Éducation des citoyens par la pédagogie de la rencontre

Kysly Joseph

p. 48-52

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Kysly Joseph, « Éducation des citoyens par la pédagogie de la rencontre », Revue Quart Monde, 247 | 2018/3, 48-52.

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Kysly Joseph, « Éducation des citoyens par la pédagogie de la rencontre », Revue Quart Monde [En ligne], 247 | 2018/3, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7561

« C’est nous, la parole et l’action de Joseph Wresinski » : cette affirmation, venant d’une personne engagée avec le père Joseph Wresinski en Haïti dans les années quatre-vingts, correspond au sous-titre de la thèse en Sciences humaines soutenue par l’auteur en 2014, à l’Université Lyon 2, et intitulée La parole et l’action de Joseph Wresinski pour une éducation à une citoyenneté de la rencontre en Haïti. De nouveaux fondements philosophiques et sociologiques pour l’éducation à la citoyenneté en Haïti. La question de départ consiste à montrer ce que la pensée de Joseph Wresinski a amené de neuf dans ce pays. Ce sujet relève d’emblée de la philosophie politique de l’éducation, puisqu’il intéresse tous les acteurs mettant en œuvre les finalités du système éducatif en Haïti.

Le Mouvement ATD Quart Monde s’est implanté en Haïti dès 1981 dans le milieu rural de Fonds-des-Nègres pour s’étendre une dizaine d’années plus tard à Martissant dans le quartier de Bidonville au sud de la capitale Port-au-Prince. Ces deux lieux, par le biais des familles membres du Mouvement ATD Quart Monde, m’ont servi de terrain d’enquête sociologique.

En effet, en 1804, Haïti a inventé une nation comme république patriotique : la première République noire et indépendante. Cependant, après plus de 210 ans d’histoire, une grande partie des « citoyens » haïtiens sont encore exclus de l’exercice de la citoyenneté. En témoignent les divers clivages tant culturels que sociaux, selon la couleur de peau, le parler français versus parler créole, ou bien entre gens de la ville et gens des campagnes dits « d’en dehors », ou tout simplement entre une « élite » économique et sociale coupée d’avec la base de la société.

J’en ai émis l’hypothèse de l’existence d’une opposition entre deux types de citoyenneté, celle vécue par les « élites » et celle vécue par la base de la société.

Pourquoi n’y a-t-il pas une citoyenneté commune ou républicaine en Haïti, bien manifeste dans un vivre-ensemble ? À quelles conditions cela peut-il changer ? Qu’est-ce qui pourra advenir de nouveau pour changer ce clivage ? Cette quête de nouveauté n’est pas sans lien avec celle de se demander […] de quelle nature sont les modalités d’interactions entre des acteurs d’ATD Quart Monde lorsqu’ils interagissent avec les autres acteurs de la société ? Est-ce par des attitudes consensuelles ou par des attitudes conflictuelles ?

Une vie partagée qui donne à penser

Cette exclusion interroge particulièrement l’éducation. […] L’enquête sociologique montre comment une communauté de pensée et d’action associe les apports de l’école et ceux de la famille, les apports de la communauté de vie ou des quartiers avec ceux des « élites » : une « citoyenneté de la rencontre ». Si bien que la pensée de Joseph Wresinski se révèle être une pensée sociale et éducative.

Cette pensée, venant d’une « vie partagée » avec les très pauvres plutôt que d’une théorie, entre en dialogue avec d’autres conceptions de la citoyenneté et de l’éducation au travers de l’idée de la rencontre. À partir du terrain haïtien, elle fraye sa place parmi les définitions établies de la citoyenneté. […]

La définition de la citoyenneté par Joseph Wresinski surgissait déjà dans un Rapport au Conseil Économique et Social de France en 1987, à partir de monographies et autres observations mûries durant de longues années de vie partagée avec les très pauvres.

« Le partenariat, nécessaire à la promotion des plus démunis mais dont ils n’ont pas l’habitude, est impossible à développer sans une volonté de la part des élus et des principaux acteurs de la vie sociale. C’est dans la mesure où ces derniers prendront les moyens de les informer, de les consulter, de recueillir leurs avis que les plus démunis expérimenteront qu’ils ont, comme tout le monde, une citoyenneté à exercer. »1

En s’appuyant sur le partenariat ou la réciprocité, non loin de Martin Buber2, il introduit un lien entre l’idée de rencontre au sens relationnel et celle de citoyenneté, « Toute relation est réciprocité »3. Il se rapporte à ce qui en tout homme lui rend la possibilité de rencontrer l’autre homme. « Je m’accomplis au contact du ‘Tu’, je deviens ‘Je’ en disant (étant) ‘Tu’. Toute vie véritable est rencontre »4. Cette approche explore plus profondément l’idée d’une rencontre, différemment de celle où l’école toute seule construirait une culture commune au sein de la diversité5. Comment l’école, pourra-elle atteindre l’ensemble des citoyens par la socialisation, loin de tout mérite ou de toute exclusive ?

Les rôles respectifs de l’école et de la famille

Cette recherche impliquée que j’ai entreprise comme volontaire permanent d’ATD Quart Monde, s’est opérée dans une approche comparative, par des entretiens individuels à la fois dans les lieux du Mouvement ATD et dans un bidonville du Nord de la capitale loin des rayons d’action du Mouvement ATD. Mais avec quelques entretiens par focused group en Croisement des Savoirs6, j’ai pu réaliser une co-écriture finale avec les membres du Mouvement ATD interagissant dans les principales activités à Bolosse Sous-Dalles dans le bidonville au sud de la capitale Port-au-Prince ; notamment celles liées au Projet de Développement Savoir et Santé qui facilite l’accès continu aux soins et à l’éducation, moyennant une dynamique de rassemblement et d’engagement.

Dans les résultats, j’ai retrouvé de manière générale l’idéal de socialisation par l’école chez les enquêtés membres d’ATD Quart Monde, à la fois de la base de la société et des élites sociales et économiques. Tous tiennent aux bienfaits de l’école, sans rejet aucun. Ils disent avoir fait le constat d’une éducation scolaire, réduite à l’instruction ou à la distribution de connaissances livresques, et qui reste toutefois nécessaire à toute ascension sociale. Ce résultat me surprend d’autant plus que les interviewés, en dehors d’ATD Quart Monde, insistent davantage sur l’acquisition des valeurs patriotiques à l’école comme finalité éducative. Ainsi, ces scolarisés, pétris du récit national, croient être les seuls formés à devenir citoyens dans la République haïtienne, même en admettant les failles du système éducatif. Toutefois nul, parmi la population interviewée, n’ignore l’apport de la famille dans l’éducation morale. Au travers du résultat de cette enquête, ne pourrait-on pas déceler le risque d’une séparation malheureuse entre école et éducation ? Par contre, la représentation de l’éducation du citoyen, chez les interviewés membres d’ATD Quart Monde, qui met davantage l’accent sur l’apport de la famille et de la communauté, risque de réduire l’école à un rôle de distributeur de connaissances uniquement.

Des observations nuancées

En ce sens, l’éducation scolaire revêt la définition étymologique d’educare, en tant que nourricière de l’esprit et dispensatrice de connaissances, tandis que l’éducation comme educere, ou apprentissage formateur, libérateur et constructeur de l’individu en collectivité, est assignée à la famille comme dernier rempart du sauvetage national. Cette dernière conception, assez répandue dans toute la population interviewée, tantôt sur le plan patriotique, tantôt sur le plan moral, n’est pas hors de tout soupçon. La défaillance du système éducatif serait-elle alors la seule responsable à la fois de l’échec de l’État ou de l’échec de la nation haïtienne au travers du clivage social séparant les élites intellectuelles et sociales d’avec la base de la société, l’évanescence des valeurs patriotiques et morales, le sous-développement du pays et la précarité économique et sociale de la majorité de la population ? Or, les résultats de l’enquête de terrain se sont révélés davantage nuancés à l’analyse.

D’abord, une nouvelle représentation de l’éducation et de la citoyenneté, dégagée des actions d’ATD Quart Monde en Haïti comme mise en œuvre de la pensée sociale et éducative de Joseph Wresinski, s’exprime en faveur de la reconnaissance de l’expérience éducative pratiquée dans les familles, en communauté villageoise ou de quartier.

L’approche pédagogique de l’éducation selon Wresinski, expérimentée dans les zones campagnardes, à « L’école La famille » de Pemel, à Fonds-des-Nègres en Haïti, de 1981 à nos jours, amène une nouveauté que Dominique Schnapper (1991,17)7 n’avait pas définitivement perçue au moment où elle affirmait que : « La nation fonde et entretient son unité en imposant une culture savante »8. En effet, avec Wresinski, l’unité de la nation trouve de nouveaux fondements sociologiques à travers la rencontre de la culture non savante de la famille, ou de la communauté des exclus, avec la culture savante de l’école. La culture de l’école, dans l’expérience de « L’école La famille », s’appuie sur celle de la famille et du milieu de vie de l’écolier. L’école n’est aucunement mise au pilori par Wresinski. Bien au contraire, il veut une école qui rencontre la famille, le milieu et la communauté de vie des élèves. Dans cette école, berceau de la citoyenneté, les parents d’élèves auront une place prépondérante dans la co-construction des savoirs, celui distribué par l’école et celui acquis dans la vie courante. Plus encore, suivent de cette rencontre toutes les retombées effectives et concrètes sapant l’existence des écoles à plusieurs vitesses, ou d’un système scolaire injuste. C’est-à-dire, l’accessibilité, l’égalité, la gratuité, la suppression des frais et des dépenses pour les fournitures classiques et autres pratiques font de « L’école La famille » de Fonds-des-nègres une pionnière de l’école gratuite en Haïti, grâce à la pédagogie de la rencontre infusée par Wresinski.

École, famille : une responsabilité partagée

Alors que notre hypothèse de recherche soupçonnait une opposition entre deux types de citoyenneté, celle vécue par les « élites » et celle vécue par la base de la société, l’étude a plutôt révélé une polarisation au lieu d’une opposition. Cette polarisation a été décrite par les interviewés en termes d’exclusion sociale, de non reconnaissance et de privation de leurs droits. Mais elle a été résolue par la base de la société dans le bidonville où se déploient les actions d’ATD Quart Monde, dans l’expérience de la rencontre des individus de diverses classes sociales. Cela a été bien montré par la co-écriture réalisée entre ces derniers dans un entretien de groupe, focused group en Croisement des Savoirs avec les membres d’ATD Quart Monde.

Ces derniers disent tous, pauvres comme moins pauvres :

  1. qu’ils prennent conscience d’être désormais nouvellement socialisés par leurs engagements dans des quartiers, alors qu’ils vivaient dans une exclusion de la communauté politique et nationale ;

  2. que, notamment pour les très pauvres, la socialisation acquise dans la communauté de vie grâce à ATD Quart Monde leur fait regagner leur citoyenneté ;

  3. que la résolution de la polarisation entre la socialisation et la citoyenneté est obtenue par l’expérience de la rencontre vécue comme reconnaissance réciproque des connaissances et comme recherche d’une compréhension commune entre les possédants et les défavorisés.

Nous avons découvert que la citoyenneté rencontre la communauté dans des conditions précises et des approches éducatives spécifiques. Une condition de possibilité pour l’exercice de la citoyenneté est la socialisation axée sur la rencontre effective entre des personnes qui se reconnaissent réciproquement détentrices de savoirs complémentaires. Ces personnes se socialisent en se rendant utiles aux autres : les riches utiles aux pauvres, et les pauvres utiles à plus pauvres qu’eux. C’est en cela que la socialisation rencontre la citoyenneté alors que ces deux concepts sont théoriquement différents. Dans ce cas précis, la communauté rencontre la citoyenneté alors que ces deux concepts sont généralement opposés ou se contrarient parfois dans d’autres réalités, d’autres contextes et d’autres pays ; en France par exemple.

Les résultats de notre recherche en Sciences de l’éducation, permettent, nous semble-t-il, de préconiser une pédagogie de la rencontre. Celle-ci vise à des finalités ayant rapport à l’éducation des citoyens. Elle est une éducation en Quart Monde. Elle fait se rencontrer l’école et la famille. Nous avons décrit ses caractéristiques telles que manifestées dans l’école de Pemel à Fonds des Nègres et dans le Projet Communautaire Savoir-Santé de Bolosse Sous Dalle.

Il n’y a donc pas lieu de considérer l’État comme le seul bouc émissaire de l’échec du système éducatif dans la construction de la nation et la formation des citoyens, mais plutôt de partager la responsabilité.

Il faut promouvoir l’éducation civique et citoyenne à partir de l’expérience éducative vécue en famille et dans la communauté de vie ou dans les quartiers.

Il faut une rencontre entre les possédants et les défavorisés. Cette rencontre nous paraît en mesure de rétablir l’unique citoyenneté à laquelle tous les fils de la nation haïtienne ont droit.

Bref, la citoyenneté de la rencontre va de pair avec l’éducation à la rencontre. C’est la rencontre, ou mieux la pédagogie de la rencontre, qui fait se rencontrer l’éducation familiale et l’éducation scolaire. La citoyenneté de la rencontre est essentiellement une citoyenneté à la rencontre et non pas une citoyenneté par la rencontre. Cela signifie que la citoyenneté enveloppe ou implique la rencontre. Il ne saurait, dans ce sens, exister une seule citoyenneté, c’est-à-dire une vraie citoyenneté républicaine pour tous les Haïtiens, sans l’expérience ou la pratique de la rencontre.

1 Wresinski Joseph, Grande Pauvreté et précarité économique et sociale, in Journal Officiel du 28 février 1987, p. 100.

2 Buber Martin, Je et Tu, Éd. Aubier, Paris, 1992.

3 Buber Martin, idem, p. 25.

4 Buber Martin, idem, p. 30.

5 Carpentier Claude, La rencontre des cultures : un défi pour l’école, Éd. l’Harmattan, Paris, 2012, 207 pages.

6 Ferrand Claude, (dir.), Le Croisement des savoirs et des pratiques, Éd. De L’atelier, Paris, 2008.

7 Schnapper Dominique, La France de l’intégration, sociologie de la nation en 1990, Éd. Gallimard, 1991, 374 pages.

8 Schnapper Dominique, idem, p. 17.

1 Wresinski Joseph, Grande Pauvreté et précarité économique et sociale, in Journal Officiel du 28 février 1987, p. 100.

2 Buber Martin, Je et Tu, Éd. Aubier, Paris, 1992.

3 Buber Martin, idem, p. 25.

4 Buber Martin, idem, p. 30.

5 Carpentier Claude, La rencontre des cultures : un défi pour l’école, Éd. l’Harmattan, Paris, 2012, 207 pages.

6 Ferrand Claude, (dir.), Le Croisement des savoirs et des pratiques, Éd. De L’atelier, Paris, 2008.

7 Schnapper Dominique, La France de l’intégration, sociologie de la nation en 1990, Éd. Gallimard, 1991, 374 pages.

8 Schnapper Dominique, idem, p. 17.

Kysly Joseph

Kysly Joseph est né à Port-au-Prince en 1963. Ancien normalien, professeur de philosophie et directeur d’école en Haïti, où il a découvert le Mouvement ATD Quart Monde en 1991. Vivant en Europe depuis 2004, il est devenu docteur en sciences humaines en 2014, après une thèse sur Joseph Wresinski à L’Université Lyon II. Volontaire permanent d’ATD Quart Monde dès 2007 en France, il fait partie de l’équipe de ce Mouvement à Liège en Belgique depuis 2014.

CC BY-NC-ND