Subir est-il irréparable ?

Catherine Chalier

p. 14-17

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Catherine Chalier, « Subir est-il irréparable ? », Revue Quart Monde, 247 | 2018/3, 14-17.

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Catherine Chalier, « Subir est-il irréparable ? », Revue Quart Monde [En ligne], 247 | 2018/3, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7468

De victime passive offerte en échange de quelque chose, nos sociétés en sont venues à réclamer un statut pour la victime, avec le danger de la voir stagner en position victimaire et transmettre cet état aux générations suivantes. Sortir de la position de victime nécessite un long travail de réparation s’appuyant sur des choix restés ouverts, donnant accès à un avenir possible. L’auteure examine ici les conditions de cette évolution.

Victima, tel se nommait dans le monde romain l’animal lié sur l’autel et offert aux dieux après une victoire. Une victime suppose en effet toujours un sacrifice : on sacrifie une victime aux dieux ou à Dieu, pour remercier, pour se faire pardonner, pour se rapprocher (sens en hébreu du mot qorban, sacrifice) de Dieu. Cela signifie qu’on se dessaisit d’un bien (animaux, végétaux) en vue de restaurer la relation à la divinité, ou encore de rétablir un équilibre cosmique fragilisé par les comportements humains.

L’usage séculier fait de ce vocable garde les traces de cette origine sacrificielle, mais on peut évidemment se demander à quels dieux la victime est alors offerte et dans quel but. On parle ainsi de victimes des guerres, des attentats, ou encore de l’injustice sociale, du comportement violent d’autrui, mais aussi du sien propre. On peut être victime de ses propres passions, voire de son dévouement. Dans tous ces cas de figure, la victime est donnée en échange de quelque chose : d’une victoire réelle ou supposée, d’un fonctionnement de la société qui en favorise certains au détriment des autres ; du triomphe de ses propres passions, toujours aveugles à ce qui les contrarie ; ou encore de son choix de vie ; on peut ainsi sacrifier sa tranquillité à un engagement qui la broie. Le point commun entre ces différentes offrandes victimaires se trouve dans leur passivité : certains exercent une puissance sur elles pour leur bien à eux ; une partie de moi (mon orgueil ou ma paresse par exemple) pouvant exercer cette puissance vis-à-vis d’une autre partie de moi-même (ma réussite, mon amour, etc.).

Un statut ambigu

De nos jours ce mot connaît une étrange inflation, au point même que certains revendiquent un statut de victimes. Or un statut est ce qui confère à une personne ou à une collectivité humaine une place dans une société, une place reconnue par des textes juridiques. À première vue toutefois, l’expression « statut de victimes » est assez contradictoire puisque là où le « statut » reconnaît des droits et des devoirs et souligne une stabilité dans le temps (même si on peut perdre son statut), une « victime » se trouve précisément – ou s’est trouvée dans certaines circonstances – privée de ses capacités d’agir, de commencer, de juger, d’être responsable, d’exercer donc ses droits et ses devoirs. En tout état de cause, exiger qu’une société confère à certaines personnes un « statut de victime » demande toujours d’être précisé. Il s’agit de reconnaître juridiquement, pratiquement et moralement, qu’une personne ou un groupe a été ou est victime d’actes ou de comportements nocifs ; actes et comportements dont la violence les a atteints sans possibilité de défense et dont d’aucuns portent les conséquences souvent très graves, psychiquement, physiquement, voire dont elles transmettent les méfaits à leurs descendants. Ce statut devrait leur permettre de demander réparation. Mais lorsque ce statut est revendiqué pour expliquer, voire justifier, le moindre de ses échecs, et parfois même pour se complaire en lui, ne perd-il pas son sens ? Pire, ne devient-il pas la cause d’une stagnation dans la position victimaire ?

Subir, transmettre

Victimes sont donc ceux qui subissent violence, oppression, humiliation ou encore exploitation en toute impuissance, les perdants de l’histoire collective ou privée, les laissés-pour-compte d’un système économique et social inique, ou encore les captifs des passions mauvaises d’autrui proche ou lointain, voire des siennes propres. Parfois aussi ceux qui sont soumis à des catastrophes naturelles qui rappellent aux humains leur profonde vulnérabilité. La disproportion des moyens physiques, techniques, intellectuels et psychiques dont disposent les uns, dans un conflit ou dans une situation donnée, pouvant s’exercer sans entrave – ou si peu – au détriment des autres. Or le drame des victimes se trouve toujours accentué, multiplié et perpétué par la transmission aux générations nouvelles d’un tel traumatisme. Ainsi en est-il des enfants de victimes auxquels est transmise la mémoire blessée de leurs ancêtres et leur propre souvenir de les avoir vus souffrir, avec en sus la charge de ne jamais l’oublier sous peine de déloyauté. L’ampleur des ondes de choc d’évènements effroyables se manifeste en effet parfois longtemps après leur advenue première. Elle trouve fréquemment aussi, par l’intermédiaire de relais idéologiques partisans, des justifications à sa pérennité et à la mise en acte de comportements violents rendus légitimes, soutient-on, par un souci de rétablir un équilibre disparu ou une justice méprisée. Ces attitudes encouragent souvent haine et colère en plaidant leur cause au nom du désespoir des victimes. Mais, de fait, en voulant usurper la place d’une incitation à la responsabilité et à la liberté, ne se trompent-elles pas ?

On peut en effet trouver des bénéfices à une position victimaire, voire la réclamer corps et âme. Soit pour justifier sa violence, comme il vient d’être mentionné, soit inversement pour expliquer son apathie, voire son aveuglement et sa lâcheté. N’advient-il pas en effet que, dans un retournement pervers où triomphe la confusion, certains descendants des bourreaux d’hier revendiquent pour eux seuls le titre de « victimes » et entendent bien en priver les descendants des victimes de leurs ancêtres ? Comme si ce « titre » autorisait à se complaire dans le malheur, certes bien réel, de sa propre vie en mettant en accusation des innocents, surtout quand ils ont tenté quant à eux de s’extraire de leur propre position victimaire1. Quand l’histoire personnelle ou collective se fige sur le temps d’une souffrance reçue en héritage, que le passé et les morts dictent leur loi au présent et aux vivants, comment donc s’en sortir ?

Il faut commencer, à n’en point douter, par exonérer le mot « victime » des mensonges proférés en son nom. Quand tout le monde devient victime, s’en dispute le titre sans reconnaître sa responsabilité dans des injustices, voire des crimes commis, aucune sortie n’est perceptible. Les pouvoirs politiques, économiques, mais aussi psychiques, fondés sur la domination des uns par les autres ont alors tout loisir de persévérer dans leurs exactions.

Tourner la page ?

Il convient, disent les partisans de la liberté, d’apprendre à tourner la page des souffrances et d’encourager les victimes d’aujourd’hui à revendiquer leur égalité avec les autres êtres humains, à exiger la justice et la liberté réelle. Le programme est évidemment séduisant mais il se fonde aussi bien souvent sur des abstractions au regard des situations concrètes. C’est notre choix qui, quelles que soient les circonstances de nos existences, décide de notre vie, affirme Sartre. Il n’y aurait pas de victimes innocentes, même à la guerre, ose-t-il écrire en 19432, puisque celui qui participe à une guerre a choisi de le faire, plutôt que de subir mort ou déshonneur. Mais peut-on dire cela à ceux qui, aujourd’hui, endurent les méfaits de l’injustice, de la faim, de la terreur des guerres, du malheur et des deuils du fait de violences sur lesquelles ils n’ont aucune prise immédiate ?

Certainement pas ainsi en tout cas. Pourtant, soutenir l’inverse, insister sur la seule commisération, sur l’idée que les victimes sont toujours nécessairement innocentes, sans responsabilité face aux actes néfastes qu’elles subissent, mais aussi face à ceux qu’il leur arrive de commettre, s’avère contre-productif. En effet, cela prive ces victimes de leur dignité et de leurs propres possibilités de répondre de leur situation, fût-elle profondément malheureuse. Dire, comme le Prince dans L’idiot de Dostoïevski, « Vous n’êtes coupable de rien »3 à une femme prisonnière de ses propres turpitudes, n’aide aucunement à lui rendre sa dignité et ne l’accompagne pas dans un quelconque processus de libération. Sortir de la position de victime, refuser que ce soit là son « statut », nécessite souvent au contraire d’être encouragé(e) à déceler en soi-même « un point intérieur » qui ne soit pas contaminé par la déréliction dans laquelle on se trouve, de prendre son élan sur lui pour se frayer un chemin vers des jours meilleurs, avec l’aide d’autrui certes, mais sans qu’il se substitue à soi. L’exemple de Martin Luther King, parmi beaucoup d’autres, serait ici un bon guide.

Réparer

Pour réparer ce qui doit l’être, il ne suffit en effet pas d’exiger l’égalité et la réciprocité, une compensation en argent ou un surcroît de bienveillance. Il convient aussi de consentir à un certain travail sur soi-même afin de découvrir ou de redécouvrir comment, en amont des évènements traumatisants qu’on a vécus ou desquels on est héritier, existent des ferments de vie en alliance avec ce qui est bon. Martin Luther King les a trouvés dans la Bible, il cite souvent la sortie d’Égypte pour encourager les noirs américains dans leur combat contre la ségrégation raciale ; d’autres personnes peuvent trouver ces ferments ailleurs, par exemple, dans des paroles d’encouragement venus de l’enfance, dans des témoignages de fraternité, même brefs, dans des exemples de justice et de bonté, dans des mots anciens qui encouragent à vivre quand même, mots murmurés par des proches ou découverts dans des textes religieux, littéraires ou politiques etc. L’essentiel, pour qui éprouve son impuissance à sortir seul de sa position de victime mais qui, en même temps, refuse de s’y complaire, est de se souvenir qu’il y eut et qu’il y a des justes dans l’histoire ; de savoir qu’il existe des pensées, des paroles et des actions à ne pas mépriser sous prétexte qu’elles ne font pas autant de bruit que le fracas de l’injustice, du mépris et de la violence. C’est sur cette base, à mon avis, que les exigences de liberté et de responsabilité s’appuient pour sortir de l’enfermement dans les positions victimaires et dans leur soi-disant fatalité.

Réparer, c’est avoir la conscience que quelque chose de précieux fut brisé, souvent de façon irrémédiable, mais c’est vouloir priver le malheur de son aura de destin irréfutable. Pour cela il faut porter son attention sur le présent et ce qu’il laisse entrevoir comme choix restés ouverts, s’attacher à ne pas dénigrer la confiance qu’il rend possible et la volonté qu’il appelle. Mais, sans découverte des ferments que je viens d’évoquer, je ne pense pas que cela soit envisageable.

1 Voir Peter Sichrovsky, Naître coupable naître victime, Préface de Gilles Perrault, traduit par Klaus Schuffels, Points Actuels, Éd. du Seuil, Paris

2 L’Être et le Néant, Éd. Gallimard (1943), Paris, « Tel », 1976, p. 613.

3 Traduit par Albert Mousset, Folio Classique, Éd. Gallimard, Paris, 1972, p. 208.

1 Voir Peter Sichrovsky, Naître coupable naître victime, Préface de Gilles Perrault, traduit par Klaus Schuffels, Points Actuels, Éd. du Seuil, Paris, 1991, p. 26 : « En réponse aux actes de leurs parents (nazis) les enfants tentent très souvent de s’assimiler aux victimes du national-socialisme en décelant en eux-mêmes un motif de persécution qui, à l’époque, les aurait placés du côté des victimes ». Le livre propose des interviews d’enfants de parents nazis et d’enfants de parents juifs persécutés par les premiers.

2 L’Être et le Néant, Éd. Gallimard (1943), Paris, « Tel », 1976, p. 613.

3 Traduit par Albert Mousset, Folio Classique, Éd. Gallimard, Paris, 1972, p. 208.

Catherine Chalier

Catherine Chalier est professeure émérite de philosophie. Le centre de son travail est le lien entre la source hébraïque de la pensée et la philosophie. Elle a écrit plusieurs livres sur Levinas. Ses dernières parutions : La gravité de l’amour. Philosophie et spiritualité juives, PUF, 2016 ; L’appel des images, Éd. Actes Sud, 2017 ; Mémoire et Pardon, Éd. François Bourin, 2018, et Le rabbi de Kotzk, un hassidisme tragique, Éd. Arfuyen, 2018.

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