble impossible d'organiser des cours. Pourtant, « les jeunes veulent tous rester en Allemagne ! »

Le retour au pays et la cohabitation : des perspectives dramatiques

Les enfants, à leur arrivée dans l'école de Kyritz, ne dessinaient que des chars. Encore aujourd'hui, les jeunes rentrent la tête lorsqu'un avion passe au-dessus du camp.

« Ceux qui ont tu‚ mes amis doivent partir avant que je ne rentre » Rentrer au pays, pouvoir vivre ensemble à nouveau : cela interpelle profond‚ment chaque homme, chaque femme. Dans la vie de chacun, tous les arguments semblent emmêlés : tous ont connu la tolérance et la cohabitation au sein même de leur famille, et tous s'interrogent sur la profondeur des fractures qui ont rendu la guerre possible. Aujourd'hui, la méfiance envers les autres ethnies semble refléter autant de méfiance envers soi-même. Que faudra-t-il vivre en rentrant ? Il y a la menace de la pauvreté matérielle dans un pays où tout doit se reconstruire ; il y a la menace de l'impossible poignée de mains. Sentir le pardon capituler devant les souffrances infligées, glisser à nouveau vers la violence comme seul langage : voilà le cauchemar.

Comment interpréter les dires parfois contradictoires concernant la répartition des responsabilités de la guerre et de la volonté de vivre à nouveau ensemble ? Comment entendre autrement les multiples raisons invoquées contre un retour rapide ?3

Les enfants surtout ont besoin de paix : « Mon mari est mort. Ici, tout le monde se parle. Qu'arrivera-t-il à mon fils si je rentre ? J'ai peur de la haine là-bas. Tous les hommes en Bosnie sont des soldats ». « Si ma fille est exposée à la haine maintenant, sa vie est foutue »

Une femme musulmane résume le dilemme : « Oui, on veut vivre tous ensemble. Mais, aujourd'hui, c'est difficile. Ils ont peur, ils doutent, ils ne peuvent plus faire confiance à personne. Mais, plus tard, je pense dans cinq, dix, quinze ans, nous revivrons ensemble. Il faut le temps d'oublier les traumatismes. Seulement du temps. Pour la génération suivante, ce ne sera pas un problème. Mais pour ceux qui ont vécu la guerre, c'est dur. Pour celui qui est mutilé, qui a perdu ses parents, pour celui-là, c'est dur. Il a peur des obus et des francs-tireurs ».

Voilà pourquoi, dans le camp de Kyritz, c'est difficile de parler ensemble d'avenir. Les habitants refusent de discuter de politique. Et comme celle-ci est omniprésente, il est souvent difficile de dialoguer. Le directeur a tenté de mettre en place un « conseil des habitants ». Il avait proposé à deux catholiques et à deux musulmans, dont une femme, d'en faire partie. Après huit jours, le conseil s'est dissous : les membres n'étaient pas prêts à s'accepter. De même, il est inconcevable qu'une famille accueille dans son bungalow des voisins de l'autre religion.

La vie continue

Ce sont les femmes qui ont commencé par laver le linge ensemble. Puis par faire cuire leur pain ensemble. Mais les pères de familles n'ont pas accepté et ils les ont obligées à cuire le pain chez elles. Les femmes savent faire de la tapisserie. « Alors, raconte la responsable de la RAA qui est elle-même roumaine, j'ai proposé que nous nous rencontrions le mercredi après-midi. J'ai commencé à prendre des cours de serbo-croate. Au début, seules les femmes musulmanes venaient. Au bout d'un an, le groupe est mixte sans que jamais j'ai eu à en parler. En travaillant ensemble, toutes oublient leurs griefs. Nous avons fait une exposition. Soixante-dix personnes et la presse y sont venues. Les maris étaient fiers de leurs épouses, et elles avaient repris confiance en elles. Grâce à cette expérience, nous avons ensuite fêté le Nouvel An ensemble » « De toute façon, dit une femme croate dont le fils a été fusillé par des musulmans, on n'a pas d'autres choix que celui de nous entendre » Sa fille ajoute : « Moi, je tiens à avoir des amis. Les musulmans qui vivent ici ne m'ont rien fait » D'autres gestes deviennent ainsi possibles. La petite pièce communautaire est mise à disposition des familles musulmanes pendant le ramadan. Lorsque deux jumeaux croates ont fêté leurs dix-huit ans, leurs parents ont convié tous les habitants du camp à l'anniversaire. Ont-ils voulu, par cette invitation générale, remettre une responsabilité d'avenir entre les mains de leurs fils ? « Peut-être mais la tolérance ne vient pas toute seule. Il faudra beaucoup de choses pour que cela réussisse, notamment des sécurités au niveau des études » En tout état de cause, ils pensaient que la tolérance était un cadeau dû à leurs enfants. « Oui, car la guerre a été faite par les grands. Et quand on est à l'étranger, on doit s'entraider » Quatre-vingt-sept personnes sont venues faire la fête ensemble. « On a chanté ensemble. La tolérance, c'est formidable ! »

La tolérance passe par des attitudes mais aussi par des paroles et par des actes. Maîtrise ou dépossession d'une langue pour communiquer, facilités ou obstacles de la vie matérielle, y interfèrent en fatigue parfois insurmontable.

Au foyer de demandeurs d'asile de Forst, la tolérance de prime abord semble réduite à une vie sombre dans la poussière. Situ‚ dans le centre d'une ville-frontière qui a visiblement subi des sinistres répétés, le foyer est un immeuble gris au milieu de la grisaille. Construction ancienne, il se compose de deux bâtiments séparés par une petite cour que les enfants utilisent comme terrain de jeux. Des barreaux aux fenêtres du rez-de-chaussée et le service de surveillance en uniforme en guise de service d'accueil donnent d'emblée un certain ton. Nous n'avons pas l'occasion de rencontrer la direction de ce foyer géré par une entreprise privée, mais nous bénéficions de l'autorisation d'y rencontrer les habitants grâce à l'équipe de la RAA responsable de l'animation. Deux volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde participent à la préparation des fêtes de Noël et Nouvel An et sont présentes presque chaque jour entre le 1er décembre 1995 et le 1er janvier 1996.

Près de deux cents personnes vivent dans ce foyer, dont quelques familles avec douze enfants. La majorité des résidents sont des hommes seuls, venus de Turquie (surtout des Kurdes), du Kosovo albanais et de divers pays des Balkans. Mais il y a aussi des couples cubains, des Tamouls du Sri-Lanka, des Vietnamiens... Un Africain est là tout seul. Trois jeunes Russes, dont un repartira aussitôt, participent à la fête de Noël. Nous revoyons un jeune Vietnamien que nous avions rencontré il y a deux ans dans un centre pour mineurs : « Je me suis mal tenu, on m'a renvoyé ici », dit-il avec un sourire résigné. Il y a un va-et-vient permanent dans l'immeuble. Les portes claquent sans arrêt dans les courants d'air. Selon les animateurs de la RAA, on entendrait le mot « transports » lorsque de nouveaux habitants arrivent ou lorsque d'autres sont conduits ailleurs. Quelques chambres sont individuelles, la cuisine et les douches sont collectives. Les résidents possèdent des clés pour sauvegarder un minimum d'intimité dans les toilettes.

Les rencontres autour du thème de la tolérance se tiennent dans la salle de jeux, grande pièce qui pourrait être très accueillante. Mais, en réalité, peu d'éléments favorisent une ambiance communautaire. Lors de nos visites, nous apercevons autant de visages fermés que de visages ouverts. Nous avons connaissance des tensions entre les résidents et des interventions répétées de la police. Nous sommes conscients que ces hommes et ces femmes, sans sécurité ni perspective, doivent chercher quotidiennement un équilibre de vie.

Quelques groupes, dans la ville, sont sensibilisés à l'accueil des personnes qui arrivent ici. « Avant de m'engager au sein de la RAA, moi-même j'éprouvais une certaine appréhension envers les demandeurs d'asile, raconte la responsable de la RAA. On a une peur diffuse. Ceux de la ville qui, par le passé, se sont engagés pour des causes généreuses sont fatigués aujourd'hui. Ou alors ils ont des années de vie à rattraper. Je pense à un couple de pasteurs protestants : du temps de la R.D.A., ils vivaient trop sous la pression pour fonder un foyer. Aujourd'hui, ils ont besoin de vivre. Je les comprends et je ne veux pas les solliciter de nouveau » La communauté des baptistes a accueilli les Cubains. Certains membres leur rendent visite et sont témoins des difficultés de vie au foyer.

Nous entamons avec une certaine circonspection l'entretien avec une douzaine de résidents. Il y a un Turc et plusieurs Kurdes. Ils se parlent poliment, sans plus. Il y a aussi des Macédoniens, des ménages gitans, quelques Albanais du Kosovo et trois Cubains. Nous parlons en anglais, en français et un peu en allemand. La mimique vient à notre secours ainsi que le violon d'une volontaire d'ATD Quart Monde qui délie les langues et les cœurs. Nos interlocuteurs sont prudents lorsqu'il s'agit des relations avec les Allemands. Les mères de famille disent qu'à l'école, leurs enfants sont bien accueillis. Un garçon de onze ans le confirme : « Mes camarades nous encouragent à rester ! » Mais les enfants allemands ne viennent pas jouer au foyer car il n'y a pas de place. « L'amitié reste à l'école. Ce n'est pas facile d'avoir des contacts avec les femmes allemandes » Les hommes qui font un travail d'utilité publique parlent de façon positive de leurs collègues. Ceux-ci sont généralement des travailleurs allemands non qualifiés à qui l'on donne des « petits boulots » car ils dépendent de l'aide sociale. « Les collègues sont bien »

En termes de tolérance : « Ce n'est pas toujours facile d'être tolérant mais il le faut. Nous sommes des étrangers et nous devons supporter, nous n'avons pas le choix. Ce pays a ses propres règles, et nous sommes des étrangers ». Tolérer serait-il synonyme de subir ? « Non, nous sommes paisibles et, en ce sens, nous sommes tolérants. Cela veut dire que je ne peux pas changer les choses qui sont plus puissantes que moi. Parfois, il faut dire "s'il vous plaît" dix fois pour faire valoir un droit, mais tu dois prendre les gens comme ils sont ». Cette définition très réduite de la tolérance nous désarçonne un peu. Qu'ont-ils à se dire entre eux, qu'ont-ils appris les uns des autres ? Ils répondent, au milieu d'éclats de rire : « Ici, beaucoup souffrent de maladies nerveuses. Ils ont tellement de problèmes ». Les mères de familles se parlent. Les enfants jouent ensemble mais la place manque. Ils sont souvent malades. « Parfois je suis assis dans notre chambre et je pense aux enfants ici. Pauvres enfants. Ils cherchent du bonheur. Les mamans doivent supporter beaucoup dans de telles conditions. Alors il nous arrive de partager et de jouer avec les enfants des autres. Nous essayons de parler ensemble », dit un Cubain baptiste qui, lui-même, n'a pas d'enfants.

« J'ai appris et je raconterai à la maison au Kosovo que les familles de Cuba et du Viêt-Nam ont les mêmes préoccupations que nous » « Nous n'avons pas le droit de travailler ici. Nous en parlons tous. C'est un sujet qui nous réunit. Mais d'autres, comme la question de la propret‚ dans la cuisine par exemple, nous dressent les uns contre les autres » En effet, longue est la liste des conditions de vie qui engendrent des frictions.

La tolérance a besoin de coups de pouce pour pouvoir s'exprimer. Si l'entraide des groupes appartenant à la même culture semble évidente, la tolérance paraît condamnée à la velléité, à l'exception, lorsqu'un minimum de sécurités n'est pas acquis. « Pour Noël et Nouvel An, je voudrais bien faire cuire le pain pour tout le monde, dit une femme de l'ex-Yougoslavie. Mais le four ne marche pas. Alors, nous nous poussons les unes les autres devant les plaques électriques »

Minimum de sécurités, et aussi minimum de reconnaissance d'autrui, de l'extérieur. Lorsque le jour de Noël, le violon a réveillé des chants du pays enfouis au fond du cœur de quelques hommes déjà âgés, les autres ont écouté avec attention. Se rencontraient-ils alors pour la première fois ? Dès lors, il devrait être possible de transformer ce temps vide et humiliant qu'est le séjour dans un foyer de demandeurs d'asile en un temps d'humanité qui forcerait le respect et appellerait des défenseurs.

Que veut dire la tolérance pour qui n'a guère connu l'expérience d'être accueilli tel qu'il est ?

L'arrivée au centre pénitentiaire de Cottbus, dans le Brandebourg, consacre peut-être pour certains un long voyage vers l'enfermement intérieur. Le monde devient alors étranger, ses mots comme celui de « tolérance » manquent de réalité.

La prison, sise non loin du centre de la ville, héberge quelque trois cents détenus, avec un léger surpeuplement dans des cellules qui, en droit, devraient être individuelles. Comparativement à d'autres centres pénitentiaires, les bâtiments semblent remis en état ; comme tous les centres du « Land »4, ils ont bénéficié d'importantes dotations en équipement : par exemple, la pièce où se déroule notre rencontre est une salle multi-usage avec des installations sportives modernes et un coin salon avec télévision et des meubles neufs. C'est un ancien grenier, lumineux et spacieux, aménagé par les prisonniers eux-mêmes. Par rapport aux foyers pour demandeurs d'asile, il n'y a aucune commune mesure.

Nous sommes entrés en contact avec l'établissement grâce à un service de l'Eglise protestante qui propose un accompagnement aux détenus. Ce service est animé par un jeune travailleur social en quête de bonnes volontés dans la ville : « C'est très difficile de trouver de la compréhension pour eux. Chez nous, il n'y a pas de tradition de visiteurs de prison. Il n'y avait aucun lien et, pour la population, c'est un monde totalement reclus » Aujourd'hui encore, il ressent cette réprobation lorsqu'il se présente dans des services sociaux avec des détenus en fin de peine : « Parfois, je me fais humilier avec eux » Après trois années d'existence, son groupe a toutefois réussi à rassembler quelques personnes.

Lorsque nous évoquons la tolérance à l'intérieur de l'établissement, il parle de la situation des prisonniers étrangers. Ceux-ci sont essentiellement des ressortissants polonais. Ils sont logés ensemble et restent entre eux. « Ce sont les derniers à l'intérieur de la prison. Si nous tenons un office religieux et qu'il y a vingt personnes, ils seront poussés vers la porte de la pièce qui est minuscule » Dans une autre prison du « Land » - une prison pour jeunes où toutes les nationalités sont mélangées - le directeur explique que, dans la vie quotidienne et les activités de loisirs, « il n'y a aucun problème entre eux. C'est lorsque les Allemands éprouvent des tensions entre eux ou avec nous qu'ils se dressent contre les étrangers »

Grâce à la coopération du Ministère de la Justice et de la direction de l'établissement, nous pouvons organiser dans le centre de détention de Cottbus deux rencontres autour du thème « la tolérance » avec des détenus qui travaillent à l'extérieur et qui vivent dans une petite communauté à part en attendant leur libération. Ils purgent souvent - mais pas toujours - des peines courtes. Nous rencontrons donc des prisonniers qui préparent leur sortie dans les meilleures conditions possibles et non ceux qui sont dans des situations plus difficiles.

La première rencontre préparatoire, tenue sans notre présence, est sensée éveiller un intérêt pour le thème. Il s'avère que les questions de tolérance semblent trop loin des préoccupations des détenus qui préfèrent saisir l'occasion pour exprimer leurs inquiétudes personnelles. Ayant pris goût au débat, huit prisonniers s'inscrivent pour la seconde rencontre. Trois d'entre eux seulement y participent ainsi qu'une travailleuse sociale et le responsable du service diaconal. Cette rencontre de quelques heures sera la seule. Nous ignorons tout les uns des autres. On ne relatera ici que ce qui a été dit et ne partagera que quelques impressions furtives.

Des trois hommes rencontrés, le plus âgé écoute beaucoup mais s'exprime très peu. Il a travaillé et vécu toute sa vie dans une petite commune où il loue une maison un peu à l'écart ; ses enfants, adultes, se battent contre le chômage. Il semble attendre sa libération avec sérénité. Les deux autres sont de la génération suivante. Leur univers paraît très différent et marqué par un profond isolement.

Pour aborder la notion de tolérance, il nous faut citer des réalités qu'elle recouvre. Nous cherchons alors des expériences personnelles où nous nous sommes sentis acceptés tels que nous sommes. Cela ne dit rien à l'un, et évoque, chez l'autre, le souvenir « d'avoir retrouvé du travail après la « Wende »5 ». Il ajoute que, lors des séjours en clinique de désintoxication et en clinique psychiatrique auxquels il avait consenti à se soumettre, l'important était de ne pas être étiqueté « alcoolique » ni par les services ni par les autres malades ainsi que de ne pas être traité par injections ou médicaments. N'exprime-t-il pas par là une quête intense d'être abordé en être indivisible, tel qu'il est ? Mais il n'évoque aucune personne, aucun souvenir de satisfaction de cette quête. Il dit seulement : « Je suis tout seul, je n'ai personne en charge, pourquoi ne pas participer à ces « trucs ? » » Il confirme sa quête en évoquant sa famille. « A Noël, en 1994, mes parents m'ont reproché de ne venir que lorsque j'avais besoin de quelque chose. Depuis, plus de contact » Il évoque aussi le quotidien de ses sœurs qui vivent dans une ZUP6 « comme un ghetto. Chacun se ferme contre l'autre, personne ne connaît personne et dans toute la cité c'est ainsi. Pourtant, c'est important de s'entendre » Il redoute toutes ces relations lorsqu'il sortira. Il aimerait que ses parents tirent un trait, mais il craint « tous ses tiraillements. Tout recommencera par le début »

« Oui, le comportement de la famille est décisif » confirme l'autre jeune prisonnier. Il assure qu'il a « de bonnes expériences et un bon sentiment » mais il ne peut préciser. Il s'attend à pouvoir retrouver son amie, ses trois enfants et du travail. Il précise que jamais il ne se mariera car il « n'aura pas l'argent pour le divorce », voulant dire qu'il n'a pas confiance en lui pour croire en la réussite d'un tel projet. La travailleuse sociale ajoute à ce propos qu'il faut du temps pour réussir une relation et de la patience pour permettre à l'autre d'évoluer : « Qui donne aujourd'hui du temps aux faiblesses de l'autre ? » Nous concluons cette approche de la tolérance en remarquant que ces notions de reconnaissance, d'indulgence, d'accueil et de temps sont valables entre groupes et peuples aussi bien qu'entre individus.

Nous tâchons alors d'approcher la tolérance que nous pouvons offrir à autrui. « Russes, Polonais ou Nègres, tant qu'ils ne me touchent pas, ils me conviennent. Ce sont des gens comme nous », dit d'emblée le plus âgé. Cela semble moins ‚vident pour les autres. Par exemple, ils refusent catégoriquement d'avoir une autre personne dans leur chambre. Je pense à un autre jeune prisonnier du bloc central, rencontré plus tôt, qui racontait avoir imposé à la direction d'être seul dans sa cellule : « L'autre est ressorti de ma chambre plus vite qu'il n'était entré. Et j'ai dit à la direction qu'elle serait responsable de ce que je pourrais faire à quelqu'un qui viendrait chez moi » Un refus qui est sans doute le fruit d'une incapacité à communiquer et d'un manque de confiance en soi plus profond encore. Pour corroborer la volonté de se débarrasser de ceux qui dérangent viennent alors les récits sur tels vendeurs de tapis étrangers mis à la porte et sur toutes les raisons de considérer que les étrangers sont des « profiteurs roulant en Mercedes » dans lesquels on peut inclure aussi ceux qui quémandent dans les rues...

La travailleuse sociale appuie ces propos en expliquant que la tolérance est facile à ceux qui ont des sécurités de base et impossible à ceux qui sont spectateurs d'une générosité publique envers les étrangers dont eux-mêmes sont exclus. A leurs yeux, cette générosité semble démesurée. Nous tâchons néanmoins de chercher des circonstances dans lesquelles nous sentons le besoin d'aider, de partager, d'accepter l'autre : « Oui, le copain qui rentre et sort de prison régulièrement, je reste son copain. Mais ma grand-mère m'a toujours dit qu'elle avait dû élever dix enfants et que personne ne l'avait jamais aidée. En aider d'autres ? Non » Ce sont là des ressentiments du temps d'après-guerre souvent exprimés en Allemagne. A cela répond l'homme plus âgé : « Si, il arrivait à mon père de donner des tartines de saindoux aux Russes » Le plus jeune conclut avec force : « Chaque fois que j'allume la télévision, je vois des bombes, des attentats, des bus qui éclatent : tout cela ce sont des étrangers !!! Au temps de la R.D.A., nous étions tranquilles ! Pas d'étrangers ici et jamais je n'irai à l'étranger. Toute ma vie, je veux rester chez moi, au Brandebourg, en R.D.A. »

La souffrance des familles dans ces régions en trouble ? « Je ne sais pas » Les gens de notre peuple qui ont cherché fortune dans d'autres pays ? Les travailleurs étrangers sous contrat en R.D.A. ? « Je ne sais pas ». Les souvenirs que d'autres peuples ont des Allemands et qu'il faut réparer ? « Je ne sais pas » Aspirer à la tolérance d'autrui et être incapable d'en donner soi-même : voilà une femme emprisonnée dans la solitude. Ces hommes ne peuvent parler de tolérance parce qu'ils ont d'abord besoin d'en ‚prouver les fondements : croire en soi. Puisse-t-il y avoir beaucoup de rencontres comme la nôtre dans ce temps de répit qui leur est donné à la prison de Cottbus et dans toutes les autres.

1 Regionale Arbeitsstellen für Ausländerfragen.

2 Soit environ 7FF

3 Une enquête réalisée en janvier 1996 par le « Land » Brandebourg auprès de quatre cent soixante-quatre réfugiés bosniaques reflète aussi bien l'

4 Division administrative du territoire allemand

5 La « Wende » est le terme employé par les Allemands pour désigner le « tournant » politique des années 1989/1990 : l'effondrement des régimes

6 Zone d'urbanisation prioritaire.

1 Regionale Arbeitsstellen für Ausländerfragen.

2 Soit environ 7FF

3 Une enquête réalisée en janvier 1996 par le « Land » Brandebourg auprès de quatre cent soixante-quatre réfugiés bosniaques reflète aussi bien l'intensité des appréhensions que l'insécurité quant aux choix possibles. (Ausländer - beauftragte des landes Brandeburg, MASSGF, Postdam)

4 Division administrative du territoire allemand

5 La « Wende » est le terme employé par les Allemands pour désigner le « tournant » politique des années 1989/1990 : l'effondrement des régimes communistes dans le bloc de l'Est et la chute du mur de Berlin.

6 Zone d'urbanisation prioritaire.

CC BY-NC-ND