A lire les textes qui suivent, la tolérance apparaît d'abord comme une patience. Les diverses populations marseillaises divis‚es par leurs solidarités face à la guerre du Golfe, les groupes croate et musulman des réfugiés bosniaques de Kyritz, savent simplement qu'ils ont peur : peur d'eux-mêmes mais aussi peur de rencontrer l'autre sur fond de passions et de violence. L'essentiel n'est pas alors de discuter d'une raison contre l'autre : il n'est pas de raison possible. Mais des gestes, des silences qui acceptent le silence de l'autre, révèlent un profond respect des blessures de l'autre et de soi, l'espoir qu'un jour viendra où la parole donnera à ce silence le complément qui l'accomplira.
Tolérer est historiquement d'abord une attitude de respect d'autrui dans la différence religieuse. L'expérience d'être condamnés, voire massacrés, au nom d'une vérité transcendante, et dès lors indémontrable, a suscité cette valeur. Ceux qui l'assimilent à l'indifférence y voient tiédeur et platitude délétères. Mais il est des conflits de croyance que la mort seule peut trancher, et encore sans informer les vivants !
La tolérance n'est cependant pas que religieuse. Elle consiste aussi à vivre avec des différences, des désaccords ou des conflits en admettant que le temps, les conditions, ne sont pas venus de décider si l'un a raison contre l'autre. La justice suit des proc‚dures lentes pendant lesquelles elle enjoint à tous de traiter les accusés en présumés innocents. La science ne se prononce que lorsque les conditions de la connaissance sont réunies par l'invention de raisonnements validés par de nouvelles expériences. L'une et l'autre doivent leur patience à un constat mille fois vérifié : nos sens et nos entendements sont faillibles. Pour prévenir le malheur, les hommes doivent donc vivre avec la modestie de leur relative ignorance.
La tolérance à la différence de la culture, ne prétend pas que la communication soit toujours possible ni souhaitable. Elle constate que l'humanité a progressé notamment grâce à ceux qui ont poussé très loin leur fidélité à eux-mêmes, à leurs racines, à leurs idéaux et à leurs quêtes les plus personnelles. On tue toute vérité si, privant les hommes de leur liberté, on empêche ce qui est d'abord subjectivement vrai de soutenir une compréhension, une réconciliation de soi-même avec la réalité du monde et la liberté d'autrui.
La tolérance ne donne aucun droit à relativiser la valeur des coutumes, des croyances et des quêtes de vérité. Mais elle rappelle que celles-ci existent là où des êtres humains en vivent, les faisant et en en étant pétris. Tout homme est capable de vivre, de renouveler de telles valeurs. Ainsi, il est en mesure d'apporter aux autres du neuf enraciné dans de l'hérité et revivifié par sa propre liberté. Ceux que l'humanité honore pour les plus grands apports ont souvent d'abord été marginalisés à cause de leur parcours et de l'expérience.
Mais pour un qui grandit en prophète en résistant à l'inutilité, à l'implacable et silencieuse violence de la misère ou à la nuit des camps destin‚s à casser les ressorts de la dignité, combien sont abîmés et bannis des quêtes dont nous parlons ? Jamais la tolérance ne peut être indifférente à ces intolérables. Au contraire, dans leur refus, elle se refonde pour ce qu'elle est. Ni négociation ni compromis sur les idées mais exigence entêtée et ouverte du respect de chacun. Ce respect suppose non seulement la différence mais souvent le différend. Non pour les entretenir artificiellement dans une juxtaposition stérile mais pour les reconnaître comme points de d‚part de dépassements féconds : la paix, la culture, la justice, l'amour à En un mot, des grands chantiers où les personnes se forgent en forgeant les liens sociaux dans lesquels tout petit homme peut naître, peut apparaître, ‚gal en dignité.
Comment cette tolérance ne serait-elle pas plus difficile pour ceux qui sont incertains de leur identité, qui ne sont pas assurés d'êtres acceptés pour ce qu'ils sont avec leur histoire, leurs liens, leurs espoirs et aussi leurs conditions matérielles ? Pour des familles réfugiées dans un foyer, la tolérance est liée au four qui ne fonctionne pas, à la minceur des cloisons, à la peur que l'expérience d'être étranger ou sans abri conduit à avoir dans la rue. Voilà pourquoi nous avons ouvert ce dossier aux « tolérés »1.