Au fil des années de mon engagement avec le Quart Monde … Marseille, j'ai compris que la tolérance qui mène à la reconnaissance de l'autre se réalise d'abord à travers des gestes quotidiens que les personnes font en y réfléchissant profondément. La tolérance se caractérise peut-être justement par l'obligation de sortir d'une situation intimement contradictoire. Elle nous oblige à réfléchir à la manière de respecter l'autre sans se trahir soi-même.
Mais aux événements ordinaires d'un quartier lié au monde entier, j'ajouterai des événements forts que nous avons inventés précisément pour soutenir cette réflexion et ces actes de tous les jours. C'est pourquoi une partie de ce texte s'appuie sur des moments de l'action vécue à Marseille par l'équipe du Mouvement ATD Quart Monde.
Marseille, ville de tolérance.
La Méditerranée est depuis des millénaires un lieu d'échanges culturel et commercial, source d'enrichissement humain mais aussi d'affrontements, de luttes, de dominations, qui ont ouvert des blessures. Sur ses rives ont vu le jour les trois religions monothéistes, si proches les unes des autres, et si souvent en conflit. Marseille est une vraie ville du bassin méditerranéen. Le symbole interculturel de sa création - l'union d'un marin phénicien et d'une jeune fille du peuple paysan qui vivait sur les terres - est dans la droite ligne de l'histoire de la Méditerranée. Ville portuaire, elle est une terre d'accueil et de passage pour des populations fuyant les guerres, les catastrophes, la pauvreté. Vivent en son sein des populations venues de France, du pourtour méditerranéen, de l'Afrique, mais aussi de l'Europe du Nord et aujourd'hui de l'Europe de l'Est. Ville de passage, ville de brassage, Marseille est une ville hétérogène, mobile, en perpétuel renouvellement. Sa capacité à accueillir des populations en situation très précaire forge d'elle une image de ville dangereuse. Si pour son honneur, elle s'engage dans des actions de prestige, on lui reproche facilement, comme aux pauvres, de se permettre des « extras »
Pour qui sait regarder la manière profonde de vivre de ses habitants, Marseille est une ville d'accueil, de tolérance, une ville de culture, fière de ses racines grecques et s'enrichissant de l'apport de chaque groupe humain. Lors de tensions internationales comme la guerre du Golfe, se conjuguent le respect, le bon sens des populations qui vivent quotidiennement côte à côte en bonne intelligence mais aussi les gestes publics et fraternels des membres de Marseille-Espérance
La tolérance au quotidien.
A Marseille, nombre de personnes très pauvres ont une histoire, des origines très diverses. Elles habitent les grandes cités des quartiers Nord de la ville, les cités d'urgence ou de transit, mais aussi des hôtels meublés ou de petits logements en centre-ville - Marseille n'a pas encore chassé ses pauvres loin du cœur de la cité. Beaucoup portent néanmoins une histoire de fuite, d'errance qui s'est poursuivie à travers la ville. Nous ne pouvons bien sûr évoquer ici les noms de famille. Leur sonorité nous aurait pourtant conduits dans maint pays et transportés dans tant de cultures et d'histoires mêlées. En effet, au sein même de chaque famille se retrouvent l'Afrique, l'Asie et l'Europe.
Un matin de juillet à la gare Saint-Charles, M. et Mme T. débarquent de l'est de la France avec leurs cinq enfants dont l'un est mal voyant et un autre asthmatique. Leur fille aînée est placée chez une tante. Ils vont chez le frère de monsieur qui ne peut les héberger, son logement ‚tant trop exigu. Ils connaissent alors les soupes populaires et les centres d'hébergement avant d'obtenir un appartement dans une grande cité des quartiers Nord. Très vite, nombreux dans le quartier se moquent de monsieur. Madame est une femme dynamique chaleureuse. Elle ouvre sa porte à ceux en détresse, quelles que soient leurs origines, ainsi qu'aux membres de sa propre famille en errance. Elle assume les problèmes de santé d'un neveu, accueille son frère et ses deux enfants en rupture familiale... Cette manière de vivre ainsi la « famille élargie » met M. et Mme T. sur un pied d'égalité avec la population d'origine étrangère de la cité. Pendant la guerre du Golfe, madame dira : « Moi, c'est avec les Algériens que je parle le plus, surtout un qui fait son jardin. On discute avec lui. Et dans la classe de ma fille, ils sont deux d'origine française - l'"instit" et ma fille -, alors est-ce qu'elle va se fâcher avec ses copains ? »
Mme A. est née près de Beyrouth de parents arméniens qui avaient fui la Turquie. Au Liban, ils habitaient le quartier arabe. Son père est mort lorsqu'elle ‚tait enfant. Pour aider sa mère qui faisait des lessives, elle fabriquait des cornets en papier récupéré et les vendait. Elle est très peu allée à l'école. Energique, entreprenante, elle se lance dans le commerce, épouse un commerçant arménien et connaît la prospérité. Avec la guerre du Liban, la famille - les parents et leurs deux filles - fuit en France et tente d'y remonter une affaire. Mais elle fait faillite et perd tout. Elle est expulsée de son magasin et de son appartement. Elle se terre alors dans une baraque minuscule au fond d'une cour. Mme A. est une femme profondément croyante. Elle vit son expulsion comme un chemin de croix, sous le regard indifférent ou narquois des voisins. Seul l'aide un gitan dont rit un grand nombre dans le quartier. La famille s'isole, coupant les ponts avec la communauté arménienne. Par honte, par fierté... Après quatre ans de démarche, elle est relogée ; mais c'est avec crainte qu'elle quitte sa baraque : « Et si on ne peut pas payer le loyer ? »
Mme A. garde en elle la culture orientale qui l'a bâtie. Lorsque je lui dis les options de base du Mouvement international ATD Quart Monde « Tout homme porte en lui une valeur inaliénable qui fait sa dignité d'homme », elle me répond par une histoire : « Le serpent est laid, il rampe, tout le monde en a peur, mais qu'un homme vienne à jouer de la flûte devant lui, et le serpent se met à danser. Qui pourrait penser que le serpent aime la musique ? » A travers ce conte, manière imagée de s'exprimer dans sa culture, elle redit les options de base. Je lui propose de l'enregistrer régulièrement car elle connaît nombre de contes des traditions arméniennes, libanaise, turque... Elle les choisit ayant trait avec ce que la vie lui a appris sur les souffrances, les épreuves humaines et les aspirations profondes de fraternité, de partage, de dignité et de courage. Comme ce conte sur deux frères cultivateurs, l'un mari‚ père de famille, l'autre célibataire. A la fin de la moisson, ils partagent la récolte en deux tas égaux. Dans la nuit, le célibataire se dit que son frère a charge d'une famille, « il n'est pas juste que nous ayons le même tas ». Il se lève, prend des gerbes de son tas et les met sur celui de son frère. Puis, celui qui est mari‚ se réveille, « mon frère a besoin d'argent pour se marier ». Il se lève, prend des gerbes sur son tas et les met sur celui de son frère. Le matin, à leur surprise, les deux tas ont grandi démesurément. Dieu a récompensé leur générosité ; lorsqu'on donne, on s'ouvre à l'autre et on s'enrichit.
Mme E. est d'origine juive. Son père serait venu d'Allemagne pour cacher sa famille en France. A la mort de ce dernier, Mme E. qui a douze ans est placée ainsi que sa jeune sœur. Elle ne saura jamais la raison de ce placement contre lequel elle se dresse : « Je me suis révoltée, alors on m'a mise à l'hôpital psychiatrique ». Elle y passe toute sa jeunesse au milieu d'adultes souvent très atteints. Là, elle rencontre P., d'origine portugaise, qui n'a rien d'un malade mental. Ils ont un enfant qui est placé. A leur sortie de l'hôpital, ils vivent quatre ans à la rue. Grâce à une tutrice, ils obtiennent un logement.
Toutes ces blessures de la vie ont replié psychologiquement et même physiquement Mme E. sur elle-même. Il faut beaucoup de discrétion mais aussi de persévérance pour l'amener à s'ouvrir. Lorsqu'elle vient avec son fils à la maison Quart Monde, elle l'introduit dans un lieu où elle peut lui dire ce qu'elle porte. Car les murs parlent de ses aspirations et les personnes la respectent. Petit à petit, elle vient aux Universités populaires Quart Monde et y reste chaque fois plus longtemps. La première lumière dans son regard : découvrir qu'elle est intelligente. Elle demande alors à apprendre les traditions de la culture juive : « Je suis juive et je ne fais pas attention à la nourriture ». « C'est le Yom Kippour et moi je ne le fais pas ». Je l'invite à écrire ce qu'elle a dû pardonner dans sa vie ; ce serait sa façon de participer à cette journée de grand pardon.
Mme R. est algérienne. Orpheline à dix ans, « C'est à partir de là que j'ai connu la misère, elle ne m'a plus quittée ». Elle est placée comme bonne dans une famille juive : comme elle est trop petite pour atteindre l'évier, on lui fabrique un marchepied. « C'est ma patronne qui m'a tout appris », dit-elle. Elle a quatre enfants. En France, elle habite une cité d'urgence peuplée de maghrébins et de gitans. C'est une petite femme pleine d'énergie. Pour gagner sa vie et élever ses enfants, elle court sans cesse après de petits boulots qu'elle accepte pour quelques pièces. Les gitans disent d'elle : « Toi t'es pas une arabe, t'es comme nous ». D'ailleurs, ils s'arrêtent pour la véhiculer lorsqu'ils la rencontrent dans ses marches interminables à travers la ville.
Sans argent, il lui est difficile de vivre les rites religieux. Mais elle tient à respecter les coutumes. Il lui faut courir la veille de rupture du jeûne du Ramadan à la recherche des ingrédients pour faire les gâteaux car l'honneur et la fierté, c'est d'offrir. Qu'elle n'ait pas de robe de fête est secondaire même si cela la met un peu à part. Elle veut pouvoir offrir des pâtisseries aux enfants gitans qui frappent à sa porte.
Mme R. est choisie comme déléguée au deuxième Congrès international des familles du Quart Monde . Ne sachant ni lire ni écrire, elle transmet son message par des objets confiés par les autres familles. Elle redonne le sens de tous, symboles de la vie des uns et des autres. Sur le parvis de l'ONU, elle affirme avec force : « Nous avons tous le même sang qui coule dans nos veines ».
M. M., gitan, vient d'Algérie. A la mort de sa mère, il commence à travailler ; il a huit ans. C'est un enfant de la rue avec qui les autres enfants ne jouent pas sur ordre de leurs parents. Aujourd'hui, il est à la retraite. Lorsqu'on a comptabilisé ses points, on s'est aperçu qu'il lui en manquait, lui qui avait travaillé sans arrêt de huit à soixante-cinq ans ! ... Des entreprises en Algérie avaient brûlé, disparu. Sans doute n'avait-il pas toujours été déclaré... Mais s'entendre dire : « Vous n'avez pas assez travaillé ! » ...
Avec sa famille, il habite la cité où s'implantent les premiers volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde à Marseille. Avec M. R. qui est arabe, il ose le premier dialoguer avec eux et œuvrer pour la rencontre des deux communautés. Ensemble, ils obtiennent le mur qui protège la cité de la voie Paris-Marseille. Mais il aura fallu onze enfants écrasés pour que ce rempart soit construit. Monsieur est un militant infatigable se formant à prendre la parole pour faire connaître la vie de ceux qui l'entourent. Il sait évaluer la conjoncture de ce regard appris au milieu des siens. Lors de la chute de la dictature en Roumanie, il demande à des journalistes : « Est-ce que vous allez jusque dans les chemins creux, au fond des campagnes, là où les gens ne savent pas encore qu'ils sont libres ? »
Un lieu d'expression et de formation à la tolérance.
Connaître ses origines personnelles et culturelles, pouvoir vivre les valeurs qui s'y rattachent, amènent au respect de soi. Chacun peut alors accepter la rencontre de l'autre sans se sentir agressé ou déstabilisé. Les retrouvailles, la manière de vivre la culture d'origine, sont imprégnées de l'expérience de la misère et de l'exclusion. Elles sont vécues avec d'autres qui connaissent cette souffrance de ne compter pour rien. L'ouverture à la souffrance de l'autre si semblable par sa misère matérielle mais si différent par ses origines fait vivre les fêtes, les rites dans une tradition renouvelée. La paix peut alors se bâtir au quotidien entre des communautés différentes. Un regard extérieur doit leur renvoyer tous leurs gestes si naturels d'entraide, de compréhension. Il faut vivre avec elles le sens profond de ces gestes et les relier à ceux posés ailleurs par d'autres. Cette première reconnaissance sert de fondations à l'identité naturelle. Mais celle-ci exige davantage qu'une relation personnelle, si forte soit-elle, pour se construire et se vivre.
Au carrefour de ces multiples nationalités et cultures, l'Université populaire Quart Monde est un lieu où chacun s'approprie sa propre histoire, où se crée et s'exprime une histoire commune aux très pauvres et à ceux engagés à leurs côtés, une histoire commune à la ville, à la région et au Mouvement international ATD Quart Monde. Ce dernier porte une histoire du refus de la misère qui permet aux très défavorisés de relire le monde à partir de leur expérience. Ils acquièrent ainsi une compréhension de leur vie, peuvent l'exprimer, le faire comprendre. Leur expérience prend sens pour d'autres.
L'Université populaire Quart Monde sur la liberté.
Mme B. participe très régulièrement aux Universités populaires Quart Monde mais n'y prend jamais la parole. Lors d'une séance de préparation avec elle, je regarde le titre de Feuille de Route : « J'écris ton nom Liberté ». Je lui demande : « Qu'est-ce que la liberté pour vous ? » Silence. Puis dans un murmure : « Je ne sais pas ce que veut dire le mot "liberté" » Alors j'emploie l'adjectif « libre » qui fait appel à sa traduction concrète : « Quand vous sentez-vous libre, quand ne vous sentez-vous pas libre ? » « Je ne me sens pas libre à cause des mentalités » Je ne comprends pas le sens qu'elle donne au mot « mentalités ». Alors ensemble, nous creusons et elle conclut : « Je ne suis pas libre parce que je suis obligée de penser ce que les autres pensent pour moi ». Révéler ainsi l'enfermement dans lequel elle se sent piégé est un premier pas vers la liberté. Mme B. finit la préparation en relisant le titre « J'écris ton nom Liberté » avec ce commentaire « C'est ce qu'on a fait ». Le jour de l'Université populaire Quart Monde, nous affichons les réflexions issues des préparations. Mme B. voit la sienne. Elle est fière d'entendre les remarques des uns et des autres qui se reconnaissent dans ses paroles. C'est le déclic : elle parle sans craindre de moqueries. Les autres respectent ce qu'elle dit.
L'Université populaire Quart Monde sur la justice.
Nous choisissons le théâtre-forum pour favoriser une rencontre entre des juristes et des personnes défavorisées qui ont le sentiment d'être exclues du droit, de la justice. Des membres de l'Université populaire Quart Monde préparent une scène modèle sur le placement des enfants. A travers cette situation difficile et avec la participation active des magistrats, un dialogue à égalité se fait à la grande fierté de tous. En prolongement de cette Université populaire Quart Monde, nous participons à un colloque organisé par un groupe de magistrats. C'est une ‚tape nouvelle : nous ne sommes plus dans nos murs face à des personnes venues pour comprendre la réalité des familles les plus pauvres ; nous sommes une intervention parmi d'autres dans un colloque. Il nous semble nécessaire de préparer la scène modèle du théâtre-forum avec des juristes, amis du Mouvement ATD Quart Monde. En effet, les discours qui expliquent les conditions dans lesquelles les plus pauvres se sentent respectés par la justice deviennent inutiles lorsque certains juges, même si ce n'est pas facile pour eux, osent jouer leur propre rôle devant une centaine de leurs collègues.
L'Université populaire Quart Monde à la Vieille Charité.
Pour fêter le bicentenaire de la Révolution française, la ville de Marseille a organisé une exposition à la Vieille Charité avec notamment une salle consacrée aux cahiers de doléance. Pour commémorer cet événement, nous étudions le cahier du Quatrième Ordre lors d'une Université populaire Quart Monde et nous en organisons une un peu exceptionnelle à la Vieille Charité.
Dans cet hospice du dix-septième, dix-huitième siècle bâti par Pierre Puget étaient regroupés les pauvres lors du « Grand enfermement ». Ce bâtiment a gardé sa vocation initiale jusque dans les années cinquante, soixante. Aujourd'hui restauré, c'est un haut lieu culturel de la ville. Y tenir une Université populaire Quart Monde, c'est renouer avec l'histoire des pauvres tout en s'affirmant dans le présent culturel de la cité.
Les familles très pauvres, porteuses du cahier du Quatrième Ordre qu'elles remettent aux représentants du maire et du préfet, visitent d'abord les lieux et l'exposition. Lors de l'Université populaire Quart Monde qui suit, elles impressionnent un historien présent par la pertinence de leurs questions. L'histoire des pauvres d'hier - familles séparées, accusation de fainéantise... - est si proche de la leur aujourd'hui. L'histoire d'hier, c'est aussi les cahiers de doléances et la volonté d'être entendus par les pouvoirs publics. C'est prendre racine dans la Révolution française et être de cette histoire. Retrouver l'histoire commune au-delà des différences d'époques, de coutumes, de nationalités... permet aux uns et aux autres d'exprimer un « nous », le « nous » de leur condition mais aussi le « nous » de leurs aspirations et de leur participation.
De même, la réflexion sur des concepts communs à tous permet de dire ce « nous » au-delà des clivages, ce « nous » de l'homme et de son « égale dignité » selon le Préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ce « nous » permet de rencontrer l'autre - le juriste, l'enseignant, l'interlocuteur administratif ou politique. La durée, la régularité, la rigueur des préparations des Universités populaires Quart Monde, permettent à des personnes différentes de se rassembler et de rassembler autour d'elles dans un même refus de la misère. Elles permettent le rapprochement des cultures pour un même idéal d'exercice des droits de l'homme.
Partager ce qui semble beau, découvrir la diversité et l'universalité de l'art, créer autour de la culture ou du savoir des événements qui seront des souvenirs positifs communs aux membres de diverses communautés ne connaissant souvent que les privations, la peur, et parfois la violence, sont aussi un ciment entre gens différents. Ne pas parler de la tolérance mais la vivre.
Vivre ensemble les événements internationaux.
Il y a eu la guerre du Golfe, la profanation du cimetière de Carpentras, la guerre dans l'ex-Yougoslavie, la mort d'un jeune Comorien... Il faut écouter les plus faibles pour répandre ensuite leur manière de comprendre les événements et de préserver la paix. Lors de la guerre du Golfe, un Français dit : « Je ne discute plus avec mon voisin arabe, je ne veux pas l'obliger à me mentir ».
Lors de la profanation du cimetière de Carpentras, nous écrivons au nom des familles du Quart Monde à la communauté juive : « Nous comprenons votre souffrance parce que, dans le carré des Indigents, on ne respecte pas nos morts ». Nous nous associons à un convoi pour Sarajevo parce que des Bosniaques ont dit : « C'est bien de nous envoyer des vêtements, de la nourriture, mais nous voulons que nos enfants continuent d'aller à l'école ; envoyez-nous des cahiers, des livres... » Les familles très pauvres, enthousiastes, ont expliqué qui elles étaient et pourquoi elles se sentaient si proches de cette demande. Elles ont apport‚ des cahiers, des crayons, des livres. Leurs enfants se sont également impliqués. « J'apporte des cahiers pour des enfants qui n'en ont pas » dit un petit garçon de six ans avec un large sourire. Sa famille ne dispose même pas du Revenu minimum d'insertion pour vivre. Sarajevo a compris leur message : dans les abris, sous les bombardements, des enfants ont fait un oiseau en bois peint et le leur ont envoyé.
La place des rites.
Il est essentiel de retrouver les fêtes de la région terre d'accueil de tous. La première est Noël. Une partie de la population est musulmane et, pour elle, Jésus est un envoyé de Dieu. Fêter sa naissance ne va pas contre le Coran. Pour les non-croyants, se rassembler autour d'un enfant qui n'a même pas de toit pour l'abriter a du sens. Chaque année, cette fête est pensée ensemble dès le mois de novembre. Par exemple, une fois, chacun a pu faire son santon - la Provence est la terre des santons - et le disposer autour de la crèche. Chaque personnage révélait une histoire. La crèche racontait la vie de tous et chacun pouvait la conter aux autres. Noël est aussi une occasion unique pour s'ouvrir au monde et se découvrir d'une même humanité au-delà des différences. L'art et la création permettent de d‚passer les barrières de langage. Echanger des cadeaux, devenir ceux qui donnent, sont une fierté pour ceux souvent perçus comme ceux qui demandent.
Le 17 octobre, journée mondiale du refus de la misère.
A Marseille, le 17 octobre devait engager l'ensemble des responsables religieux et spirituels de la ville. Le Mouvement ATD Quart Monde s'est naturellement tourné vers Marseille-Espérance et lui a demandé d'unir ce jour-là sa voix à celle des plus pauvres, les premiers à refuser la misère. Depuis 1992, beaucoup se retrouvent lors de la commémoration au rond-point Joseph Wresinski. Plusieurs chefs religieux y redisent que l'engagement des hommes vis-à-vis des plus faibles est ce qui les rapproche le plus sûrement les uns des autres. Le père Cyril, prêtre orthodoxe dit : « Marseille-Espérance ne méritera son nom d' « Espérance » que lorsqu'elle aura rejoint les plus pauvres ». L'imam insiste sur la faculté d'aimer qui rend les hommes égaux. Cette journée permet aux plus pauvres de rassembler les cultures, les spiritualités, les nationalités autour de la misère, cette faille au cœur de l'humanité. Les plus pauvres vont au-delà de la tolérance des différences : ils conduisent sur des chemins de rassemblement. A travers le père Joseph Wresinski, ils trouvent une expérience de vie qui les ouvre à un autre avenir que celui de la dépendance des actions et des pensées des autres. Ils trouvent un chemin de liberté pour eux-mêmes au milieu des autres hommes pour apporter leur expérience de vie indispensable à l'humanité afin qu'elle émerge de la misère.
La guerre du Golfe, nous, ça fait vingt ans qu'on la vit.
Mon mari est algérien et moi je suis française. Il est d'un milieu qui n'a pu apprendre que par la vie, et moi j'ai eu accès aux études. Notre regard sur les événements était complètement différent. Il exprimait son angoisse, sa tension, sa violence intérieure, sa fierté de voir un pays arabe défier le monde. Il voyait cette guerre comme celle du Nord contre le Sud, des riches contre les pauvres. Ils étaient plusieurs à dire cela.
Et petit à petit, en écoutant la souffrance qui se disait à bas mots parmi nos amis musulmans, je comprenais l'humiliation, je comprenais qu'ils faisaient un lien entre cette guerre et ce que leurs familles vivaient dans le quotidien depuis trente ans, dans les quartiers d'immigrés. J'ai compris que cette humiliation n'était pas seulement liée à une souffrance individuelle, mais prenait son sens dans une souffrance collective. C'est pour cela que c'est si lourd : celui qui souffre de sa propre humiliation souffre en même temps de celle de sa famille, de son milieu...
Dans notre bâtiment habitent une famille de juifs rapatriés d'Algérie, une famille algérienne musulmane, deux autres familles juives. Les gens ne se parlaient plus ; on sentait qu'il y avait une peur des mots... Puis, les relations se sont renouées doucement. Une voisine est venue me voir quelques jours après la déclaration de guerre et m'a dit : « Il faut absolument qu'on passe un moment ensemble. Il ne faudra pas qu'on discute ». Le soir, avec son mari, elle a apport‚ un gâteau que nous avons mangé ensemble. Une autre, d'origine juive, a frappé un soir et m'a dit : « Est-ce que je peux juste voir le petit ? » Et j'ai senti que de sourire à mon bébé, c'était quelque chose d'important pour cette femme qui depuis des jours s'était enfermée et ne voulait voir personne.
Cahiers du Quart Monde 1992-1993, Oser la paix ! Réflexions de volontaires p. 32, Editions Quart Monde, octobre 1992.