L’influence de la pensée Wresinski

Paul Bouchet

p. 45-49

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Paul Bouchet, « L’influence de la pensée Wresinski », Revue Quart Monde, 250 | 2019/2, 45-49.

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Paul Bouchet, « L’influence de la pensée Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 250 | 2019/2, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8018

Avec cet extrait de son intervention au Colloque Joseph Wresinski à Sciences Po Paris (17-19/12/2008), nous rendons hommage à ce lutteur infatigable.

Tout militant1 se doit évidemment d’être infatigable, ce qui ne veut pas dire que, parfois, il ne peut pas paraître fatigué. Je veux donc tenter de relever une fois de plus ce défi, avec un immense bonheur d’avoir une telle rencontre avec ceux et celles qui sont à cette table et tous ceux qui sont dans l’assistance. Au bout d’une longue vie, on s’interroge sur ce qui fut le meilleur, sur ce qui fut moins bon, sur ce qui fut médiocre. Je crois qu’effectivement, derrière ce beau mot de militant, il y a la capacité de répondre autrement que sur un plan théorique ou idéel aux défis de la vie et de la société. Pour ma part, j’avais seize ans en 1940, vingt en 1944, et je vais en avoir quatre-vingt-cinq. J’ai donc connu la période qui a précédé la Déclaration universelle des droits de l’homme, ces temps de la barbarie à laquelle il est fait référence dès le Préambule, et j’ai vu cet appel que l’on a lancé en faveur d’un monde où les hommes seraient libérés de la terreur et de la misère. Il fallait rappeler que j’ai vécu cela. Comment un être humain tout simple a-t-il pu vivre ces événements ? Et qu’est-ce que lui a apporté la rencontre, non pas tant avec la personne (car ce fut très bref en ce qui me concerne), mais avec la pensée de Joseph Wresinski ? C’est de cela que je voudrais témoigner simplement, à travers ma personne, en laissant de côté les faux orgueils et les fausses humilités.

Dans toutes les collectivités, on repère des gens qui ont la faculté de s’agiter plus ou moins : agitation, propagande… Très bien. Mais militer, ce n’est pas cela. Il y a des heures où l’on se trouve face à l’inacceptable. Et il y a des gens qui savent reconnaître que, face à l’inacceptable, le temps du discours est terminé. On pense ici à l’appel du 18 juin 1940, qui fut peu entendu en France, mais dont la résonance fut extrême dans les consciences. Cet appel, devenu historique, a été lancé au moment de l’effondrement d’un pays. Il faut voir ce que représentait la France dans sa tradition républicaine, la tradition de notre pays porteur des droits de l’homme. Ce pays était au premier rang et s’effondra en quelques semaines sous le joug d’un régime totalitaire, aux antipodes de ce qu’on appellera les droits de l’homme, à l’opposé de ce que, dès 1789, on appelait en France les droits de l’homme, sous une forme plus restreinte. Face à un tel effondrement, on entend, ou bien on n’entend pas, un appel. Vous savez, on ne refait pas l’histoire. Notre peuple – je parle du peuple français – n’a pas été indigne. Il a souffert, il a survécu. Peut-on dire que l’appel fut entendu avec la même force partout au même moment ? Non. Les consciences réagirent très différemment, y compris lorsqu’il fallut passer à la résistance armée.

Moi, j’ai entendu un autre appel. Je ne l’appelle pas le père Wresinski ; je l’appelle le citoyen Wresinski. Car, plus que la pensée politique du père Joseph, que je crois parfois incertaine – je le dis franchement –, sa pensée civique est tout à fait exemplaire. Elle constitue le cœur même de cette « actualité » dont nous parlons, ainsi que la réponse à bien des interrogations. En politique, il faut bien sûr aussi du militantisme. Toutefois, l’orientation à prendre est incertaine : il y a une droite, il y a une gauche, il y a, paraît-il, un centre, parfois de droite et parfois de gauche… Il faut que l’action politique soit incarnée dans la puissance publique mais il y a aussi un rôle plus grand à assumer. Ceux qui ont vu l’effondrement de l’État le savent. Ce rôle, on l’appelle maintenant « sociétal », et non social. « Social », c’est comme une « loi sociale qui se penche sur… ». Non, la société vit même quand l’État s’effondre, même quand celui-ci ne fait pas son devoir. Et là, qu’est-ce qui subsiste ? C’est le devoir civique. Il ne faut pas tout attendre de l’État et de la politique, même en démocratie. La « démocratie à l’épreuve de l’exclusion », c’est la longue histoire des droits les plus essentiels. Aujourd’hui, on affine à juste titre les textes sur les droits économiques, sociaux et culturels. Cependant, n’oubliez pas que, même dans le domaine des droits du travail les plus élémentaires, on était loin de 1789. La législation sur les accidents du travail est arrivée seulement en l898 ! L’Allemagne bismarckienne, qui n’était pas un exemple de démocratie parfaite, l’avait mise en place avant nous. Je préfère donc dire, pour ma part, que la pensée de Joseph Wresinski est davantage qu’une pensée politique. Elle est, à sa façon, une pensée civique pour tout temps et pour tout lieu. Elle répond à l’universalité et à l’indivisibilité d’un appel qui s’adresse à toutes les consciences.

J’ai rencontré Joseph Wresinski une fois. Cela m’a frappé. Mais oui, c’était mon appel à moi ! Je crois que c’était en 1987. Je présidais à l’époque la Fondation sociale pour les travailleurs immigrés. Il y avait une réunion au ministère des Affaires sociales. Nous étions à l’approche de l’hiver. On croit, paraît-il, que les pauvres meurent plus en hiver. Mais il y a autant de morts en été, pour d’autres raisons. Toutes les grandes associations et les grandes consciences étaient rassemblées, y compris ATD Quart Monde. Et il y avait Joseph Wresinski. J’avais laissé la place aux grandes organisations, et Joseph Wresinski était avec moi, en bout de table. C’était très bien, parce que j’ai apprécié ce que j’aime beaucoup chez les êtres les plus engagés : l’humour. Nous n’avons pas manqué de faire des réflexions tout au long des discours les plus officiels, axés sur les limites de la charité. J’avais déjà compris ce que la vie avait commencé à m’apprendre : qu’il y a les grands mots, les moments où les consciences s’agitent, et puis il y a l’action permanente, profonde, dans le sillon. Et c’est dans le sillon qu’il y a la graine et c’est de là que lèvent un jour les moissons. Ce jour-là, je me souviens qu’on avait dit : mais qu’est-ce que cette société française ? Que signifie pour elle la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Est-ce qu’on va de nouveau entrer dans l’ère de la charité saisonnière ?

J’avais fait ensuite à ce sujet une grande déclaration, qui fut publiée à la une du journal La Croix. Est-ce qu’enfin on allait comprendre que la lutte pour ce qui s’appelle le Droit n’est pas réservée aux juristes ? Non seulement ces derniers mettent du temps à évoluer, mais, surtout, rien n’est pire que d’enfermer le Droit dans la spécialité d’une profession, comme s’il y avait des initiés, des grands prêtres… C’est la même chose que lorsqu’on a limité le suffrage universel sous des prétextes financiers : la « démocratie censitaire », comme on dit. N’oubliez pas qu’en France, sous la Restauration d’après 1789, il y avait seulement 80 000 personnes qui avaient le droit de vote.

Joseph Wresinski est un homme simple, un citoyen qui, à mon avis, porte trois témoignages. Tout d’abord, pour moi, il a une pensée de citoyen et incarne celle-ci. C’est donc une « pensée incarnée ». Il y a tellement de pensées désincarnées, « idéales »… Ensuite, c’est une pensée dérangeante. Il y a des gens qui cherchent à tout prix un consensus. Je ne crois pas au consensus tout fait. Il faut des pensées qui dérangent. Ce sont celles-là qui font la véritable unité. Enfin, cette pensée est aussi une pensée combative.

Je vous raconterai au passage pour quoi on s’est battu pour que la loi de 1998, réclamée précisément par le père Joseph au Conseil économique et social, s’appelle « loi de lutte contre les exclusions ». C’était au moment où Geneviève de Gaulle avait la responsabilité d’ATD Quart Monde, avant qu’on me demande de lui succéder. Ce qui m’a été promis après de longues luttes était une loi sur la « cohésion sociale ». C’est un mot qui convient toujours. La cohésion sociale, je veux bien, si elle n’est pas fondée simplement sur le respect des droits actifs de ceux qui ont déjà des droits et si elle considère que le plus important est de donner des droits réels à ceux qui ont encore à les conquérir. C’est un changement de perspective essentiel. Or, la pensée Wresinski n’est pas une pensée molle. Et si nous avons obtenu que la loi de 1998 s’appelle la « loi de lutte contre les exclusions », c’est par fidélité à la conception que nous avions de cette pensée. Il convient donc de dire quelques mots sur chacun des trois aspects de la pensée du père Joseph.

Une pensée incarnée

Qu’est-ce qu’une pensée incarnée ? C’est une pensée qui a de la chair, pas une pensée idéale. De grands philosophes ont bâti des systèmes merveilleux. Mais il y a autre chose. Il y a des pensées nées du vécu. Et cette pensée-là est née du vécu de la pauvreté. Comment pouvait-on mieux parler des droits à donner à ceux qui en étaient privés qu’à travers une expérience personnelle ? Ce que Joseph Wresinski a vécu, il a osé le dire, il a osé rappeler ce qu’était la pauvreté. Il a rappelé aussi que cette dernière n’est pas seulement une question matérielle mais qu’elle relève également de la privation de la dignité, ce qui est justement le grand point de convergence avec les droits de l’homme. Il y a plusieurs formes d’exclusion, mais ce que l’on constate dans tous les cas, c’est que la dignité n’est pas reconnue. Vous pouvez inscrire des droits comme vous affichez « Liberté, Égalité, Fraternité » dans toutes les mairies. Mais dans la réalité, sont-ils incarnés ou non ? La pensée de Joseph Wresinski est une pensée incarnée parce que celui qui la porte et l’exprime l’a vécue lui-même. Que nos intellectuels de tous bords qui discutent pour ou contre le « droits-de-l’hommisme » se souviennent de cela ! C’est un de mes legs de pensée. Moi, j’écoute d’abord ceux qui ont vécu le problème qui est à traiter.

Une pensée dérangeante

En quoi précisément ? En général, pour ceux qui acceptent de « se pencher sur la misère » – expression fréquente au 19e siècle –, la charité se donne du haut vers le bas. C’est ce qui s’appelle le paternalisme envers les individus. Ainsi, comme chacun sait, les femmes de patron vont visiter les ouvriers que leurs maris payent insuffisamment. De même, au niveau international, il y a des pays qui, paraît-il, portent les droits de l’homme et la civilisation, mais qui, pourtant, colonisent (réfléchissez à ce que veut dire ce mot de « coloniser » !) ou, au mieux, accordent un « protectorat ». Personnellement, les mots m’importent beaucoup, car ils sont au cœur du Droit qui est imposé d’en haut. Les pays qui se considèrent comme porteurs de la civilisation se donnent comme devoir moral de conduire les autres nations. Bien sûr, certaines formes politiques peuvent mener à l’indépendance. Mais il y a des indépendances qui sont de pures impostures. C’est pour cela que je préfère le civique au politique. L’éducation civique n’est pas comme le protectorat ou le paternalisme de haut en bas. Le partenariat doit remplacer le protectorat. Les pauvres n’attendent pas des « protecteurs », pas plus qu’ils n’attendent une assistance. Je sais bien que dans la terminologie administrative on parle encore d’assistance sociale. De même, chez les avocats, quand la profession s’est étendue et qu’on a commencé à avoir des problèmes de rémunération pour les avocats les plus « pauvres » (il ne s’agit pas de grande pauvreté), on a voulu changer les mots. Il y avait avant l’aide judiciaire, puis on a eu l’assistance judiciaire. Mais on a récusé le terme d’assistance en disant : « Nous ne voulons pas être assistés, nous voulons être aidés. » Les pauvres savent cela naturellement. Ils n’ont pas faim de longs discours, y compris celui que je fais là. Ils ne veulent pas être assistés. Aidés ? Oui, si c’est de l’entraide dans un combat commun. Mais l’égale dignité ne peut avoir de sens concret et d’effets sur la construction d’une meilleure société – société moderne où tous les hommes seraient hommes et citoyens – si, une fois de plus, certains se contentent de dispenser peu à peu, selon des étapes bien choisies par eux depuis les hautes sphères, l’application des droits. L’idée du partenariat est une idée essentielle. Ce n’est pas un hasard qu’elle vienne d’un homme qui a connu l’humiliation et l’offense à la dignité. Cette aspiration va au-delà des philosophies théoriques. C’est cela, la démocratie. Ou alors la démocratie ne veut rien dire. S’il continue à y avoir, ne serait-ce que par des règles plus ou moins habiles de démocratie indirecte, des « étapes » pour les plus pauvres, on ne va pas dans le sens d’une reconnaissance de l’égale dignité. L’exemple de Wresinski est extraordinaire par la force même de cette idée de partenariat : on ne fait pas seulement « pour » les plus pauvres, on fait avec eux. Ils ne sont pas là simplement comme petits compagnons. Au contraire, parce que ce sont eux qui connaissent le mieux le problème, ils ont un rôle déterminant, sans lequel les autres ne peuvent jouer le leur. C’est cela qui est important.

Une pensée mobilisatrice

La façon dont Joseph Wresinski présente le problème appelle précisément à autre chose qu’à un vain consensus. C’est une invitation au combat. « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » Ces mots sortent de la banalité et des propos ordinaires. Dans la bouche de Wresinski, le « sacré » n’est pas un terme qu’on prostitue. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’équilibre entre les droits et les devoirs : a-t-on bien fait de ne parler que des droits et pas des devoirs ? La chose est simple : le devoir s’impose aussi bien aux politiques, aux organisations générales qu’à tout citoyen. Le devoir civique consiste à lutter pour que tous les citoyens aient effectivement leurs droits. Et le « citoyen » n’est pas simplement le citoyen national. Il est bien évident que ce dont il est ici question, c’est du droit de cité : tout homme a sa place dans la grande cité universelle, c’est-à-dire le droit de cité. Le citoyen vient de là.

1 Transcription de l’intervention orale.

1 Transcription de l’intervention orale.

Paul Bouchet

Paul Bouchet, juriste éminent, est décédé le 25 mars 2019. Toute sa vie, il aura combattu pour la liberté (il fut résistant à 19 ans), pour une égale justice (premier avocat des syndicats avant de devenir bâtonnier de Lyon et de contribuer à la création du syndicat de la magistrature), pour le respect de l’égale dignité de chacun. Alors qu’il était président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), la rencontre avec des familles démunies et exclues le poussa à introduire la question de la grande pauvreté dans le rapport annuel de la CNCDH et déclencha son engagement avec ATD Quart Monde dont il deviendra le président de 1998 à 2002, après Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Principal artisan de la loi sur la CMU qui a enfin garanti l’accès aux soins pour tous, du droit au logement opposable, le DALO, il a aussi bataillé avec succès pour que toute personne relevant de l’aide sociale à l’enfance puisse avoir accès à son dossier.

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