Tous mes souvenirs me ramènent à Madame V.
Je devais avoir sept ou huit ans la première fois que ma mère, volontaire à ATD Quart Monde, m’a emmené chez elle, quelque part dans le Stains1 des années 80.
En arrivant je repérai une bouteille d’eau sur la table du salon, immédiatement oubliée au profit de la merveille posée sur le buffet.
Et pendant que démarraient des discussions d’adultes, je passais mon après-midi hypnotisé par ce que l’époque offrait de mieux en termes de chaîne Hifi. J’étais petit, les marques ne signifiaient rien pour moi mais l’amoncellement de boutons, de leds vertes et rouges et les deux énormes speakers de part et d’autre suffisaient à mon émerveillement.
La face moche du monde
Ce jour-là, j’ai découvert la face moche du monde. Quand ma mère m’a expliqué en rentrant, désolée, que la chaîne stéréo que j’avais admirée tout l’après-midi n’était qu’une coquille de plastique vide, ramassée dans une poubelle, uniquement destinée à embellir le salon. Quand elle m’a raconté que, parfois, pour faire manger ses enfants, Madame V. leur faisait les colliers de pâte de la fête des mères qu’ils lui avaient ramenés de l’école. Que si nous étions là aujourd’hui, c’était parce que malgré une vie d’efforts, Madame V., toujours tirée à quatre épingles, venait de voir ses enfants placés.
Et qu’une bouteille d’eau posée au centre de la table du salon signifiait qu’il n’y avait rien d’autre à boire où à manger dans la maison.
Etait-ce la meilleure leçon de vie pour un gamin de mon âge ? Je n’ai toujours pas la réponse.
Etait-ce l’allumette parfaite pour déclencher un feu qui ne s’éteindrait jamais ? Sûrement.
Écrire pour laisser une trace
J’ai toujours eu la plume facile. Ce n’est pas me vanter de le dire, je n’ai rien d’un génie et j’ai tout appris dans les livres, source à laquelle n’importe qui peut s’abreuver jusqu’à plus soif.
Mais aussi aisée me soit l’écriture, elle n’a jamais été un passe-temps. J’ai besoin d’écrire avec un objectif. Et ce but, dès les premiers mots grattés sur une feuille, a été le témoignage. Laisser une trace pour ceux qui n’en laissent pas. Être un haut-parleur à l’écrit.
Parce que c’est mon médium de prédilection, celui que je maîtrise, qui me permet de transmettre de l’émotion, d’être pointu quand j’aborde des sujets compliqués, et précis quand ils sont sensibles. C’est bien sûr une arme à double tranchant. L’écriture engagée est moins accessible que la récréative car elle nécessite d’accepter de se mettre en face de ce qui nous dérange. C’est là où la musique entre en scène, si j’ose dire.
Car quand le sujet est la transmission d’émotions, rien ne surpasse la musique. Elle transcende le plus beau des textes pour l’emmener là où la plus aiguisée des plumes ne peut aller. Avec la musique, les barrières linguistiques n’existent plus. On ressent les mêmes émotions quelle que soit la langue que l’on parle, où que l’on soit sur le globe.
Mais plus que cela, elle permet de passer des messages, des opinions, de prendre position ; de façon poétique, musicale, douce.
C’est aussi un exercice d’humilité, accepter de ne pas s’auto-suffire, et qu’un (le texte) plus un (la musique) égalent souvent trois.
En écrivant ce texte, j’écoute de la musique. Pour être dans le bon état d’esprit, émotions à fleurs de peau, les seules qui vaillent.
Et la musique traduit
Je ne suis pas musicien, j’ai donc la chance d’en être entouré. Et mon travail d’écriture se fait désormais la plupart du temps dans l’optique d’une mise en musique.
C’est une approche plus exigeante, qui nécessite de savoir aller vite à l’essentiel, d’être dense sans être fouillis, de simplifier sans être simpliste.
Avoir grandi en cité m’a appris cette leçon fondamentale : personne n’écoute quand on lui crie dessus, aussi sincère soit le message.
Alors j’écris. Pour prendre le temps de rendre la colère constructive. Pour réussir à pointer du doigt sans accuser. J’écris du vécu, ou des récits de première main, parce qu’il est dangereux de raconter ce qu’on ne connaît pas, et je mets des rimes au bout des phrases pour que certaines réalités soient plus simples à accueillir. J’écris de la rage, de la révolte, de l’espoir.
Et la musique traduit2.