La voix de ceux qui crient (2)

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

p. 50-56

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Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « La voix de ceux qui crient (2) », Revue Quart Monde, 250 | 2019/2, 50-56.

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Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « La voix de ceux qui crient (2) », Revue Quart Monde [En ligne], 250 | 2019/2, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8019

Propos recueillis par Marie-Odile Diot (M-O. D.) et Jean Tonglet (J.T.). La première partie de cette interview a été publiée dans la Revue Quart Monde nº 249, sous le même titre, p. 56.

Marie-Caroline Saglio (M-C. S.) : … Pour raconter ces histoires traumatiques, il n’y a pas de mot, pas de partage possible parce qu’on est complètement renvoyé à l’horreur qu’on a vécue, traumatisante. C’est la raison pour laquelle on dit que le trauma coupe le sujet de ses relations d’objet et le renvoie à lui-même et à cette forme de violence continue.

J. T. : Il n’y a pas de mot, c’est indicible, et pourtant il y a une injonction à raconter dans les administrations ?

M-C. S. : Voilà ce grand malentendu qui fait qu’on demande aux personnes d’avoir un discours de la vraisemblance. On aime bien avoir des preuves, et les dossiers de l’OFPRA1 puis de la CNDA2 sont des documents avec des preuves. Ce qu’on cherche dans ce récit, d’abord écrit puis oral, qui va être confronté à l’écrit et à l’oral, c’est avant tout de la cohérence, de la spontanéité, et du vraisemblable. Et ce que je maintiens jusqu’au bout – j’animais une conférence la semaine dernière à l’OFPRA –, c’est que mes patients n’ont pas les moyens psychiques de raconter leur récit, c’est même complètement contradictoire, parce que le trauma, la violence qui devrait être la preuve qu’ils ont vécu des choses épouvantables dont il faudrait les protéger, c’est exactement ça qui les empêche finalement de raconter et d’être protégés. Là il y a une contradiction insupportable, et on le voit très bien quand on passe d’un ordre de discours à l’autre, c’est-à-dire quand on travaille en psychothérapie avec eux et qu’ils vont avoir l’entretien, on sait que ça va être compliqué, donc on essaie de mettre tous les garde-fous là où on peut ; d’abord on leur dit qu’ils ont droit de ne pas dire, ce qui est un soulagement gigantesque. À une femme qui ne veut pas parler de son viol, on lui dit qu’elle a le droit de ne pas en parler, qu’elle va faire comprendre plein de choses, mais que là-dessus il y a un droit au silence administratif. On n’a pas le droit non plus de parler pour une autre personne et de lui faire dire ce qu’elle ne veut pas dire. C’est très important psychiquement, d’avoir en face de soi quelqu’un qui comprend qu’il y a des choses qu’on ne dira pas parce qu’on ne veut pas les dire, et ça permet de dire beaucoup d’autres choses en fait. On prépare aussi des certificats médicaux. On sait donc aussi qu’on est en face d’une personne qui, lorsqu’on lui parlera de la mort de son père, va s’effondrer. Pour empêcher cet effondrement, il faut pouvoir aménager, – éventuellement pouvoir demander – un huis-clos à la CNDA. Mais on sait que quand elle y sera ça va être très difficile : être devant des personnes inconnues auxquelles il va falloir raconter précisément des choses qu’on essaie d’oublier, devant un interprète compatriote, et là il y a le risque du regard de ce dernier à partir de la culture commune et de la position sociale. On ne met jamais, par exemple, une femme pakistanaise ou bengalie avec des hommes, ou un compatriote qu’elle ne connait pas. La panique, le regard de la communauté, tout ça on essaie de le concevoir et de l’encadrer. Mais quand on débarque dans l’ordre du discours de l’OFPRA ou de la CNDA où il m’arrive d’accompagner des patients, c’est impossible ; on est dans d’autres modes de paroles, et un mode qui demande de raconter le trauma, c’est demander l’impossible psychiquement : mettre des mots sur ce sur quoi on ne voudrait justement pas mettre de mots, même si ça a déjà été travaillé en consultation. Mais dans la consultation c’est un autre discours, on n’est pas dans la preuve et il n’y a pas cette forme d’injonction. C’est très complexe, ça donne des choses épouvantables, et nous on récupère les demandeurs d’asile, les requérants, quelquefois épouvantés et qui reçoivent en plus le couperet du rejet : « J’avais tout dit et ils ne m’ont pas cru », et là c’est la délégitimation jusqu’au bout, la suspicion : « On ne me reconnait même pas comme victime. » 

Et là on rentre dans d’autres formes de « techniques » pour faire tenir, il y a des formes de résilience pour tenir, après un rejet, après deux rejets. Il faut à nouveau sortir encore plus la victime, en arrivant à proposer un nouveau décentrement : 1) ce ne sont pas quelques personnes que vous n’avez jamais vues qui vont décider de votre vie et 2) vous n’êtes pas un exilé, mais un homme ou une femme qui a des aspirations. On essaie de retourner la perception, mais c’est complexe.

M-O. D. : Dans votre livre, vous parlez du retour dans la communauté : est-ce que les gens peuvent redevenir des sujets dans leur communauté ?

M-C. S. : Complètement. Je pense par exemple à des Syriens, qui sont quelques fois entourés d’autres sujets qui ont vécu des choses similaires. On a des personnes qui vraiment ressortent après ces expériences de violence, et après un travail qu’elles font avec nous, ou parfois seules avec elles-mêmes, qui arrivent très bien à reconstruire. Souvent il y a des « cryptes », des choses qu’on ne touchera pas parce que c’est beaucoup trop douloureux, mais elles arrivent à se remettre dans une forme d’ordre et de chronologie par rapport à un événement passé extrêmement violent. Elles rebâtissent un récit qui pour elles a une logique satisfaisante.

M-O. D. : … Un récit dicible, transmissible à ses enfants ?

M-C. S. : Une fois qu’on est dans le récit et qu’on a reproposé une version qui permet d’être digne – version dont on n’a pas honte, dont on n’est pas coupable –, il y a ensuite la dimension du témoignage, qui est très forte. Je cite toujours un exemple absolument bouleversant pour nous, celui d’un Tamoul. Quand il est arrivé, on n’avait jamais eu une personne écrasée à ce point-là. Il avait été brûlé au fer à repasser dans le dos, un truc épouvantable. La première chose que je me suis dite en le voyant : j’avais l’impression d’être en face d’un chien, tellement ses yeux n’étaient plus humains, c’est terrible à dire. C’est quelqu’un qui a incroyablement occupé l’espace de la consultation, après de très graves traumas, après avoir été torturé à répétition ; il est arrivé en disant : « Enlevez-moi une partie de ma tête, je ne veux plus penser à ça ». C’était la demande du médicament et du médecin. Il était médicamenté, mais il s’est aussi accroché très fort à la consultation. Il est arrivé d’ailleurs en nous donnant les photos de son dos, disant : « Je ne veux vous parler de rien, je veux juste vous montrer ». Et la violence complètement interne : il ne se supportait plus physiquement, alors que pourtant, médicalement parlant, il n’aurait plus rien dû sentir puisque sur son dos les terminaisons nerveuses étaient complètement brûlées. C’était véritablement incroyable, à la limite d’un syndrome de Cotard3, portant complètement la torture et ne se supportant plus psychiquement.

À la fin de la consultation, cet homme, qui est aujourd’hui marié et a un travail, nous a dit une phrase impressionnante : « Comment je peux faire pour ne pas oublier ? ».

On s’est demandé comment transmettre aux enfants, et ça a été extraordinaire… On a repris son histoire et on en a fait une force de témoignage, pas seulement individuelle mais collective, extraordinaire pour sa communauté. C’était un cas qui nous a beaucoup touchés, à savoir de renverser l’écrasement et de se servir de ça jusque dans une capacité de témoignage.

M-O. D. : Dans votre livre, vous voulez rassurer les lecteurs : vous dites que l’extrême violence, la grande pauvreté, la grande précarité font peur…

M-C. S. : Ça fait très peur parce qu’il y a une forme de mise en miroir. Si je reprends ma formation anthropologique, il y a un pays où c’est très frappant : dans les villes indiennes, cette capacité, qui est très culturelle, d’une partie de la population indienne de marcher à travers des mouroirs, avec un déni social prodigieux. En Inde, c’est très culturel, mais nous l’avons aussi, cette capacité. Comment se fait-il en effet qu’avec notre toute notre empathie au niveau personnel, familial, etc., on passe à côté de familles qui, en plein hiver, vivent à la rue ?… Les réactions sont une forme de clivage très fort qui s’explique moins par des motifs culturels comme en Inde où la société est extrêmement hiérarchisée, que parce qu’on est face à des mises en miroir qui nous sont insupportables. La déchéance de l’autre est insupportable, elle nous renvoie à notre propre misère ; c’est une forme de violence très difficile. La deuxième chose c’est l’impuissance : c’est tellement énorme, qu’est-ce qu’on va pouvoir faire ? C’est là que je trouve toujours extrêmement intéressant de sortir 1) du silence et 2) de l’aspect collectif, parce qu’on sait pertinemment que dès qu’on s’arrête et qu’on se met à parler, on est sorti de cette violence-là.

C’est-à-dire que dès qu’on individualise, dès qu’on a quelqu’un en face de vous qui vous dit, dans la rue avec ses enfants : « Je n’y arrive pas, je ne voudrais pas que mes enfants soient là », il se passe quelque chose. On est sorti de cette espèce de clivage et de silence ; on est sorti de cette image qui m’horrifie, colportée par les médias, que sont « les hordes de migrants, les exclus, les… ». Dès qu’on individualise, on est en face d’une expérience qu’on peut intégrer parce qu’elle se met à nous parler. Oui, cette déchéance-là nous fait très peur, mais je pense qu’on la dépasse très vite dès qu’on est dans une forme de relation. C’est d’ailleurs extrêmement désarmant de voir à quel point tombe en quelques secondes l’appréhension.

Au métro Lafayette, il y a un Malien qui s’est amusé à garder sa cagoule, et du coup on ne voit pas le bas de son visage, on ne voit que ses yeux ; il fait peur, cet homme. Je change là pour aller à l’hôpital Avicenne, donc je le vois tous les matins, et un jour je m’arrête. Il fait la manche, on commence à parler, il a un sourire de rêve quand ses yeux se mettent à rire, il est très sympa. Il me raconte son histoire, très touchante, il sort son récépissé, c’est le premier document qu’il vient d’avoir. C’est une histoire de migration assez classique. Puis je lui dis : « Mais vous savez que votre cagoule fait peur à tout le monde, et on n’a pas envie de vous approcher alors ! ». On riait, on était déjà sur un mode où on pouvait se le dire. Il n’en revient pas, il enlève sa cagoule ; à nouveau, beau visage, beau sourire, et je lui demande pourquoi avec un tel visage, il met ça. Je pense que je n’étais pas la seule à passer en disant qu’il ne fallait pas s’approcher. On s’imagine toujours une forme d’agressivité, mais en fait on est en face des personnes les plus désarmées… Je suis toujours étonnée du peu d’agressivité présente – j’entends, quand il n’y a pas de substance associée.

À Calais, où on va très souvent, on voit des personnes qui se font malmener comme pas possible et qui sont incroyablement faciles d’accès quand même, qui ne sont pas du tout dans une forme d’agressivité qu’on leur suppose. Il y a un gros malentendu qui est celui de nos représentations, extrêmement utilisées par les politiques et les médias : « les hordes » qui arrivent suscitent des formes de peur, comme si on devait se protéger, sans savoir vraiment de quoi ; et des visions : on n’a pas envie de les voir là parce qu’on n’a pas envie d’être comme eux… Tout cela fausse beaucoup la relation possible.

J. T. : J’ai noté le mot « déshistoricisé » et ça m’interpelle beaucoup parce que dans le Mouvement ATD Quart Monde, l’histoire est une orientation importante. Est-ce lié à la question du récit de vie ?

M-C. S. : J’avais employé ce mot par rapport à la question du temps, de l’espace-temps, de la temporalité, qui sont capitales dans le trauma, faisant complètement exploser les repères et faisant que le sujet est perdu dans le temps.

Je relie cette « déshistoricisation » à la question de la narrativité : dans le trauma, le passé occupe complètement le présent et il est impensable de penser à se projeter. L’événement a écrasé le sujet et le tient dans ce moment qui pour nous serait déjà du passé ; il le tient par des réminiscences, par des images, par une panique, par une anxiété généralisée, par la menace, par l’angoisse. Par ailleurs, comme le trauma coupe de la communauté, la personne sort du collectif, ce qui est très difficile. Elle est renvoyée à son histoire individuelle et elle n’arrive pas à la partager, alors que tout ça pourrait faire sens collectif. On se dit que tous les rescapés, tous les Tamouls par exemple qui arrivent et qui ont vécu la guerre, pourraient faire communauté. Eh bien drôlement pas. On a accueilli trois ou quatre successions de migration et on n’a pas envie d’accueillir les autres, celles de 2009, parce qu’on vit sur le territoire français parfois depuis vingt ans, qu’on est passé à autre chose, et qu’on n’a pas envie de ramener la guerre dans sa vie. On sort du collectif, d’une forme d’histoire qui aurait pu faire sens. Mais c’est un des éléments qu’en fin de thérapie on reconstruit beaucoup. En ce moment on a beaucoup de Guinéens qui arrivent en disant : « Je ne peux pas vous dire ce qui arrive dans les prisons » On finit par comprendre ce qui arrive dans les prisons, et il arrive un moment où on leur dit l’importance de témoigner, que c’est la seule manière pour qu’au niveau international on en sache plus, pour qu’on puisse imaginer une fin au mépris des Peuls en Guinée. Au début, ce passage-là est impossible, ils arrivent avec une violence dans leur tête et il est impensable de refaire collectif. Puis au bout d’un moment on peut reprendre son histoire, se dire qu’on est un Peul avec les autres Peuls à lutter pour la démocratie. Cela redonne sens, et aussi aux tortures qu’on a subies, parce qu’on a été l’un de ceux qui se sont battus pour une cause. Ce n’est pas une chose gratuite qui nous est tombée dessus.

M-O. D. : Vis-à-vis des migrants ou des personnes qui demandent l’asile, est-ce que notre conduite ne les inciterait pas à se désolidariser les uns des autres ?

M-C. S. : Tous les cas sont très personnels. Par exemple pour des femmes issues de sociétés très patriarcales, la migration est une forme de liberté, elles se sortent du réseau communautaire ; pour d’autres à l’inverse, c’est la double peine, elles retrouvent ici un réseau communautaire encore plus fermé. En plus, vous avez des communautés où il y a des formes de solidarité très forte, où ceux qui réussissent quelque part partagent, par exemple ceux qui ont réussi à avoir leurs papiers, un premier logement, accueillent la nuit même s’ils n’en ont pas le droit. À l’inverse, les Tamouls, qui sont en France depuis déjà une trentaine d’années, ont assez réussi pour avoir envie d’être loin de la dernière communauté qui arrive maintenant avec sa guerre. J’ai été très frappée de voir justement les témoignages de demandeurs d’asile qui ont dû dormir dans le métro et qui étaient épouvantés de voir en France tant de personnes y dormir, des sans-abris, des SDF, etc. Elles détestent d’ailleurs recourir au 115 parce qu’elles trouvent que ça pue, ça gueule, les mecs boivent extrêmement ; les demandeurs d’asile ont un regard extrêmement méprisant au début sur les SDF depuis longtemps dans la rue, et ils ne veulent pas être assimilés à eux. Et puis il y a des formes de violence aussi, de non retenue. J’ai un patient guinéen qui s’est fait voler ses chaussures au 115. Pour lui c’était la honte, le pire qu’on puisse lui faire ; il ne pouvait plus marcher, c’était en hiver. Mais étonnamment, c’est un regard qui évolue énormément pour les patients qu’on a sur le long terme : certains vont vous dire : « Au début ces personnes dans le métro (avec qui ils sont obligés de partager les stations quelques fois) me faisaient peur, mais maintenant je commence à comprendre leurs difficultés, le rejet, parce que moi-même, toute la journée les gens passent devant moi sans me voir, et ne s’arrêtent pas ». C’est très intéressant de voir ces formes – je ne vais pas dire de solidarité, parce que culturellement ils sont très éloignés – mais en tous cas de tolérance, d’ouverture. Les patients qui dorment dans le métro – c’est très dur, ils sont réveillés tout le temps - me disent : « Je choisis un lieu en fonction de la tranquillité », en fonction du nombre d’autres personnes qui dorment dans le métro. Et ils racontent qu’il y a des formes de préservation a minima de l’aspiration de chacun. Il y a des formes d’entente, des formes de tolérance. Un Guinéen une fois, très éduqué, m’a dit qu’il n’avait jamais autant appris qu’en vivant à la rue en France, jusqu’à avoir ses papiers. Il avait fait l’université, mais il m’a dit : « J’ai compris finalement la dignité de la pauvreté », parce qu’il a dû organiser sa vie avec des gens de la rue. Et lui qui avait toujours été rebuté, même dans son pays, par ces formes de pauvreté, car il avait de l’argent au pays, ça lui a complètement ouvert les yeux sur autre chose. C’est des témoignages assez inouïs, on ne s’y attend pas.

M-O. D. : Vous insistez sur la leçon à tirer : la vitalité incroyable de ces gens, alors que ce n’est pas ce qui est transmis communément.

M-C. S. : On me demande souvent : « Comment vous faites pour vivre ça toute la journée ? » Évidemment qu’il y a un discours d’horreur, terrifiant et complétement stupéfiant, mais la profession de psy c’est de se décentrer. On doit savoir faire quelque chose du récit…

Je sors de la consultation fatiguée d’avoir écouté huit heures durant, parce qu’il faut réfléchir, mais, en général complètement dopée au niveau moral, parce qu’il y a une force à malgré tout sortir de cette violence, à s’accrocher. Il n’y a pas beaucoup d’espaces de paroles pour ces personnes ; souvent c’est le premier qu’elles rencontrent, dans une réalité française très complexe, avec le discours de la preuve, le discours de l’asile où il faut tout le temps prouver. C’est un des rares lieux très hospitaliers où les gens peuvent parler dans leur langue aussi pour ceux qui le veulent, donc les liens sont forts ; ils investissent vraiment cet espace, et ça donne beaucoup de force, beaucoup de vitalité. Quand les gens n’ont rien, qu’ils sont là avec juste leur regard sur ce qui s’est passé, et leur volonté d’en sortir, c’est stupéfiant… Ce sont des vies considérées par les médias et les politiques sous la forme de nombres : « Il y en a 100 qui se sont noyés hier », alors que chaque individu qu’on a devant nous arrive individuellement avec, pour continuer sa trajectoire, une force qui est absolument stupéfiante. Il s’agit de pouvoir entendre un sujet qui se bat derrière la pire des violences – et je pense que c’est la violence politique : « T’as rien à faire chez toi », puis quand tu arrives : « T’as rien à faire ici ». On n’en parle pas vraiment de la non-légitimité juste à être. Quand il y a un rejet de l’OFPRA, quand une personne n’arrive pas à se faire entendre, quand elle n’a pas le droit de s’installer, quand elle n’a pas le droit d’être là, alors qu’elle a déjà souvent tout perdu chez elle, c’est un abîme terrible. Ils le disent : « J’ai pas de place, aucune place ; chez moi j’ai pas de place, ici non plus ». Et ces personnes sont là malgré tout, elles continuent à vous sourire, à donner le change, et par bribes, essayent de se remonter pour que ça fasse moins mal… C’est complètement bouleversant. C’est dans le fond ce que j’appelle la vitalité, l’envie qui est là, et qui se traduit avec un autre en face.

Enfin c’est ce que vous faites aussi à ATD Quart Monde. Je pense que c’est ce qui se joue dans toutes les expériences solidaires. C’est rarissime que ça rate, même avec des personnes isolées, qui ne peuvent plus parler, etc. Je ne vois pas d’exemple d’une personne qui ait reçu des migrants ou des demandeurs d’asile et même des personnes avec des traumas psychiatriques, où ne soient pas présents les éléments d’une rencontre et où cette vitalité-là n’ait pas été à l’œuvre. J’aimerais donc bien que les médias en parlent un peu plus.

1 Office français de protection des réfugiés et apatrides.

2 Cour Nationale du Droit d’Asile.

3 Trouble mental rare relatif à une expérience fantasmée et durable de son corps, dont on se représente tout ou partie comme pourrissant, détruit

1 Office français de protection des réfugiés et apatrides.

2 Cour Nationale du Droit d’Asile.

3 Trouble mental rare relatif à une expérience fantasmée et durable de son corps, dont on se représente tout ou partie comme pourrissant, détruit, mort, ou absent.

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

Anthropologue et psychologue clinicienne, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky reçoit en consultation, à l’hôpital Avicenne de Bobigny, ces hommes et ces femmes qui, en danger de mort, ont fui leur pays pour chercher l’asile en France. La Revue Quart Monde a souhaité, dans le prolongement de son dossier Coupables, victime, résistant(e)… (nº 247, septembre 2018), rencontrer ce témoin privilégié de la souffrance et de la résistance humaine.

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