Françoise Barbier : Mon mari1, a vécu énormément de souffrances, il a dû beaucoup pardonner ; il a rencontré des personnes des Premières Nations dans sa jeunesse, il a toujours été très sensible à tout votre peuple et au rejet des très pauvres que nous connaissons. Nous sommes intéressés par votre histoire.
Dominique Rankin : On a voulu tuer le petit Indien à l’intérieur de moi pour qu’il devienne un petit blanc. Pour moi cela n’a pas réussi. Cela avait réussi avec nos aînés. Ils ont été évangélisés, ils ont accepté ça. Tout à coup j’ai vu mes parents avec un chapelet dans la main ; avant je voyais mon père avec son calumet… Papa l’avait toujours dans ses mains.
Je suis chanceux de vivre avec les anciens, d’être toujours en contact avec eux. Sans eux, avec la fameuse histoire de pensionnat, je serais encore dans la noirceur. Ils ont vu que je souffrais beaucoup, ils sont venus me chercher. Ils sont mes protecteurs. Je leur dois beaucoup. Aujourd’hui, c’est moi qui dois transmettre cela aux gens, pas juste aux autochtones. L’histoire du pensionnat, dans mon cas, c’est moins douloureux aujourd’hui. J’ai appris à travailler à l’intérieur de moi, dans la guérison de l’âme. Ne parler que de la souffrance, ce n’est pas assez. Ma vision, le pensionnat, je l’ai classée dans une bibliothèque à l’intérieur de moi. Ce dont je parle le plus, c’est de la réconciliation aujourd’hui.
J’ai été élevé avec ces gens-là qu’on appelait les hommes-médecine. J’ai connu l’histoire de mes ancêtres avec des cérémonies et tout ça, et j’étais le porteur des objets sacrés. Nous sommes un peuple nomade, on voyageait en canoë à travers les rivières, à travers les lacs, avec le portage. Lorsque Papa arrivait sur place à la destination, il sortait son calumet de paix et il priait, et Maman aussi avait son calumet. Elle nous chantait des chansons avec son tambour. Puis ça a changé à un moment donné.Quand le pouvoir est arrivé, il n’était plus question que Papa fasse une cérémonie : c’était interdit. Mais on continuait pareil : Papa allait dans la forêt, il continuait à faire des cérémonies puis les gens venaient le voir. Quand les missionnaires savaient que Papa avait fait une cérémonie, ils le mettaient en prison. Papa est parti pendant vingt-et-un jours en prison à cause des cérémonies et je l’accompagnais, parce que c’est moi qui étais porteur des objets sacrés : j’étais complice des soi-disant « mauvais esprits ». C’est la raison pour laquelle dans notre histoire à nous, on était tous considérés comme des « mauvais esprits ». Tout était mauvais selon eux, les objets que nous avions pour les cérémonies. Ils ont tout brûlé. Les objets qui restent aujourd’hui, les aînés les avaient cachés dans la forêt, sur une île.
F. B. : Pouvez-vous parler de votre maladie ?
D. R. : Pendant six ans, enfermé au pensionnat, on m’a enlevé mon nom. Ça fait déraciner de ta culture, de tous, en fin de compte. On m’a séparé de mes parents, on nous a appris à ne pas aimer nos parents, à ne pas s’aimer non plus, on ne savait plus qui on était. À un moment donné, dans les livres de catéchisme, j’ai vu mon Papa représenté comme un chef indien qui tuait des blancs, qui brûlait des blancs, qui scalpait des blancs. Je n’aimais plus mon papa, moi. J’ai volé un livre et je lui disais : « Pourquoi tu as tué tant de blancs, des humains ? » Papa ne répondait pas ; il parlait surtout des cérémonies ; il allumait son calumet… C’était ça l’histoire du Canada qu’on nous apprenait, mais c’était des mensonges… Je n’aimais plus mes parents, suite à toute cette violence ; ça a pris un mois avant ma réconciliation avec eux.
On m’a violé. Au pensionnat de Saint-Marc de Figuery, près d’Amos, qui accueillait quelque cinq cents enfants par an, en ce temps-là, tous ont eu les mêmes traitements, des viols sexuels, et des violences physiques.
Si j’étais là encore comme une victime, je ne serais même pas ici aujourd’hui. Je suis sorti de cette histoire-là. Ne plus être victime, arrêter aussi de parler de malheur. Le pensionnat, tout le monde sait maintenant ce que c’était. Mais avant, il était interdit d’en parler. C’est ma force aujourd’hui de parler de tout ça. Puis j’ai été malade. Même quand j’étais à l’hôpital, quand j’étais condamné à passer dans un autre monde, celui des esprits, je n’ai pas pensé à ma maladie. Au contraire, je me disais : « Qu’est-ce que je fais demain, moi ? ». Je n’ai pas pensé à ma mort. J’étais en colère avec mon médecin et j’ai dit : « De quel droit me condamner à mourir ? Moi je crois à Quelqu’un. Le grand Esprit et moi, c’est entre nous… Et toi, t’es juste un psychologue. Si j’ai besoin de toi, je t’appelle ». C’est ça qu’ils m’ont dit : « C’est une maladie qu’on ne peut pas soigner ». Alors j’ai décidé. Je n’avais plus de vie, et pour me donner la vie, je suis allé d’où je viens, dans la forêt. Je me suis promené pendant deux ans avant de faire quoi que ce soit, avant de rencontrer les gens. Je ne pouvais rien dire parce que … la mort primait à l’intérieur de moi. Quand j’ai compris que c’était mon devoir de ne pas combattre cette maladie-là, je l’ai laissée entrer et on s’est bien organisés ensemble, puis de temps en temps j’étais tellement mal que je disais : « Laissez-moi ». Je lui parlais comme je vous parle…
Marie-Josée Tardif : En algonquin, on ne parle jamais du mot « maladie » de toute façon. On se concentre sur la guérison. Ce qu’on entend par médecine, nous, ce n’est pas juste des remèdes. Un sourire, c’est la médecine ; la forêt c’est la médecine ; le chant, le tambour ce sont les battements de cœur. Ce n’est pas un instrumentde musique pour nous, c’est le premier son qu’on a entendu quand on est apparu à la vie, c’est un battement de cœur : c’est fondamental. Tout ce qui va te ramener à la vie, à tes origines, à tes racines ; quand tu as de bonnes racines tu peux bien te connecter au ciel…Tout ça est de la médecine. On va mettre toute notre concentration là-dessus : qu’est-ce qui empêche la vie de vivre à l’intérieur de toi, de circuler, d’être heureuse, d’être bien, d’être libre ?
D. R. : Tu n’as pas le choix, parce que quand tu te regardes à l’intérieur, ton cheminement, c’est comme si tu marchais dans un sentier dans la forêt. Les arbres vont te parler et te ramener aussi dans ton histoire. Un exemple : quand je marche au bord du ruisseau, si je vois un arbre qui est pourri, je me demande pourquoi il est malade ?... C’est parce que de grosses machineries sont arrivées et ont coupé les arbres sans dire un mot à l’arbre, qui est là, qui n’a plus de soutien, qui n’est plus rien, qui est mort. Ça me fait réfléchir dans mon cheminement à moi. Je parle de moi parce que je ne peux pas parler des autres. C’est mon jardin à moi, je reste dans mon jardin.
Après ce temps, j’étais curieux de savoir ce qui s’était passé vraiment dans le pensionnat. Puis j’ai commencé à faire des recherches : des photos, des histoires. J’ai trouvé plein de choses dans les médias, et en 1957, on me voit débarquer de l’autobus.
M-J. T. : Tu as trouvé un film d’archives où on te voit quand tu étais petit.
D. R. : Sur cette photo-là était marqué en bas : « Nous avons réussi à capturer les sauvages. On va les éduquer, ils vont devenir comme des petits blancs. On va tuer le petit Indien à l’intérieur d’eux ». C’était très, très visible, et je ne savais pas ça ; je l’ai vu seulement après le pensionnat : ça fait plus mal encore la façon dont ils nous voyaient.
Dans mon cheminement, j’ai travaillé beaucoup, dans les sept enseignements des grands-mères. Quand j’étais très malade mentalement et physiquement, la première chose que j’ai travaillée : la renaissance. Renaître, revivre, et aussi être fier de ce que je suis, c’est me respecter moi-même et m’accepter comme je suis, accepter l’histoire en arrière, et vivre avec ça… La maladie, je ne veux même pas en entendre parler. Je sais que je suis faible, je sais que ça vient de moi parce que j’ai manqué quelque chose dans ma vie : je ne me cache pas, j’ai bu beaucoup, à cause de la souffrance. Il y a la conséquence aujourd’hui. J’ai eu des idées suicidaires et encore là, ça fait partie de la force humaine de parler de ça. Est-ce que c’est une faiblesse, est-ce que c’est du désespoir ? Ce n’est pas grave. Moi, j’en parle, parce que plusieurs sont comme moi aujourd’hui, qui ont tendance au suicide. Chez nous, il n’y a pas de mot « mort » et je trouve ce mot dramatique. Dans ma langue, matcha veut dire le départ. C’est un départ vers d’autres destinées.
Je vais vous parler de mon père : c’est un bon guide, un homme extraordinaire… Il était toujours doux. Il me disait : « Un jour je vais prendre mon canot d’écorce ». Cette phrase-là veut dire voyage, un long voyage. Il me dit : « Réunis tes frères et sœurs, je veux les rencontrer ». Mais il avait fait déjà des petits canots d’écorce. Ça veut dire qu’il voyait tout, il savait tout. Il dit : « Dans dix jours, je vais partir ». Il disait et je traduis en français : « Tous mes bagages sont prêts ». Ca veut dire : il est tout nettoyé à l’intérieur de lui. Il dit : « Je suis prêt ». Mais il ne parlait pas de mort, parce qu’il ne mourrait jamais. Puis vous autres non plus, vous ne mourrez jamais : c’est le départ du corps, mais l’esprit est toujours là. Et moi je ne comprenais pas ça, ces affaires-là. Je disais à mon père : « Tu pars en voyage, mais tu as plein de choses encore à me donner ». Il est parti dix jours après mais je ne pensais jamais qu’il partirait. C’est un bon enseignement… Je ne pensais jamais qu’il mourrait un jour. Et quand il est parti je suis tombé en pleine face sur la terre comme si j’avais deux béquilles en moins. « Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? ». Ça a été long à me relever parce que j’étais en colère. Ça c’est encore la colère du pensionnat, qui revient de temps en temps, mais d’une autre façon. C’est un long processus de guérison. Alors, je retournais à la rivière pendant que mon papa était exposé ; j’amenais du tabac avec moi, et à la rivière j’amenais un ami de mon père : « Si tu veux faire une petite cérémonie pour honorer ton ami… ? ». Il dit : « Regarde ce que je fais ». Moi je priais, je remerciais Papa…. Et je lance le tabac à la rivière ; un gros brochet sort de l’eau et là je recule… Je regarde l’ami de mon père et je dis : « C’est ton tour ». Il se met devant l’eau et il me dit : « C’est une vision que j’ai eue : est-ce que le brochet a sauté ? ». Je dis : « Oui, tu l’as vu ? C’est Papa ». Puis il lance le tabac, et le brochet est encore devant lui : le mien a sauté doux, mais avec lui, il a donné un coup de queue en envoyant de l’eau. C’était le plus beau moment du départ de mon Papa.
Pendant la cérémonie, un grand-père me touche l’épaule et me dit : « Je t’accepte, je vais continuer à te donner des enseignements ». Je suis resté avec cet homme-là jusqu’à sa mort. J’ai fait trente-cinq ans d’études avec lui. Il nous a montré aussi le courage de sa vie et ça je ne l’oublierai jamais. Il avait quatre-vingt-douze ans. Une femme est venue le voir, elle lui a dit : « Grand-père, tu en sais des affaires dans la vie. » Et là il se lève, il prend sa plume d’aigle, il touche au bout du doigt. Il dit : « Tu sais ma fille, j’ai commencé moi aussi à apprendre là comme toi, et il me reste tout ça à apprendre ». Il montre jusqu’à l’épaule. Ça veut dire de prendre le temps de vivre, d’apprendre, de te nourrir de ce dont tu as besoin à l’intérieur de toi, et arrêter de souffrir.
Ces temps-ci ça va très bien, je suis en forme, j’ai encore la tête… La vie est belle.
Quand on reçoit des messages importants, il faut saisir ; il ne faut pas juste s’arrêter là, et essayer d’apprendre autre chose. Il faut prendre le temps.
Je dis aux gens : « Arrêtez de faire trop de choses dans la vie ; pense à toi, c’est toi qui es important ce n’est pas la machine (l’ordinateur)… » Avec elle, on est tous des numéros : si tu dis ton numéro d’assurance sociale, ils vont te retrouver de suite mais dis-leur ton nom, ils te trouveront pas.
Les jeunes aujourd’hui ne vont plus dans la forêt : ils ont peur de quitter la ville, ils s’y sentent en sécurité. Au contraire, la sécurité est dans la forêt…
L’autre enseignement, c’est d’être toujours honnête. J’ai appris à être honnête avec moi-même et c’est facile d’être honnête avec les gens après. Quand je souffrais, j’avais beaucoup, beaucoup de jugements envers qui que ce soit…
La seule chose positive pour moi du pensionnat, c’est d’être capable de communiquer avec vous en français. Je me dis souvent : c’est la langue qu’on m’a prêtée, et cette langue-là, je l’utilise pour la bonne façon, et non pas dans le sens de la violence.
Aujourd’hui, je fais partie de ce monde des anciens, des aînés qui ont tout donné ; je donne tout aujourd’hui, j’enseigne, j’ai des élèves2 ; je veux les protéger, je veux qu’ils prennent un jour ma place.