Enfants réunionnais de la Creuse

Jean-Maurice Prudent

p. 18-22

References

Bibliographical reference

Jean-Maurice Prudent, « Enfants réunionnais de la Creuse », Revue Quart Monde, 247 | 2018/3, 18-22.

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Jean-Maurice Prudent, « Enfants réunionnais de la Creuse », Revue Quart Monde [Online], 247 | 2018/3, Online since 01 March 2019, connection on 05 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7470

Réunionnais, l’auteur est arrivé en Creuse en octobre 1966 à l’âge de quatorze ans, en tant que pupille de la DDASS. Il fait partie des quelque deux mille enfants et adolescents enlevés à leurs familles par l’administration française, entre 1963 et 1982, pour être envoyés dans des départements ruraux de métropole. En répondant avec émotion à nos questions, il nous laisse découvrir un parcours de vie fait de souffrances encore présentes, mais aussi d’entraide, de joie et de partage. Il s’est inséré dans la société creusoise par la musique.

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France

J-M. P. : On était trois enfants, mon frère, ma sœur et moi. Ma mère faisait des ménages. Elle ne pouvait plus subvenir à nos besoins. À Saint-Denis, j’habitais chez ma mère, ruelle Pédro Latanier, et de fil en aiguille nous avons rencontré des assistantes sociales de l’époque et évoqué cette éventualité de faire autre chose pour moi… J’ai pris la décision de quitter ma mère quand j’avais dix ans. Je suis d’abord allé dans un foyer à Hellbourg1.

Ma mère n’en pouvait plus, elle ne pouvait plus faire quoi que ce soit pour moi, parce que j’étais influençable, je faisais des bêtises, des bêtises de gamin de cet âge-là, dans la rue à traîner, à ne pas aller à l’école. C’est pour cette raison que j’avais du retard… Ça été très douloureux. Cela a été très douloureux pour elle, très douloureux.

Je suis resté quelques années dans ce foyer à Hellbourg. Puis ce projet de partir en métropole s’est présenté. Il y avait un professionnel qui depuis plusieurs années, faisait un travail pédagogique pour nous les jeunes qui étions dans ce foyer, pour qu’on prenne la décision de quitter ce lieu. Cette personne-là, que j’ai retrouvée il y a une dizaine d’années, a eu les bons mots pour me faire comprendre que ce n’était pas un avenir de rester dans ce foyer.

J’étais toujours sous la tutelle de ma mère et on lui a demandé l’autorisation pour que je puisse partir. J’avais quatorze ans et quelques mois, et ma mère a dit : « Cette décision lui appartient ». Et j’ai pris la décision de partir, seul. Mais la majorité des Réunionnais et Réunionnaises qui sont venus ici n’ont pas eu cette possibilité de choisir de partir, cette opportunité de partir de leur propre volonté. La plupart ont été ni plus ni moins…, je ne dirais pas « enlevés », mais je dirais pris en main par l’administration de l’Île de la Réunion pour venir repeupler la Creuse.

RQM : Quand vous êtes arrivés en Creuse est-ce que cela a été difficile ?

J-M. P. : Oui cela a été horriblement difficile. Ce projet a été mis en place sur des mensonges. On nous a préparés à être métropolitains (en changeant notre manière de manger, notre manière de se tenir à table, …) et puis on m’a dit que j’avais la possibilité de continuer mes études. C’était mensonger car je n’ai pas continué mes études, parce que j’étais trop en retard par rapport au niveau d’ici ; eh oui, j’avais quatorze ans, j’étais en CM2 et ici j’aurais dû être dans la classe de certificat d’étude. Ça m’intéressait les études, mais voilà, ça ne s’est pas fait.

Ce foyer à Guéret a été un peu une bouée pour moi car la coupure avec mes racines a été très… (silence) très difficile, même douloureuse… À l’époque, si l’opportunité s’était présentée pour revenir à la Réunion, je serais revenu parce que c’était trop douloureux.

De plus il n’y avait absolument pas de projet pour nous ici ! Pas de projet, mais comme j’avais quatorze ans et demi, il fallait faire quelque chose de moi. Je suis allé chez le paysan, comme domestique de ferme. Quand je suis arrivé, moi, dans un petit village en tant que commis de ferme, j’étais la curiosité, cela va de soi. En 1966, on pensait qu’à la Réunion je vivais dans des huttes… Et petit à petit je me suis rendu compte que j’avais fait une erreur, j’ai regretté profondément d’avoir pris cette décision…

RQM : Qu’est-ce qui vous a donné la force de continuer à grandir, à vous développer ?

J-M. P. : J’ai eu de la chance de rencontrer des bonnes personnes au bon moment. Les bonnes personnes, c’est un éducateur de la Réunion, C. B. ; après il y a eu B. G. qui était employé au foyer de l’enfance, qui faisait office, comment je pourrais vous dire, de père de substitution. Il était rassurant parce qu’avec notre douleur on avait du mal à supporter ce grand écart, et cet homme a su trouver les mots, a su trouver les gestes, a su trouver les attitudes pour qu’on continue à évoluer dans la société creusoise.

RQM : À ce moment-là vous vous sentiez comment ?

J-M. P. : Révolté. Révolté contre moi surtout parce que j’avais pris la décision de partir, et puis de l’autre côté il y avait aussi ce mensonge, ce mensonge qui…, à lépoque on mavait présenté ce projet comme une continuité, un côté meilleur.

À l’époque, la métropole, depuis La Réunion, était vue complètement sous son aspect positif ! La métropole représentait pour moi d’abord une possibilité d’évasion, parce que les conditions de vie à Hellbourg étaient horribles. Il y avait la promiscuité avec bon nombre de garçons, de jeunes ; quand je vous dis la promiscuité c’est que je veux être poli, donc il fallait partir.

L’autre personne qui m’a aidé à évoluer, c’était un éducateur ici au foyer de Guéret, il venait d’Algérie où ses parents avaient été installés, il nous a aidés à évoluer.

Il a su mettre des mots sur nos maux, mettre des mots sur mes mots, parce que c’était trop difficile ; il disait : « Il faut absolument que tu puisses faire quelque chose de ta vie, tu as fait le choix, maintenant il faut que tu bouges, faut pas que tu sois oisif, faut pas que tu sois immobile, je serai toujours là pour toi ». Il m’avait pris – je ne pourrais pas dire en sympathie – mais il m’avait pris sous son aile.

Il y a aussi ce qui existe en soi. Ma mère m’a toujours dit : « Faut avoir de la volonté ». J’avais peut-être huit ans, elle nous disait : Kozfransé2. Alors du coup, avec ma sœur et mon frère, au lieu de parler créole on parlait français.

J’ai continué à évoluer parce que je voulais avoir des idéaux, je voulais avoir un métier, me marier, avoir des enfants, avoir une maison. Et j’ai réussi tout ça. Franchement je considère que j’ai un parcours atypique par rapport aux autres…

Quand j’ai été mis chez un couple qui était menuisier, presque toutes les semaines j’écrivais à ma mère et elle me répondait minimum dix jours après (à lépoque le courrier, c’était long). C’était un lien très fort.

RQM : Y a-t-il autre chose d’important dans votre vie ?

J-M.P. : La musique ! La musique a été l’élément déclenchant. Au foyer de l’enfance on avait tous des rôles de musiciens, il y avait le chanteur, il y avait le guitariste, il y avait le batteur qui au début à la Réunion tapait sur des mok (boîtes de conserve) mokguigoz … Il y avait un moniteur au foyer qui jouait de la guitare et je me suis mis à taper sur les boîtes ; c’est lui qui m’a mis en tête que je pouvais faire quelque chose dans la musique.

Ici à Guéret un directeur, M. H., Réunionnais comme nous, attentif à notre passé et à notre culture, a rééquilibré les choses en proposant des repas créoles (la nourriture, c’est sacré). J’ai toujours gardé cette appétence à cuisiner réunionnais, je cuisine quand « l’araignée est un petit peu au plafond3 ». Ça arrive parfois, c’est délicat…

Le directeur a aussi mis en place un groupe de musique et on s’est entraînés.

Il y avait une grande fête ici à Guéret (fête de la Trinité) et il y avait des radio-crochets, des musiciens. Nous avons joué la Mascareignas, du Saga et du Shadows (musiques de la Réunion). Nous avons joué, et là il y a eu une espèce d’engouement… Tout de suite des chefs d’orchestre sont venus nous chercher au foyer de l’enfance… Et c’est là que nous avons mis un pied vraiment dans la société creusoise.

Cela nous a permis de nous intégrer. Complètement. Ça été louverture, cela a permis de contribuer au plaisir mutuel, en loccurrence faire plaisir aux gens qui venaient et nous faire plaisir aussi.

RQM : Les gens ont-ils changé de regard sur les enfants réunionnais placés là ? Est-ce qu’ils s’en sont bien sortis ?

J-M.P. : Non pas du tout, pour les autres. Nous, les musiciens, on était des éléments hors cadre, des privilégiés tout compte fait. J’ai travaillé pendant trente-cinq ans en psychiatrie, au service technique, et combien ai-je vu de mes anciens copains et copines passer par la psychiatrie, combien et combien ! Ça été une déchéance pour beaucoup ; sur les trois cents qui sont arrivés à Guéret, je dirais peut-être seulement trente ou quarante sont sortis la tête hors de l’eau, c’est terrible.

Je pense que ce qui a nuit à mes compatriotes c’est le silence sur leur histoire, sur leur parcours. C’était un vide sidéral. Certains étaient très jeunes. Et on n’a pas fait le lien pour eux, absolument pas. Ceux-là n’ont pas réussi vraiment à mettre en place une vision qui puisse combler petit à petit le vide qui existait dans leur vie.

Quand ils sont arrivés ici, ils avaient une vision idyllique de ce qui leur restait là-bas, de leurs parents, de leur vie. Ils s’étaient fait tout un scénario. Mais ils n’avaient pas de lien vraiment et cette vision-là était complètement surréaliste. Quand vous arrivez dans un département comme la Creuse et que vous rendez compte de la différence de culture, de la différence de gastronomie, de la différence du temps qui passe, plus vous avancez, plus vous vous rendez compte que vous auriez dû rester là-bas.

Au moyen de l’association Le cercle des amitiés créoles de la Creuse, en 1990, on a pu mettre en avant notre histoire et être subventionnés pour un voyage à la Réunion. Ce retour a commencé vraiment à sensibiliser la société réunionnaise sur notre vie, parce que c’était totalement occulté. Même mon frère, mon propre frère, découvrait notre parcours. C’est au travers d’une étude d’un psychanalyste qu’il a pris conscience des méandres de notre vie, de ma vie !

Ceux qui étaient placés dans des familles fuguaient pour retrouver les autres au foyer. Moi-même quand j’étais chez le paysan j’ai fugué, j’ai fugué pour dire : Kossa mi féisi ?4 Combien de fois j’ai dit cette phrase : Kossa mi féisi ? 

C’est dans l’adversité que l’on forge quelque chose d’indicible. Et puis le fait de parler créole, le fait de parler créole, c’est la base ! C’est la langue maternelle. Même si ça fait cinquante-deux ans que je suis ici et que je dois me maîtriser, parce que le poids du chagrin est toujours là.

Je me suis marié très jeune, à dix-neuf ans, avec une Creusoise. J’ai quatre enfants, je suis divorcé. C’est très difficile et délicat. Il n’y a que ma fille de trente-huit ans qui a compris vraiment qui était son père parce qu’elle s’est vraiment intéressée à mon histoire, à mon parcours, mais les autres m’ont rejeté. Cela a été un dilemme douloureux pour moi qui n’avais pas connu mon père : le fait de ne pas connaître son père et d’avoir la volonté de vouloir faire des enfants et de les élever sans connaissance de l’autorité paternelle… Le résultat est que tes enfants te rejettent, c’est terrible, mais j’ai fait un travail là-dessus. Dans ce travail il a fallu que j’extirpe le vide de la présence paternelle et après il fallait aussi que j’extirpe le fait que mes enfants ne veulent plus me voir. Je considère que la vie continue.

Je me suis remarié, je continue ma vie autrement. J’habite Guéret, parce que mon épouse est adjointe municipale. Et depuis plusieurs années je suis dans les comités de jumelage avec l’Allemagne, mais je suis plus spécialement chargé du jumelage avec le Burkina Faso. Ce n’est pas sans raison que je me suis inscrit dans un projet pour le Burkina Faso, j’y suis allé pendant un mois et ça m’a permis aussi de recaler mes préjugés. Malgré tout, on a ses préjugés, et quand on est confronté à une telle différence, on se cale dans sa tête, on est plus enclin à relativiser ; tu es confronté à la réalité.

RQM : Quel est le but de l’Association des pupilles de la Creuse ?

J-M.P. : Le but de cette association c’est de venir en aide aux personnes issues de l’Aide sociale à l’enfance (la DDASS comme on disait avant). Nous sommes subventionnés par le Conseil départemental. Cet argent sert à venir en aide financièrement aux personnes adhérentes, ou non reconnues comme issues de l’aide sociale à l’enfance, pour le loyer, les factures, les réparations de voiture ou de mobylette… Beaucoup de personnes sont en situation de surendettement. Beaucoup de personnes sont en situation catastrophique, mais je ne veux pas outrepasser ma position de responsable, les personnes font la première démarche auprès des institutions, des assistantes sociales, et ensuite elles parlent de l’association qui les soutient et les professionnels peuvent s’adresser à nous. On ne veut absolument pas se substituer à leur propre responsabilité. J’ai cette attitude parce que je suis passé par là. J’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment, après il y a sa propre volonté.

Nous assistons aussi les personnes âgées qui sont issues de l’Aide sociale à l’enfance, par un soutien humain et un soutien administratif, nous les aidons à engager des dossiers administratifs, à prendre contact avec les assistantes sociales, avec la banque de France pour les dossiers de surendettement. Nous cherchons à leur donner la possibilité d’être le moins possible isolées – puisque la particularité de la Creuse c’est l’habitat isolé – et nous sommes confrontés à des personnes très isolées.

RQM : Les personnes qui vivent des situations extrêmes ont-elles des choses essentielles à transmettre ?

J-M.P. : Ah oui complètement ! Ça me permet de penser et de réagir aussi avec mon cœur, avec un sens d’humanité, avec de l’humilité. C’est ce parcours qui me permet cela.

1 Village de la commune de Salazie situé dans les Hauts de l’Île de La Réunion.

2 Parle français.

3 Quand on a le cafard.

4 Qu’est-ce que je fais ici ?

1 Village de la commune de Salazie situé dans les Hauts de l’Île de La Réunion.

2 Parle français.

3 Quand on a le cafard.

4 Qu’est-ce que je fais ici ?

Jean-Maurice Prudent

Fils de Christiane Prudent, Jean-Maurice Prudent est le président de l’association des Anciens Pupilles de la Creuse depuis trente-cinq ans. Il est également membre de l’association culturelle Cercle des amitiés créoles de la Creuse et musicien dans le groupe Faham qui anime de nombreuses manifestations au cours de l’année.

CC BY-NC-ND