Nous sommes dans une petite rue de Paris. Auparavant circulée, le travail d’une association, avec l’appui de la mairie d’arrondissement, a conduit à en enlever les voitures, facilitant à la fois les parcours des passants, l’installation des coiffeurs africains qui, dès les beaux jours, mettent leurs chaises dehors, et bien sûr la vie des résidents. Des fosses ont été créées qui accueillent une végétation assez abondante. Des fêtes, des manifestions culturelles ont participé à rendre la rue vivante et accueillante.
Au bout de la rue : un porche.
« De plus en plus de gens consomment de l’alcool et jouent à des jeux d’argent, écoutent de la musique à fond, sous le porche donnant sur la rue (…), nous avons fait installer des plantes et des carrés de verdure qui sont saccagés car la plupart des joueurs pissent dedans sans aucune gêne. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de leur faire remarquer que ce n’était pas très civique, mais ils n’en ont rien à faire et deviennent même agressifs. »
Une longue histoire…
Une longue histoire en fait, qui a commencé il y a plusieurs années quand une vingtaine de SDF dormaient chaque soir l’un contre l’autre et y restaient la journée. Ils se querellaient souvent, en particulier sous l’emprise de l’alcool, couvraient le sol de matelas souillés, laissaient leurs détritus sur place, offraient aux adultes et aux enfants se rendant à l’école un spectacle peu amène. Les voisins, en général bienveillants avec les SDF, ont peu à peu vu avec de plus en plus de difficultés cette occupation de l’espace. Les pouvoirs publics et la police ne pouvaient intervenir que lorsqu’il y avait délit flagrant, la maraude a inscrit le lieu dans ses parcours quotidiens, le nettoyage du porche par les services municipaux ne s’est plus fait que de temps en temps, lorsque c’était possible. Bien que tout le monde ait agi avec sérieux et bonne volonté, la situation est devenue intenable pour tous : SDF, résidents et passants. La solution, au moins pour la vie locale, est finalement venue de travaux de rénovation de l’immeuble qui ont conduit à fermer une moitié du porche. Il restait bien alors quelques SDF mais qui étaient acceptés sans difficulté.
Les travaux finis et le porche libéré, une vague d’occupants nouveaux est venue s’installer : des migrants. Les conditions d’hygiène n’étaient guère meilleures, 25 personnes dormant côte à côte sous la seule protection du porche. La bienveillance des voisins et passants s’est une nouvelle fois exprimée : apport de nourriture, de vêtements, don d’argent… Des poubelles ont été installées, des accords ont été passés avec les migrants pour qu’ils plient les couchages et autres cartons durant la journée. Ils n’étaient que de passage, en route vers ailleurs. Au gré des hésitations des politiques publiques à l’égard des migrants, le porche se remplissait ou se vidait un peu.
Et puis de nouveaux SDF sont venus qui ont servi de repoussoir aux autres occupants. Au début, la vie se passait correctement. Il y avait bien la consommation d’alcool liée à la présence de débits de boisson, les cris et les bagarres parfois la nuit, la discrète vente de drogue, l’odeur persistante d’urine. Mais le nombre des dormeurs ne dépassant pas deux ou trois, les collectivités, avec la police et l’association, « géraient » une situation subie et en partie acceptée. Jusqu’à aujourd’hui.
« … Dimanche alors que je revenais chez moi avec mon petit garçon et ses huit copains d’anniversaire, le type s’est mis à hurler dans une langue étrangère sur les enfants qui étaient tétanisés, le tout en faisant mine de les taper. Et ce matin c’est à moi qu’il s’en est pris alors que je sortais de chez moi vers 8 h 30, il s’est approché brutalement en me hurlant dessus. J’ai eu la peur de ma vie. Et s’il avait un couteau ? Comment faire pour amener mes enfants à l’école chaque matin ? Pas le choix que de passer par là : le type a posé son matelas littéralement devant la porte. Ça devient trop violent et trop angoissant. »
Il faut admettre que l’on ne peut plus continuer ainsi. Malgré toute la bienveillance dont on peut faire preuve, il n’est pas acceptable que des gens n’osent plus passer en bas de chez eux, que des enfants soient agressés et confrontés à un tel spectacle. Le lieu est au sens propre occupé, pris en possession au détriment de ceux qui ont droit à un usage démocratique de l’espace public.
Un phénomène largement répandu
Ce récit ne prétend pas que le porche est le seul endroit à problèmes au monde. Il n’entend pas non plus passer sous silence la souffrance de gens contraints à dormir dehors, sans aucune commodité, dans le froid et la violence et dans une situation personnelle dégradante. Il souhaite mettre l’accent sur certains des enjeux soulevés par un phénomène qui touche bien des gens et des espaces et n’est pas prêt de se tarir. Il est l’expression du double point de vue d’un habitant citoyen impliqué dans son quartier (à l’heure actuelle président de l’association regroupant des habitants impliqués et des acteurs de la rue) et d’un professionnel urbaniste travaillant depuis de longues années dans le domaine de la ville, depuis le quartier des Minguettes à Vénissieux jusqu’à Bordeaux, Saint-Denis ou Montpellier en passant par Naples ou Copenhague.
Le premier constat est la dimension politique du problème. Il existe des initiatives publiques ou associatives pour venir en aide ou accompagner les SDF ou les migrants. Reste que l’on a du mal à comprendre comment nos sociétés riches et sophistiquées (il suffit de les comparer avec d’autres pays dans le monde) ne parviennent pas à trouver des solutions opérantes. Une question d’argent ? Quoiqu’on en dise il existe des budgets dans les villes. Mais la question est de savoir à quoi ils sont utilisés. La plupart du temps, une ville investit dans des routes, des équipements sportifs ou culturels… Elle a beaucoup plus de mal à gérer son territoire ou la vie sociale.
Dans un cas il suffit de prendre un terrain libre, de fabriquer un programme pour l’avenir (une médiathèque par exemple) puis de solliciter un architecte et de réaliser le bâtiment. Cela prend, en tout, le temps d’un mandat électoral. On peut alors revendiquer une action concrète, que l’on aura su conduire, dont on aura possédé la technicité, qui aura généré peu de débats et de contradictions.
Dans un deuxième cas, il s’agit de travailler sur la vie sociale, avec un matériau, les gens, qui ne rentre pas dans des approches formatées, qui induit des conflits et nécessite, pour agir, de travailler forcément avec d’autres. Déjà, dans les années 80 et 90, on savait, de l’expérience acquise dans les interventions sur les grands ensembles, que l’on ne pouvait se satisfaire de mobiliser une seule discipline et se contenter de percer une rue, de réhabiliter un immeuble. Il fallait, pour espérer avoir un impact positif sur un quartier et sur la façon dont il était vécu, agir avec ceux qui avaient en charge l’éducation, avec la police, les associations de quartiers… Il fallait que les habitants eux-mêmes puissent s’exprimer et agir. La transformation ne concernait pas seulement la dimension physique mais également ce qui fait ville, quartier ou lieu, c’est-à-dire les gens qui habitent les territoires et la manière dont ils les vivent. C’était il y a plus de vingt ans.
Des politiques inadaptées aux besoins
Malheureusement, la tendance actuelle des collectivités n’est pas à renforcer leur capacité à agir sur l’existant dans sa complexité. En effet, les politiques conduites la plupart du temps visent à continuer à investir tout en s’attachant à diminuer au maximum ce qui ressort de la gestion. On trouve derrière des raisons financières d’équilibre budgétaire mais aussi le fait que gérer fait appel à l’humain, ce qui se révèle plus complexe que d’appliquer une technicité sur des pages blanches. Or le sujet des SDF, impliquant la dimension du soin, ne peut faire l’impasse du recours à des actions publiques, fussent-elles complétées par des initiatives privées. Il montre alors crûment les contradictions dans lesquelles nous sommes. Il faudrait plus d’implication sociale face à des problèmes qui croissent mais les moyens sont en diminution. À noter que la dimension en partie internationale du sujet n’augure guère d’une amélioration locale naturelle. Une question alors se pose : une collectivité doit-elle nécessairement se développer dans de nouveaux projets, sur de nouveaux territoires ou ne peut-elle mettre son énergie sur une meilleure gestion de ce qui existe déjà ? Il s’agit là d’un choix politique, d’un choix de société qui pourrait bien être de nouveau entendable eu égard aux préoccupations environnementales. Une ville moyenne qui a vu son centre se vider doit-elle construire un nouvel équipement, un rond-point, ou s’attacher à répondre aux problèmes de pauvreté et de citoyenneté en luttant contre la désertification de son cœur grâce à une approche innovante du logement ? Ces propos invitent, dans chaque situation, à élaborer une stratégie adaptée et à ne pas succomber aux sirènes de l’application de recettes banalisantes et inopérantes.
Car les questions urbaines et sociales ne peuvent se satisfaire de slogans et, pour agir, la bonne volonté ne suffit pas. En ce sens, la présence de SDF interroge directement l’efficacité et du coup aussi l’organisation des acteurs publics. Tel service aura la possibilité de balayer le trottoir mais pas le porche pourtant passage public. Les services sociaux, souvent en sous-effectifs, ont d’autres tâches plus urgentes. La situation sous le porche est instructive en ce qu’elle montre les carences en termes de coordination et parfois de fonctionnement d’une ou de plusieurs collectivités. On pourrait au moins améliorer la situation si l’on ne peut régler totalement le problème, s’agissant de vies avec leurs difficultés. Mais rien que cela procède du parcours d’obstacle dont il n’est pas dit du tout qu’il y aura une ligne d’arrivée. D’où les témoignages rapportés ci-dessus : tout le monde s’accorde à ce qu’il faille trouver des solutions qui s’avèrent introuvables. Le rôle du politique est alors, au-delà des raisons légitimes que chaque acteur invoque, de rappeler que la situation est insupportable et qu’il faut l’améliorer. Il existe des solutions efficaces sur lesquelles, pour l’instant, nous avons buté pour des questions de valeurs : « empêcher ». Éviter que l’on s’allonge et pour cela utiliser des obstacles, voire même fermer de nouveau le site. Cette solution fréquente, souvent même pour que l’on ne s’assoit pas, est en effet un marqueur de l’inhospitalité à l’égard de ceux qui sont en marge et qu’ainsi l’on cache.
Comment cohabiter ?
Reste que pour l’heure les problèmes demeurent entiers et qu’il existe une réalité qui est comment cohabiter. La première des nécessités est de combattre une situation anormale avec efficacité et humanité. Mais il faut aussi entendre le point de vue d’habitants, à l’origine bienveillants mais qui ne supportent plus les odeurs d’urine, la saleté, le danger parfois qu’ils courent dans un tel contexte. Porter un jugement moral sur eux qui, chaque jour, souffrent de vivre dans de telles ambiances, est injuste. Car porter un regard bienveillant sur le SDF qui habite dans la rue d’à côté ne mange pas de pain, lui donner une pièce non plus. Mais tenter de participer à la résolution des problèmes qui l’ont amené là, le font rester là, est beaucoup plus compliqué.
Déjà il est bon d’en partager la difficulté même, premier pas vers une possible cohabitation entre lui et le quartier. Favoriser la compréhension réciproque entre acteurs et occupants peut faire émerger un certain degré d’acceptation ou dessiner les contours, sinon de solutions possibles voire d’aménagements. Ainsi les migrants qui « rangeaient » le matin leurs matelas ou les habitants qui de temps en temps apportent de la nourriture. Chacun naturellement a la liberté de trouver son propre mode d’implication, dès lors qu’il se sent concerné. Mais des passerelles, des relais, des langages communs peuvent faciliter l’échange et le partage de la complexité des situations, ils peuvent permettre d’exprimer les points de vue, de les entendre, d’imaginer des pistes de solutions. Chacun est alors en mesure de percevoir que tout ne dépend pas de la puissance publique mais implique tous, oblige tous, condition pour éviter les raccourcis faciles, les propos démagogiques. Des passerelles possibles ? Des associations, des rencontres avec des acteurs publics, des discussions, des engagements, des évaluations… toutes initiatives donnant la possibilité de ne pas rester dans un constat isolé mais d’aller vers les autres pour construire avec eux des solutions.
Que font l’urbanisme et l’urbaniste dans tout cela ? Le point de vue ci-après est personnel. Il exprime une certaine vision de la discipline et fonde la manière d’exercer la profession qui s’y rapporte.
Nécessité d’un urbanisme engagé pour une société sans exclusion
Une première façon de faire l’urbaniste est de défendre la nécessité que les villes ne se contentent pas de courir après ce qui est nouveau mais prennent soin, améliorent ce qui est déjà là. On a parlé des grands ensembles, il est commun de se préoccuper des secteurs historiques, mais tous les quartiers sont des lieux de vie, qu’ils soient prestigieux ou populaires, anciens ou récents. Un exemple d’initiative est l’attention portée, à l’échelle de villes ou d’agglomérations, aux espaces publics comme lieux de fonctions urbaines et comme lieux de vie (Lyon, Copenhague, Bordeaux, Saint-Étienne…). Un autre exemple est la mise en place des « Plans d’Actions de Quartiers », stratégies d’actions coordonnées pour améliorer les secteurs existants en traitant des espaces publics, des écoles, des transports, de l’habitat, du commerce, des équipements… Ils sont élaborés à partir de l’écoute de ceux qui les vivent, de leur travail collectif enrichi de l’implication des techniciens. Les élus y exercent la responsabilité de donner les grandes orientations, de vérifier que les projets avancent bien et d’arbitrer quand il y a divergence de points de vue (Périgueux, Montpellier). Une autre approche, complémentaire, consiste à améliorer des territoires en s’appuyant sur leurs qualités humaines, patrimoniales ou économiques et en impliquant leurs forces vives dans une transformation qui traite de manière coordonnée tous les sujets à la fois, y compris l’organisation et la gestion (le centre-ville de Saint-Denis, les Minguettes à Lyon, le centre de Périgueux…). Dans chaque cas le rôle de l’urbaniste est d’accompagner les acteurs et élus dans la recherche d’améliorations et de fonctionnements nouveaux, plus adaptés à la vie contemporaine. Il est aussi de conseiller les collectivités dans l’implication des publics ou l’organisation du pilotage des projets. Cette tâche n’est donc en rien une position autiste ou de démiurge mais se conçoit en lien avec les politiques, les organisations, les acteurs.
Il ne s’agit pas de toujours chercher autre chose qui adviendrait mais de travailler sur ce qui est, la ville, ses quartiers, ses espaces, ses usages, sa vie sociale, sans être à la recherche toujours de la nouveauté de crainte ou par incapacité à affronter le réel. Le but n’est pas de construire une ville nouvelle idéale mais d’améliorer la ville existante, d’en prendre soin telle qu’elle est, de faire que l’on y vive plutôt mieux. Le métier d’urbaniste ainsi pratiqué est l’engagement de quelqu’un qui ne travaille pas seulement sur les formes physiques ou les fonctions mais aborde aussi la matière sociale et politique, utilisant les transformations physiques comme leviers de transformation sociale et politique, au service des gens et des territoires. Cette façon de faire est plus complexe que de partir d’une feuille blanche, elle n’occulte pas les contradictions, les conflits, les humains en société. Elle demande plus d’implication, plus de temps, plus de collaboration avec d’autres.
Elle est à ce titre en contradiction totale avec les politiques telles que les Trump, Bolsonaro et autres dictateurs à la mode contemporaine entendent mener, qui n’ont aucun égard envers l’action publique et se moquent de la complexité du réel. Ils vendent des recettes, des processus faciles, des raisonnements simplifiés qui, pour un professionnel, augurent mal des résultats à venir. Pour une personne soucieuse de la vie en société, elles témoignent à la fois de mépris pour ceux qui ne sont pas des « gagneurs » et du fait que la justice, l’humanité ou le soin sont à leurs yeux des mots sans valeur.
En ce sens, l’urbain comme la politique impliquent l’engagement, une certaine forme de combat pour un type de société dans lequel la bienveillance n’est pas un gros mot.