Dans le contexte du réveil économique de Taïwan du début des années 1960, l’Office national des forêts manquait cruellement de main-d’œuvre1. Beaucoup d’agriculteurs aborigènes pauvres qui avaient besoin d’argent pour arrondir leur fin de mois, s’engagèrent alors comme ouvriers au service de la coupe et de la plantation des forêts de hautes montagnes. Comme les domaines forestiers étaient très étendus, ces bûcherons improvisés devaient accepter de vivre pour des périodes longues dans des dortoirs de fortune très loin de leur village, et travaillaient dans des conditions très rudes. Aussi le soir, pour se détendre, ne pas trop souffrir de leur pauvreté et rendre moins déprimant le mal du pays, ils se réunissaient autour d’un feu de camp pour boire et jouer de la guitare. Chacun chantait à son tour une phrase évoquant la famille ou l’amoureuse restée au loin, et un tel processus mena à la création d’un chant en langue Paiwan2, que l’on appelle encore aujourd’hui la Ballade des ouvriers de la forêt.
Quand les Portugais ont découvert Taïwan ils ont appelé l’île Formosa, ce qui veut dire « belle île ». Cette terre exceptionnellement fertile de 360 000 km2 était déjà habitée par des ethnies aborigènes depuis près de 6 000 ans. Entre 1895 et 1945 l’île a été conquise par les Japonais qui ont obligé les aborigènes de Taïwan à adopter leur culture et parler leur langue. À la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1945, Taïwan est tombé sous le giron du gouvernement nationaliste de Chine et les aborigènes ont été forcés d’adopter la culture et la langue chinoises qui étaient déjà alors celles de la majorité des habitants de l’île issus de migrations successives entre le 17e et le 20e siècle. Suite aux dix grands projets infrastructurels des années 1974-1979, Taïwan est devenu un des quatre dragons économiques de l’Asie orientale3.
Le développement économique rapide de Taïwan a conduit à un grand changement du paysage naturel et de la société locale qui était jusqu’alors une société agraire. Dès la fin des années soixante, un nombre important d’aborigènes de l’île ont quitté leur village pour aller travailler non seulement dans les usines, l’agriculture industrielle, la construction des bâtiments, les mines et le transport maritime international, mais aussi dans les forêts comme ouvriers saisonniers. La création de la Ballade des ouvriers de la forêt doit être située dans ce contexte : un moment où de nombreux aborigènes émigraient loin de leur terre natale pour améliorer les conditions de vie souvent pauvres ou précaires de leur famille.
À l’époque, l’Office des forêts exploitait à outrance des territoires énormes et très éloignés. Il avait besoin de beaucoup d’ouvriers pour ce travail. De nombreux aborigènes qui ont aujourd’hui entre 50 et 70 ans, se souviennent d’avoir répondu à cet appel et accepté d’aller travailler au loin comme bûcherons saisonniers.
Au début, la grande majorité des candidats au travail de bûcheron étaient des hommes jeunes et des femmes qui avaient dû arrêter l’école, car leur famille devait faire face à des difficultés financières. Mais à partir des années 1980, des adolescents encore aux études au collège ou au lycée commencèrent aussi à s’engager comme ouvriers forestiers durant les vacances scolaires d’hiver et d’été, principalement pour aider leurs parents à payer les frais de scolarité. Le travail des forêts demandait beaucoup d’endurance et de sacrifice. Tout d’abord, parce que les forêts exploitées étaient difficiles d’accès. Parfois même, plusieurs jours de voyage étaient nécessaires pour faire le trajet. Par ailleurs, les ouvriers devaient accepter de résider sur place pour une période assez longue sans retourner au village : au plus court entre deux ou trois mois, au plus long entre une et deux années. Le travail était rude et dangereux, mais le salaire peu élevé était avancé aux familles des ouvriers par un bûcheron expérimenté qui était un contractuel de l’Office des forêts. Les ouvriers intérimaires devaient être patients jusqu’à la fin de leur contrat et ne pouvaient en aucun cas abandonner leur tâche, car ils avaient contracté « une dette » à rembourser. Cet isolement forcé était particulièrement rude à supporter pour ceux qui étaient jeunes mariés, fiancés ou amoureux, car ils étaient ainsi obligés de rester séparés de leurs bien-aimé(e)s pour un temps très long. Tous ces éléments expliquent la beauté et la profondeur de la Ballade des ouvriers de la forêt.
La Ballade des ouvriers de la forêt s’est créée de façon très spontanée quand, dans la soirée, les ouvriers se réunissaient autour de feux de camp à côté de leur dortoir de fortune, pour se détendre et se reposer. Chacun à son tour chantait une phrase qui était accompagnée par la guitare. La mélodie et le contenu du chant n’étaient pas fixés et donnaient place à beaucoup de liberté. Le chant parlait de la souffrance liée à la rudesse du travail et à l’éloignement du village. Il visait à consoler les blessures de l’âme des ouvriers en faisant mémoire des jours heureux et de la famille ou à l’amoureuse/eux resté(e) au loin. Et ainsi, petit à petit, le chant est devenu de plus en plus populaire.
Couplet 1 (paroles en chinois)
Deux ans, trois ans ont passé sans problèmes,
cher grand frère, chère petite sœur, il ne faut pas être triste,
je t’attendrai jusqu’à ce que tu reviennes.
Les paroles du chant font allusion aux membres de la famille qui ont dû partir au loin pour travailler. Elles insistent sur la longueur du temps qui passe, sur la fidélité pas toujours assurée des amants, sur l’attente des parents qui sont dans le besoin et ont demandé à leurs enfants de faire un lourd sacrifice pour le « bonheur » de la famille.
Couplet 2 (paroles en langue Paiwan traduites en chinois)
Nu qai-shou-jen, nu gau gau ven
Nu Ka-tsalisiyan, nu bacigelen
Haiyan na iye yan ho hai yana iya o ho haiyan
Si c’est un étranger qui arrive, vous l’acceptez avec joie.
Si c’est un gars du village qui revient, vous le refusez.
Le chant fait ici allusion au fait qu’à l’époque, beaucoup de parents Paiwan préféraient donner leur fille en mariage à un chinois immigré du continent au salaire fixe4, plutôt qu’à un gars du village parti au loin travailler comme main-d’œuvre à bon marché. À cause de cela, il arrivait souvent qu’un amoureux revenant au village découvre son amoureuse déjà casée avec un autre, ce qui explique les phrases tragiques de la ballade :
Couplet 3 (paroles en chinois)
N’avais-tu pas dit que tu m’aimerais pour toujours ?
Qui aurait pensé que ta promesse n’était qu’un mensonge ?
Qui aurait pu croire cela ? Maintenant même le ciel et la terre le savent, il ne fallait pas te faire confiance.
Baijialia, Baijialia5, est-il possible qu’il n’y ait pas d’amour droit et pur ?
Quand les gens chantent ce couplet sur Baijialia, ils ne pleurent pas, ils le font d’une voix tendre qui semble accepter la chose, mais avec une fatalité feinte. Ce couplet qui est le plus célèbre du chant, permet au chanteur de masquer derrière une métaphore, son espoir d’un amour vrai.
Couplet 4 (paroles en chinois)
Pour toi, j’ai eu des maux de tête, je suis tombé malade, j’ai attrapé la fièvre.
J’ai été envoyé à l’hôpital, mais en réalité j’étais malade d’amour.
Que dois-je faire ? Que dois-je faire ? Je veux continuer à vivre malgré tout6.
Le chant ici invite à continuer à travailler dur, malgré les peines de cœur qui sont souvent plus dures à porter que les peines liées à un rude travail journalier.
Couplet 4 (2e partie en langage Paiwan traduit en chinois)
Sabisi ni yamanonaka, Sabisi ni izematemo, Dodimoto,
Ginjangno Galanson yamanonaka.
Je me sens si seul au fin fond des montagnes et depuis si longtemps.
Ma famille est à Jialan, très loin d’ici sur le versant d’une autre montagne7.
Mes parents, qui sont nés en 1929, et qui ont donc reçu leur éducation primaire en japonais, m’ont rapporté qu’à cette époque, la Ballade des ouvriers de la forêt n’était pas seulement chantée en langue Paiwan et en chinois, mais aussi en japonais. L’important n’était pas la langue utilisée, mais la profondeur des sentiments qu’elle exprimait.
Refrain 5 (paroles en chinois)
Je suis en poste à Valulju, mais mon village natal est Yamanonaka
Même s’il n’y a pas de train et que je ne trouve pas un taxi,
je veux retourner au village, je veux retourner dans ma famille.
Je monterai la route n° 11 et puis je la descendrai jusqu’au bout,
je veux retourner au village, je veux retourner dans ma famille8.
Dans ce refrain, l’auteur qui travaille à Valulju dans la montagne profonde exprime clairement son désir de retourner au village, et ceci, même s’il doit rencontrer les pires obstacles sur le chemin du retour.
Un cadeau pour l’humanité
Les aborigènes de Taïwan ont leurs propres langues, traditions et cultures, dont ils usent de façon créative pour faire face aux souffrances apportées par les changements de la société. La Ballade des ouvriers de la forêt en constitue un bon exemple. Ce chant populaire, n’est pas l’œuvre d’une femme ou d’un homme en particulier, mais de générations de travailleurs qui ont utilisé différentes langues pour exprimer et entonner ensemble leur endurance face à l’adversité. Chacun des seize groupes ethniques officiels de Taïwan possède sa propre tradition musicale et ses propres chants, mais ces chants visent souvent un but commun : apaiser les émotions négatives de tristesse ou de colère, pour pouvoir retrouver la force de vivre et de travailler. Et ceci explique pourquoi, encore aujourd’hui en 2019, la Ballade des ouvriers de la forêt est chantée par de très nombreux aborigènes, peu importe si ceux-ci vivent en ville ou au village. Par ailleurs, la Ballade des ouvriers de la forêt contient un élément qui est particulier à la culture de l’ethnie Paiwan : une façon particulièrement tragique d’exprimer avec tendresse, pitié et chaleur, les émotions liées à l’amour. Nous pouvons donc affirmer que l’histoire de la Ballade des ouvriers de la forêt constitue un cadeau pour l’humanité entière : prouver que les cultures traditionnelles portent en elles des valeurs universelles qui aident à se soigner soi-même, à faire face avec plus de force aux défis de la société, ainsi qu’à communiquer et communier en profondeur avec les autres.