S’ouvrir à tout le monde

Maggy Tournaille, Priscillia Leprince, Priscilla Roger, Magalie Dethan, Sabrina Joseph et Angélique Jeanne

p. 4-8

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Maggy Tournaille, Priscillia Leprince, Priscilla Roger, Magalie Dethan, Sabrina Joseph et Angélique Jeanne, « S’ouvrir à tout le monde », Revue Quart Monde, 252 | 2019/4, 4-8.

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Maggy Tournaille, Priscillia Leprince, Priscilla Roger, Magalie Dethan, Sabrina Joseph et Angélique Jeanne, « S’ouvrir à tout le monde », Revue Quart Monde [En ligne], 252 | 2019/4, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8327

Les auteures ont accepté de répondre personnellement à plusieurs questions précises sur le sens de leur action militante : Qu’est-ce que militer veut dire pour moi ? Qu’est-ce qui m’a amenée à vouloir m’engager ? Y a-t-il eu un moment de bascule en particulier ? Quels actes relèvent pour moi de la militance ? Qu’est-ce que je trouve dur, qu’est-ce qui me donne de la force ?...

Index de mots-clés

Militantisme

Index géographique

France

Propos recueillis par Maggy Tournaille.

Priscillia Leprince (24 ans)

« Pour moi, être militante c’est combattre pour une cause qui me paraît importante et juste dans ma vie. Cette cause c’est combattre la pauvreté, comme c’est quelque chose que je vis et que je veux combattre pour pas que ma fille vive ce que j’ai vécu.

Ma mère, je la voyais jamais avec le sourire, toujours forte mais triste par rapport à tout le quotidien. Alors que quand je la voyais rentrer d’ATD Quart Monde, elle avait le sourire, je me disais que c’était quelque chose de bien. Même si depuis bébé, je venais aux journées familiales et aux soirées de Noël. Ça m’a donné envie de découvrir par moi-même, donc j’ai demandé à Martine1 si je pouvais commencer à faire les préparations de l’Université populaire Quart Monde. Puis un jour, je l’ai appelée pour lui demander si je pouvais venir, on a parlé très longtemps, elle a fini par me dire que je pouvais venir. Ça m’apporte tellement beaucoup dans ma vie, c’est important pour moi le Mouvement, même si je ne sais pas très bien expliquer pourquoi. En plus, ça me permettait de passer du temps avec ma mère car, au quotidien, elle était tellement prise par les soucis qu’on n’était pas ensemble.

Quand j’étais plus jeune je venais parce que je sentais que ça me faisait du bien mais je ne le disais à personne dans ma vie de tous les jours car j’avais honte de mon milieu et je ne voulais pas que les autres sachent que j’étais pauvre.

Par exemple, à l’école, je faisais tout pour ne pas paraître diffé­rente. Je préférais être dans le camp de cancres plutôt que d’être vue comme une pauvre, je préférais ne jamais faire mes devoirs que de ne les faire que quand j’avais de l’électricité car les profes­seurs auraient pu avoir des doutes.

Mais en grandissant et aussi en faisant des interventions, des sémi­naires, les co-formations, cela m’a permis d’accepter qui j’étais et d’où je venais ; maintenant c’est ma force au quotidien.

C’est un chemin qui prend plus ou moins de temps ; au début je venais mais j’écoutais, et au fur et à mesure j’ai commencé à prendre la parole, j’ai compris que même si j’étais jeune, j’avais le droit de m’exprimer et j’étais écoutée et prise en considération alors que je n’avais jamais senti ça dans la société.

Un autre événement important dans mon engagement c’est que j’ai eu le privilège de partir dans l’Océan indien pour une rencontre du Mouvement ; je suis allée à Madagascar et j’ai découvert la pauvreté dans le monde entier. Je le savais mais le fait de l’avoir vue et d’avoir pu parler avec d’autres militants, j’ai eu une prise de conscience. Maintenant, je veux changer mon quotidien mais changer aussi le quotidien des personnes du milieu de la pauvreté dans le monde entier.

M’engager dans le Mouvement, c’est déjà un acte fort pour moi et plus on sera nombreux plus on arrivera à faire bouger les choses. C’est un acte fort car la pauvreté s’est tellement ancrée en moi, dans ma vie, que dès que des personnes parlent de leur vie difficile, ça me fait écho, ça rejoint ma vie et ça me met en colère contre toutes les injustices. Ça me donne envie de me battre.

Maintenant, je prends la parole plus facilement, j’ose plus m’exprimer devant les professionnels et dire ce que je pense. Je dis quand je ne comprends pas quelque chose, alors qu’avant je ne disais rien.

Moi, pour l’instant, il me reste beaucoup de parcours car dans mon quotidien qui est difficile, je suis sur un chemin, et dans le Mouvement j’avance mais sur un autre chemin, et pour l’instant je n’ai toujours pas réussi à les croiser.

Je me sens utile et je me dis que si on était plus nombreux les choses pourraient évoluer plus vite.

Je me sens fière et j’assume qui je suis et de faire partie du milieu de la pauvreté.

Ce qui est dur, c’est de voir que, malgré tout ce qu’on fait, on reste le sous-peuple, pas reconnu, pas considéré dans la société.

Ce qui me donne de la force c’est ma fille car je veux que ça évolue, je ne veux pas qu’elle vive les mêmes choses que moi.

Le fait d’être un Mouvement international ça donne de la force car la cause est portée par d’autres à travers le monde et avec le Mouvement on n’est plus isolés, on est unis tous ensemble. »

Priscilla Roger (22 ans)

« Être militante, ça veut dire se battre pour lutter contre la pauvreté. Et pour moi, essayer de sortir de la pauvreté.

Ma mère est militante à ATD Quart Monde et j’ai vu qu’elle avait changé. Par exemple, avant, elle était très renfermée, elle laissait s’accumuler les problèmes mais depuis qu’elle est militante, elle appelle quand ça ne va pas. J’allais aux journées familiales avec ma mère c’est comme ça que j’ai découvert ATD Quart Monde. Une fois, la délégation nationale est venue chez ma mère avec Martine Le Corre2, on a parlé du placement. J’ai dit ce que je pensais à partir de mon expérience du placement et Martine m’a dit que j’avais bien parlé et que j’avais ma place à ATD Quart Monde. J’ai donc décidé de participer à l’Université populaire Quart Monde (UPQM) et de devenir militante.

Déjà je participe à l’UPQM ; le fait de m’exprimer, de dire mon avis, je pense que ça peut faire changer les choses. Par exemple, cet été j’ai participé à un séminaire des UPQM et notre invitée était Madame Buzyn, la Ministre des solidarités et de la santé ; on a pu parler avec elle.

J’essaie de faire connaître le Mouvement aux résidentes de mon foyer (CHRS), j’ai invité une personne à la journée familiale.

Je suis fière de moi quand j’arrive à prendre la parole et à m’exprimer seule. Je sens que j’ai plus confiance en moi.

Ce que je trouve dur, c’est que ma vie, elle reste difficile, et aussi de voir que d’autres ont la vie difficile.

Ce qui me donne des forces, c’est mon fils car je veux que ça change pour lui. »

Magalie Dethan (36 ans)

« Pour moi être militante, ça veut dire écouter, soutenir les personnes que je connais qui vivent la pauvreté et leur proposer de faire partie du Mouvement. C’est aussi pour partager son expérience de la vie dans la pauvreté à ceux qui ne connaissent pas la pauvreté.

Je connais ATD Quart Monde depuis que je suis bébé, je parti­cipais avec mes parents aux sorties familiales. Puis j’ai eu ma famille, mes enfants et je me suis éloignée du Mouvement pendant environ quinze ans. Je me suis retrouvée dans une situation com­pliquée et j’ai dû habiter chez ma sœur. Un jour ma sœur a invité chez elle pour me voir Martine Le Corre et Maggy Tournaille du Mouvement, car mes enfants avaient été placés et j’avais besoin de soutien.

Martine, que j’avais connue enfant et ado, m’a proposé de participer aux Universités populaires Quart Monde pour pas rester seule et pour que je rencontre d’autres personnes qui vivent la même situa­tion que moi.

Au début, j’ai eu peur car je pensais être jugée comme une mauvaise mère, mais je me suis vite rendu compte que les personnes ne me jugeaient pas et voulaient me soutenir. Aujourd’hui je suis militante et je paye ma cotisation.

Aujourd’hui, j’ose demander à des personnes du Mouvement de m’accompagner pour les rendez-vous avec les éducateurs de mes enfants. Ça m’a pris du temps car j’avais peur que les éducateurs refusent et de devoir les confronter. [...]

Je me sens plus forte, plus à l’aise et plus apaisée. Je suis fière de moi. Et c’est important de sentir que je ne suis pas toute seule.

Ce qui est difficile, c’est que je manque encore de confiance en moi et que j’ai du mal à m’aimer, je me trouve plein de défauts.

Ce qui me donne de la force, c’est de ne pas être toute seule dans le sens où je peux compter sur d’autres personnes, même si j’habite toute seule.

C’est aussi d’avoir l’espoir de récupérer mes enfants, même si je sais que ça va être compliqué.

Ce qui me donne de la force c’est qu’on a besoin de moi, par exemple pour la soirée de Noël, pour préparer la Journée mondiale du Refus de la Misère, participer au Croisement des savoirs3.

Et aussi d’avoir des projets comme de partir en voyage avec le Centre social. »

Sabrina Joseph (29 ans)

« Pour moi, être militante, c’est lutter contre la pauvreté.

Je le suis devenue grâce à ma mère avec qui je participais aux journées familiales. À la première UPQM à laquelle j’ai participé, je me rappelle que c’était sur le placement et je me sentais concernée car c’est ce que j’ai vécu. Ça a été important pour moi de voir que d’autres avaient vécu la même chose et de savoir qu’on n’est pas tout seul à le vivre, c’est ça qui m’a donné envie de m’engager. Comment est-ce que mon militantisme se traduit concrètement ?... Ce n’est pas facile comme question. Déjà dans ma formation j’arrive à parler de ce que je fais avec le Mouvement. Et pour la recherche de mon stage, j’ai pu aussi expliquer mes motivations ; avant je n’arrivais pas à m’exprimer.

Je ne sais pas si c’est un acte mais j’ai changé, je me braque moins qu’avant et j’arrive plus à discuter et pas me fermer.

J’ai osé participer à une Campagne où j’étais prise en photo, c’était dans le cadre des Journées nationales contre l’illettrisme. Ma photo a été affichée dans les rues de Caen.

Quand je viens à l’Université populaire, même si le sujet est com­pliqué, j’aime bien, car on peut discuter sans être jugé ; je me sens en sécurité. Ça me donne plus confiance en moi. J’ai gagné de pouvoir parler devant plusieurs personnes, et au micro.

Ce qui est dur, c’est que je n’ose pas dire que j’ai du mal à lire et à écrire car j’ai peur des moqueries. Je n’ose pas encore dire quand je ne comprends pas quelque chose.

La force, ce sont les gens qui m’entourent, le fait de ne pas se sentir seule. Je sais que je peux compter sur le Mouvement en cas de coup dur. »

Angélique Jeanne (44 ans)

« Pour moi, le militantisme c’est un état d’esprit, c’est s’ouvrir à tout le monde. Ça veut dire de penser aux uns et aux autres, ne laisser personne de côté. C’est aussi amener notre expérience de la vie dans la pauvreté.

Déjà enfant, je n’aimais pas les injustices et les inégalités. À l’école, la maîtresse s’en prenait à nous car on n’avait pas de beaux habits et notre nom de famille était connu ; la maîtresse savait qu’on était pauvre. La maîtresse humiliait ma sœur tous les jours devant les autres car elle lui donnait un savon et une serviette pour qu’elle se lave. On se retrouvait aussi tous les week-ends avec des copains et certains se moquaient de Karina qui était la plus pauvre d’entre nous. Ils l’appelaient « Karina caca », ce que je ne supportais pas. J’ai dit aux autres d’arrêter car elle vivait chez elle des situations très dures.

J’ai toujours subi ma vie. Les années sont passées, j’ai eu mes enfants. La vie était dure, j’avais honte de ma vie, de ma situation, je ne voyais pas grand monde. Mais j’ai eu la chance de ren­contrer Laetitia, militante Quart Monde. Elle participait déjà à l’Université populaire Quart Monde et elle devait faire connaître l’Université populaire à de nouvelles personnes. Elle m’a donc, avec beaucoup de patience, parlé du Mouvement et de l’UPQM. On a échangé toutes les semaines pendant trois mois avant que j’accepte de venir à l’UPQM. Là, j’ai reçu une belle claque car Martine, l’animatrice, m’a accueillie devant tout le monde en me disant « Merci d’être là, tu es un cadeau pour nous. » J’ai été émue car je me considérais comme plus rien, et à ce moment je me sentais considérée et je pouvais prendre la parole pour la première fois. Très vite, j’ai participé à des actions du Mouvement dont celles du Croisement des savoirs. Martine me disait toujours : « Ce que tu fais ici, il faut que ça te serve dans ta vie », mais je ne voyais pas le lien entre ce que je faisais dans le Mouvement et ma vie quotidienne. Puis j’ai vécu des choses difficiles dont une expulsion et le placement de mes enfants, j’ai sollicité le Mouvement pour me soutenir dans cette situation et ils ont répondu présent. Je leur faisais déjà confiance, notamment à Martine et Christiane, mais cette confiance s’est renforcée.

Lors d’un travail avec le Mouvement, où l’on parlait des profes­sionnels que l’on peut rencontrer, j’ai eu un déclic et j’ai fait le lien entre ce que je faisais à ATD Quart Monde et ma vie. J’ai compris que je devais changer mon regard sur moi pour que les autres changent aussi leur regard. Et que les combats que je mène comme militante changent aussi la vie d’autres familles qui ne sont pas militantes.

Je me bats pour que les professionnels que je rencontre acceptent que je sois accompagnée par la personne de mon choix, comme le dit la loi. C’est pas simple car au départ beaucoup de professionnels refusent et ne respectent pas la loi ; j’ai dû leur tenir tête. Aujourd’hui, je me dis que ce que j’ai gagné pour moi, c’est utile pour les autres personnes qui n’arrivent pas encore à dire non aux professionnels, car les professionnels ont changé leur position­nement.

Je suis fière de moi et même parfois je me surprends. Mais ce qui compte, c’est que je suis persuadée que ce que je fais sert aux autres personnes qui vivent la pauvreté et qui n’ont pas la chance de connaître le Mouvement.

Ce que je trouve dur c’est que même si on est militant, notre vie reste difficile et que parfois le quotidien est très dur.

Ce qui me donne de la force ? Ce sont mes enfants. Et le fait de savoir qu’on n’est pas tout seul et qu’on ne sera jamais abandonné par le Mouvement. Et que des personnes croient en moi. »

1 Voir également l’article de Martine Le Corre en page 23.

2 Idem.

3 Le « Croisement des savoirs » est une dyna­mique permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui

1 Voir également l’article de Martine Le Corre en page 23.

2 Idem.

3 Le « Croisement des savoirs » est une dyna­mique permettant de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et pro­fessionnels. Ces différents savoirs produisent une connaissance et des mé­thodes d’actions plus com­plètes et inclusives. Mise en œuvre dans de nombreux pays, elle s’inscrit dans des domaines très divers : santé, travail social, éduca­tion, sciences humaines et sociales, etc.
La démarche est fondée sur une méthodologie rigoureuse et expérimentée depuis des années, formalisée dans le livre Le croisement des savoirs et des pratiques – Quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des pro­fessionnels pensent et se forment ensemble, Éd. de l’Atelier, Éd. Quart Monde, réédition 2008.

Maggy Tournaille

Priscillia Leprince

Jeune militante d’ATD Quart Monde à Caen.

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CC BY-NC-ND