Depuis que je lis Joseph Wresinski et que je vous écoute, je suis impressionné par la hardiesse et la profondeur de sa pensée et par l’ampleur de ce que vous avez réalisé. Pour être honnête, je n’imaginais pas le dixième de tout ce qui a été fait depuis la création d’ATD. Vous le savez, Wresinski aspirait à l’élaboration d’une approche scientifique de la pauvreté, ou de la très grande pauvreté – je voudrais revenir sur la distinction entre pauvreté et misère qui me paraît un peu trop éclipsée parfois –, et il cherchait pour cela l’appui des savants, des sociologues, des ethnologues, des historiens. Mais, en même temps, il en avait une méfiance viscérale. Par exemple, il écrivait :
« Je suis convaincu que même l’observation participante des anthropologues ou des ethnologues implique un danger d’exploitation, de déviation, de paralysie de la pensée des pauvres »1.
Ou encore : « L’université et la misère sont en principe deux univers qui ne peuvent pas se rencontrer »2.
Je vais cependant essayer de dire quelques mots pour tenter d’expliquer ce qui fait écho chez moi, à la lecture de Wresinski. En titrant ma présentation : « Joseph Wresinski anthropologue », je veux parler de l’extraordinaire proximité de la pensée de Joseph Wresinski et de Marcel Mauss, l’auteur en 1924 de l’Essai sur le don.
Joseph Wresinski, anthropologue ?
En un sens Wresinski est au niveau d’un anthropologue scientifique. Il est toutefois un anthropologue très particulier parce qu’il ne va pas à l’autre bout du monde. Sa société, il la trouve sur place. D’une certaine manière, il l’invente ou, en tout cas, il l’exhume. Il rend visible un peuple jusque-là totalement invisible. Et il le fait non seulement à la manière d’un ethnologue, « le crayon à la main », mais il va plus loin : il demande même aux « ethnologisés » d’écrire eux-mêmes, de prendre eux aussi la plume et d’écrire leur histoire. Comme les ethnologues, il reconstitue des lignages sur deux ou trois siècles si possible, avec reconstitution des lignées familiales, des croisements, des bifurcations familiales, etc. Et puis, il est ethnologue encore dans un sens plus épistémologique en ceci qu’il pose, avec une grande acuité, la question centrale de l’ethnologie – ou des sciences sociales et de la sociologie d’ailleurs, qui est de savoir comment nous rendre intelligibles, à nous autres, occidentaux modernes, la pensée, les sentiments, les affects de gens qui vivent dans un tout autre univers, qui parlent une autre langue, qui n’ont pas nos catégories mentales. Cette question, il l’a posée avec une grande acuité et il l’a résolue personnellement, comme presqu’aucun ethnologue ne le fait : parler et faire ressentir des deux côtés à la fois.
Mais, ce qui m’intéresse le plus chez Wresinski, ce n’est pas le fait qu’il ait une dimension d’ethnologue quasi professionnel, tout en étant tout autre chose par ailleurs, c’est évidemment la façon dont tout ce qu’il découvre, tout ce qu’il exprime, entre en résonance de façon étonnante avec la découverte de Marcel Mauss.
Mauss et la découverte du « don »
Quelques mots sur Marcel Mauss : il est la fois l’héritier, le neveu intellectuel d’Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie dite scientifique française. Il est lui-même considéré comme le fondateur de l’ethnologie scientifique française ; tous les ethnologues français sont ses disciples ; c’est lui qui les forme et il écrit, notamment en 1924, l’Essai sur le don que je considère comme le texte le plus important des sciences sociales, peut-être même de la philosophie.
Que découvre-t-il ? Pour résumer le plus fondamental, on pourrait dire ceci : il découvre que les sociétés archaïques, premières – vous les appelez comme vous voudrez – ne reposaient pas sur le donnant-donnant, sur le troc, sur l’échange. Bref, pas sur un contrat, alors que toute la pensée moderne depuis Hobbes pense la société comme le résultat d’une sorte de contrat généralisé. Elles reposaient, nous dit Mauss, sur ce qu’il appelle la « triple obligation de donner, recevoir et rendre ». Autrement dit, la triple obligation de se montrer généreux, d’afficher sa générosité. Est-ce réellement de la générosité ? En tout cas, il y a obligation sociale d’entrer dans ce registre de la générosité.
Que veut dire Mauss en utilisant ce mot, de « don » ? Pour lui, comme pour Wresinski d’une certaine façon, le don, ce n’est ni l’altruisme radical ou la charité, encore moins le sacrifice, et ce n’est pas non plus le masque de l’échange intéressé, le masque du désir d’accumulation économique. C’est quelque chose qui se situe dans cet entre-deux, assez complexe et qu’on va essayer de cerner.
La théorie du don éclaire l’action humaine : première leçon de Mauss
Une théorie des mobiles de l’action humaine. Un des grands défis de notre temps est de nous débarrasser de la pensée néolibérale, qui repose sur le postulat que le mobile unique de l’action humaine, c’est la recherche de l’intérêt individuel. On dira que ce qui ne repose pas sur cet intérêt individuel est un simulacre. Mais ce que montre Mauss, au contraire, c’est qu’il existe bel et bien quatre motifs de l’action, organisés en deux paires :
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L’intérêt pour soi : Nous sommes bien évidemment des êtres intéressés, à notre survie, notre conservation, par exemple.
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L’intérêt pour autrui, ou « aimance » : cet intérêt pour autrui vient dès les premiers jours de notre vie, il est tout aussi constitutif de notre être que l’intérêt pour soi.
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Une part d’obligation, qu’elle soit physique ou morale, liée à ce qui doit être fait.
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Une dimension de liberté ou de créativité dans la manière de faire face à ses obligations.
Pour Mauss, il faut en permanence que ces quatre motifs s’entrecroisent, sinon les relations sociales s’enrayent. Si l’on est que dans l’intérêt pour soi, ce sera la lutte de tous contre tous ; si l’on est que dans l’intérêt pour autrui, on entre dans une dimension sacrificielle ; si l’on est que dans l’obligation sociale, tout sera formalisé, ritualisé et on ne créera rien ; si l’on n’est que dans la liberté, on va entrer dans une logique d’actes gratuits qui n’auront plus aucun sens.
Il faut donc combiner ces quatre mobiles, et c’est très largement ce que Wresinski fait, me semble-t-il. Plus précisément, il se donne pour mission d’aider ceux qu’il entend sauver à sortir du seul intérêt pour soi et de la rivalité de tous contre tous pour la survie, ou de la nécessité dans laquelle ils sont plongés, la nécessité à la fois physique et sociale, pour accéder à l’aimance, à l’intérêt pour autrui, et puis surtout à la liberté et à la créativité. C’est pour cette raison qu’il insiste aussi fortement sur l’importance de l’école, l’importance du rapport à l’art, etc. Il faut faire de ceux qui sont soumis à la nécessité, qui restent dans la lutte de tous contre tous, des accédants à la dimension de créativité artistique et cognitive.
Le don est lié à la reconnaissance : deuxième leçon de Mauss
Le don est un opérateur de reconnaissance. C’est à travers le don que s’opère la reconnaissance entre les sujets humains3. Ce que ça implique, et c’est aussi une idée centrale de Wresinski, c’est que les êtres humains ne sont pas avant tout des êtres de besoin. Même si ces besoins existent et sont parfois très pressants, nous sommes surtout animés par le désir d’être reconnus, par un désir de reconnaissance.
Reconnu, mais par qui, à quel titre, pourquoi ? Dans toutes les sociétés traditionnelles, la valeur qui est attribuée au sujet humain est très exactement proportionnelle à la capacité de donner qui leur est reconnue. Et c’est là où Wresinski entre en une résonance extraordinaire avec Mauss puisque tout son combat est un combat pour refuser d’imposer aux plus pauvres la position de seul receveur et pour les faire accéder à la position de donateur parce que c’est uniquement comme cela, pense-t-il, qu’ils seront reconnus dans leur pleine dignité humaine.
Je cite le texte sur le partage de Wresinski :
« Pour terminer une simple phrase qui sera le leitmotiv de notre réflexion, il est bien plus agréable et bien meilleur de donner que de recevoir. Recevoir, à la longue, devient une honte. Donner est toujours une promotion parce que le don est un partage d’amour et d’honneur »4.
Le message est simple : ce qui définit la misère et la démarque de la pauvreté, ce n’est pas la pénurie de moyens matériels mais bien l’incapacité, ou plutôt, l’interdiction qui est faite aux plus démunis, de donner.
Les deux faces du don
Ce thème du lien entre don et reconnaissance d’une dignité et d’une valeur humaine, on peut y insister encore plus, ce sera mon troisième point, en rappelant un petit texte de Mauss tout à fait fascinant, qui existe en complément de l’Essai sur le don, qui s’appelle : Gift. Gift veut dire « don » en anglais. Dans les langues germaniques, dont l’anglais est issu, c’est le même mot, gift qui désigne à la fois le « don » et le « poison ». Ce n’est pas un hasard étymologique, puisqu’on retrouve la même ambivalence en grec ancien avec dosis, à la fois don, et dose de produit qui peut tuer, ou pharmakon, médicament ou poison. La même chose est vraie en latin avec potio, d’où viennent à la fois potion et poison.
Pourquoi cette proximité du remède et du poison dans le don ? Parce que, comme le montre Mauss, et qui trouvera un puissant écho chez Wresinski, le don, lorsqu’il n’est pas susceptible de déboucher sur une véritable réciprocité, est un instrument d’asservissement et de domination, voire de meurtre, parce qu’on abat son honneur qui va de pair avec la capacité de donner. Ainsi, selon la manière dont il est fait, le don peut être la meilleure ou la pire des choses, et pourtant, c’est lui qui nous rend profondément humain, il nous est vital.
Le don est une question politique fondamentale
Il faut savoir reconnaitre les contributions sociales de Wresinski et d’ATD Quart Monde dans son sillage, qu’aucun parti politique n’aurait seul pu réaliser5. C’est que les partis défendent des intérêts d’une catégorie de population. Ils veulent en quelque sorte étendre ces intérêts spécifiques pour les faire passer pour les intérêts de tous, dans une sorte de fausse universalité. Ce qui est intéressant dans le cadre d’ATD, c’est qu’il y a à la fois les intérêts d’une catégorie, ceux des démunis, mais qu’ils sont en même temps les plus universalisables de tous.
Prenons John Rawls, philosophe politique et auteur en 1971 de Théorie de la justice. Son idée fondamentale est la suivante : pour définir ce qui est juste au sein d’une société, il faut raisonner à partir du point de vue des plus démunis. Est juste ce qui améliore leurs conditions de vie. Le problème est que Rawls n’a jamais défini qui étaient ces « plus démunis », tandis que dans la pensée de Wresinski, on a un critère assez clair : ce sont ceux à qui il est interdit de donner, et ne peuvent entrer dans le cycle don/contre-don.
Qui plus est, étymologiquement, « démuni » renvoie, là encore, à la question du don. Munus, d’où vient communauté par exemple, désigne le don que l’on doit faire obligatoirement en raison de sa position sociale. Une communauté, c’est l’ensemble de ceux qui partagent des obligations de don réciproque. Le « démuni » est alors celui qui ne peut pas entrer dans cette communauté, exclu de l’obligation de donner, privé d’avoir à qui donner. Or, le combat d’ATD Quart Monde, rendre visible la situation des plus démunis et faire entendre leur voix, est un combat très fort, aussi sur le plan symbolique. C’est pour cela qu’il peut être entendu par ceux qui ne sont pas immédiatement concernés : parce que cette situation d’extrême misère définit les limites de l’humanité au-delà desquelles nous avons tous peur de tomber, puisque l’humanité est définie par sa capacité à donner. Et ce combat a vocation à se généraliser puisque, même sans mentionner les problèmes liés aux changements climatiques, on voit que les avancées technologiques (robotisation, intelligence artificielle), rendront économiquement inutile une partie toujours plus importante de l’humanité, qui à son tour deviendra « démunie ».
Un ajout à donner‑recevoir‑rendre : demander
Un dernier point enfin, pour avancer un peu au-delà des formulations de Mauss lui-même. Wresinski dit : « Il est plus important de donner que de recevoir »6. C’est vrai, et ce n’est pas tout à fait vrai non plus, parce qu’on pourrait se dire que, finalement, le véritable donateur, dans une relation de don contre-don, c’est celui qui accepte de recevoir. Et ce n’est pas seulement celui qui accepte de recevoir, c’est aussi celui qui accepte de demander (s’il est capable lui aussi de donner). Il faudrait donc compléter la triple obligation (donner-recevoir-rendre) qui ne peut pas fonctionner sans une demande initiale, parce que si on donne sans demande, le don tourne à vide, il n’a pas de sens. Il y a donc le cycle qui crée l’alliance entre les hommes : demander-donner-recevoir-rendre. Mais il n’existe que sur fond de son opposé, qui crée la séparation : ignorer l’autre, prendre, refuser de rendre, garder.
Il me semble que Wresinski et Mauss convergent vers deux conclusions simples. Premièrement : le véritable don, c’est le don qui est fait à l’autre de la capacité de donner et c’est ce que Wresinski a compris de manière admirable. Deuxièmement, aussi bien Mauss que Wresinski, ont une conception strictement politique du don : le don est un opérateur politique ; c’est lui qui crée une alliance, une communauté, une société ; c’est un opérateur de reconnaissance et donc un opérateur d’identité (on donne à partir de qui on est, de nos intérêts). Ainsi, c’est un opérateur politique, avant même d’être de l’ordre de la charité et de la compassion, de l’altruisme.