1er février 1954 : « Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu ! »1
31 mai 1990, une loi décide que « Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation. Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir ».
5 mars 2007, une autre loi précise que « Le droit à un logement décent et indépendant (…) est garanti par l’État à toute personne qui, résidant sur le territoire français de façon régulière et permanente, n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir ».
27 juillet 2017, « “Je ne veux plus (…) avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus” déclare le Président de la République. Une promesse à la hauteur de la gravité de la situation d’un pays qui comptait 143 000 personnes sans domicile fixe en 2012 selon l’Insee, soit une progression de 50 % sur 10 ans »2.
21 février 2018, « Combien de SDF dorment dans les rues de la capitale ? 2 952, répond la ville de Paris. Ce chiffre provient du recensement des sans-abri réalisé par la mairie dans la nuit du 15 au 16 février. »3.
L’hébergement : salle d’attente du logement
Incapacité à loger tout le monde, absence de réel progrès quantitatif : quel est ce mal que ni la ténacité d’une des personnalités préférées des Français, ni les lois votées par notre Assemblée Nationale, ni la volonté d’un Président ne peuvent éradiquer ?
L’État ne peut garantir un toit à tout le monde, à tout instant, en tout lieu. Les accidents de la vie, mobilités contraintes, décohabitations brutales, flux migratoires émaillent notre quotidien, alors que trois à sept années s’écoulent entre la décision de lancer une opération de logement social et la mise à disposition des appartements. Un sas préalable à l’accès au logement est nécessaire : l’hébergement, qui désigne à la fois un objet physique (le lieu) et une action (l’accueil)4.
Face aux besoins de la reconstruction, on construit dès 1945 les cités d’urgence, 100 000 habitations provisoires destinées aux réfugiés, du provisoire qui va durer parfois plus de vingt ans. Ce furent ensuite les cités de transit, notamment destinées à sortir des bidonvilles les travailleurs immigrés, puis les centres d’hébergement et de réinsertion sociale et d’autres types de structures d’attente d’un logement.
Le secteur de l’hébergement, au départ simple salle d’attente du logement, est aujourd’hui un édifice complexe à plusieurs étages :
Au rez-de-chaussée, on trouve l’hébergement d’urgence. En 1994/95, un « SAMU social » est créé dans 30 villes françaises.
« L’hébergement d’urgence répond à une nécessité de mise à l’abri immédiate, que celle-ci résulte d’une demande spontanée ou d’une proposition. Il se caractérise par une durée d’hébergement la plus courte possible »5.
Pour faire face à la « demande » croissante, le recours à l’hôtel s’est progressivement imposé. 40 000 personnes en familles, dont plus de 20 000 enfants, sont ainsi hébergées en 2017 à l’hôtel en Île-de-France, pour des durées de séjour parfois longues.
Au premier étage, se situe l’hébergement traditionnel, héritier de cités de transit et autres foyers, avec notamment les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale.
Au second, on trouve le domaine du « logement accompagné », constitué des pensions de famille et des résidences sociales, dont l’objectif est de favoriser la vie autonome des personnes.
Le secteur du logement social de droit commun constitue le troisième étage de cet immeuble virtuel, destination finale, au pays du droit au logement, de toute famille résidant sur le territoire français de façon régulière et permanente6.
Un système hypertrophié et complexe
Ainsi, la salle d’attente prend des allures de hall de gare où certaines familles peuvent attendre des années sans pouvoir prendre de train. Pour la seule Île-de-France, on compte fin 2017 83 717 places d’hébergement7. Une autre difficulté réside dans le sous-dimensionnement de la politique d’asile, qui entraîne un report de population sur l’hébergement d’urgence.
Système hypertrophié, complexe, multi facettes et géré par de multiples acteurs, l’hébergement coûte très cher : « Un pognon de dingue »8 ! Plus de 250 millions d’euros ont été dépensés en nuitées d’hôtel en 2017 en Île-de-France, sur un total de dépenses d’hébergement de 900 millions d’euros.
Système saturé, qui rend les pouvoirs publics inaptes à faire face aux situations exceptionnelles, telles les flux de migrants à travers l’Europe. L’arrivée de quelques milliers de sans-abri prend alors des allures de drame national, avec toujours l’angoisse politique de dépenser « trop » pour ces « pauvres » souvent « étrangers », voire « en situation irrégulière ».
Et la seule réponse possible à court terme, la création de nouvelles places d’hébergement, est saluée comme une bonne nouvelle, alors qu’elle reflète en réalité notre incapacité à faire entrer le droit au logement dans les faits.
Pour tenter d’éclairer cette situation, il faut examiner les flux annuels de familles et de personnes : l’hébergement étant une situation temporaire, sa capacité à accueillir des familles est directement proportionnelle à leur durée de séjour moyenne. Schématiquement, diviser par deux la durée de séjour dans un centre d’hébergement revient à doubler sa capacité d’accueil, sans couler une tonne de béton ni dépenser un centime. Il faut donc, sur une année, examiner les « entrées » et « sorties », en logement social et en hébergement. On choisit comme référence l’année 2016 en Île-de-France, marquée par un pic migratoire.
Côté logement social :
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on compte 1 245 000 logements sociaux au 01/01/2016 ;
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les nouvelles constructions et les rotations du parc ont permis à 83 700 familles d’accéder à un logement social ; parmi elles :
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3 175 soit 3,8 % étaient issues de l’hébergement (elles passent donc directement du premier au troisième étage), représentant 7 320 personnes9, libérant autant de places pour de nouveaux arrivants ;
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4 959 soit 5,9 % étaient issues du logement accompagné (passant donc du second au troisième étage), pensions de famille et résidences sociales, représentant 10 578 personnes et libérant des logements accompagnés pour de nouvelles familles sortant de l’hébergement (et pouvant alors passer du premier au second étage, libérant des places pour les familles du rez-de-chaussée).
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Côté hébergement :
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on compte 33 990 entrées dont 16 700 non migrants et 17 290 migrants, accueillis en CHRS, hôtels, places hivernales etc. ;
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et 22 500 sorties vers le logement accompagné, le logement social (voir ci-dessus) et le dispositif Solibail10 ;
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avec la création de 11 490 places nouvelles11.
Ces chiffres sont éloquents : la seule question est la volonté politique d’intensifier le passage de l’hébergement au logement afin d’éviter le gonflement sans limites de l’hébergement. En instituant une règle de 10 % des attributions de logements sociaux à des familles sortant de l’hébergement, on créerait en Île-de-France de façon immédiate 20 000 nouvelles places d’hébergement12, soit exactement le nombre de nouvelles entrées en CHRS en 2017. Et en allant plus loin, on pourrait rapidement réduire le nombre de places d’hébergement en Île-de-France.
Un logement social difficilement accessible
Mais il est difficile pour les plus pauvres d’entrer dans le logement social13, c’est pourquoi la loi Égalité et citoyenneté avait prévu, en 2016, un quota de 25 % d’attributions de logements sociaux hors des quartiers politique de la ville (QPV) destiné aux ménages appartenant au premier quartile de revenus parmi les demandeurs, et aux ménages relogés dans le cadre de l’ANRU14. Ce taux, bien que raisonnable puisqu’il permet simplement de ne pas défavoriser les ménages les plus pauvres, n’est pas encore atteint dans la plupart des régions malgré les efforts des opérateurs et la pression constante de l’administration. Il n’est que de 18,7 % pour la France entière, et plonge à 14,1 % en PACA15 et même 11,1 % en Île-de-France16.
Pourquoi, malgré une analyse du problème partagée, une volonté politique affirmée et des bailleurs sociaux en grande majorité d’accord pour accueillir les plus pauvres, le dispositif ne fonctionne-t-il pas ?
La réponse se trouve dans l’écosystème financier du logement social. La Cour des Comptes, l’ANCOLS, l’ONPES, le HCLPD17 l’ont expliqué : le modèle de calcul des loyers du logement social interdit, en zone tendue et singulièrement en Île-de-France, l’accès des plus démunis au logement social. Les loyers sont trop chers pour les pauvres. Pour entrer dans un logement social, il faut être suffisamment riche pour financer le « reste à payer » après prise en compte de l’Aide Personnalisée au Logement (APL). Et ce reste à payer peut être élevé, car le loyer établi par le bailleur social est dans 80 % des cas supérieur au loyer théorique qui sert au calcul de l’APL, sans même parler des charges.
Le HCLPD l’a également souligné :
« L’hébergement se caractérise par un manque de fluidité, et de nombreuses personnes, se trouvent “bloquées” dans les structures, et notamment les personnes disposant de ressources insuffisantes au regard des loyers pratiqués dans de nombreuses villes »18.
Plus de 525 000 personnes (selon la Cour des Comptes), condamnées à perpétuité à l’hébergement et au provisoire, ne se voient jamais proposer de logement, ou sont refusées par les commissions d’attribution des bailleurs. Où sont-elles ? Dans le parc privé, à des taux d’effort de 50 % ou plus (pour des conditions de logement souvent très inconfortables, sinon indignes), à la rue ou… dans des centres d’hébergement !
C’est pourquoi on peut comparer les Pouvoirs Publics à un pompier pyromane, qui décide régulièrement d’augmenter les places d’hébergement pour accueillir des familles auxquelles il interdit, de fait, l’accès à un vrai logement.
Pour en sortir, il faut produire plus de logements sociaux, mais des logements sociaux véritablement accessibles à tous. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, et seul un Grenelle des loyers remettant à plat l’écosystème financier inventé par Monsieur Barre19 en 1977, pourra remettre le système à l’endroit afin que l’hébergement cesse d’être le ghetto des relégués économiques du logement social.