Chantons la dignité !

Gabby Marchand

p. 48-52

References

Bibliographical reference

Gabby Marchand, « Chantons la dignité ! », Revue Quart Monde, 252 | 2019/4, 48-52.

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Gabby Marchand, « Chantons la dignité ! », Revue Quart Monde [Online], 252 | 2019/4, Online since 01 June 2020, connection on 14 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8352

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Chant

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Suisse

Gabby Marchand1 : Voilà ce qui m’a tout de suite plu de ce Mouvement. On ne sait pas lire, pas écrire, OK, mais on va retrouver de la dignité en s’apprenant à lire et à écrire les uns les autres. Parce que ce n’est pas une question d’argent, de pitié, mais une question de dignité ! Dans notre société on ne peut pas vivre dignement sans savoir lire et écrire !

Puis suivent les années de 1978 à 1983 durant lesquelles des dizaines et des dizaines d’enfants de cités, quartiers de France, de Suisse, de Belgique ont la chance de vivre des camps Tapori2 avec Gabby Marchand. Avec lui, ils créent des textes en vue de chansons, chansons éditées qui uniront des milliers de voix d’enfants, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest, durant l’Année internationale de l’Enfant en 1979. Depuis quarante ans, petits et grands gardent dans leur cœur et leurs airs de tels chants, comme Le soleil se lève3 !

G. M. : Je demande aux enfants : On pourrait faire une chanson pour le début du jour. Qu’est-ce qui se passe le matin ? Et tout de suite un me dit : Eh ben le matin,… le soleil se lève !

Chaque fois que je la chante, je dis que je l’ai écrite avec des enfants qui ne savaient ni lire ni écrire.

Dans des écoles, avant de la chanter, je pose la question aux enfants : Qu’est-ce qu’il faut faire le matin ? - Oh il faut se lever, se laver, se brosser les dents…

Très peu d’enfants disent : Le soleil se lève.

Dans un centre d’enfants touchés par la guerre, oui, j’ai entendu un enfant tout derrière dans la salle dire : Le soleil se lève ! Après, j’ai pu manger face à lui, parler avec lui. Son visage était complètement défiguré, brûlé, la peau, les cheveux,… Seuls ses yeux me parlaient.

En allant à la rencontre de Gabby Marchand pour préparer cet article, Anne-Claire Brand est animée par ce mot « dignité » et le chemin pour le reconnaître au cœur de celles et ceux les plus ignorés, jugés comme inférieurs. Alors les premiers mots de Gabby l’ont saisie : De l’or et de l’argent !

G. M. : Oui, de l’or et de l’argent ! Quand les enfants disaient qu’ils voulaient offrir quelque chose, déjà c’était toujours à leur mère ! Et en plus, de l’or et de l’argent !

Ces choses-là m’ont beaucoup parlé.

Je me souviens tout petit, on habitait au bas du Grab, au pied de la décharge. Le samedi, une paysanne venait y jeter des choses détériorées du marché. Moi je n’avais pas encore six ans, j’avais trouvé dans le Grab un petit cageot en bois et je cherchais des choses. Un jour je vois plein de poireaux, je les ramasse et les ramène à la maison en disant que c’est la paysanne qui me les a donnés ! Elle ne les avait pas donnés, seulement jetés, mais je voulais arranger les choses pour que ça aille mieux pour ma maman et qu’elle les prenne !

Ma mère, elle était une digne représentante de la dignité, une femme digne, pas de choses indignes ! Avec tout ce qu’on lui avait fait et d’où elle venait !

Un des premiers souvenirs, petit enfant, au plus profond de moi : On habitait au Stalden, près des « Trois Rois », une cuisine et une chambre. Et pendant que ma mère préparait à manger, je m’étais mis sur un tabouret et – avec un bout de papier dans une main, et un bout de bois dans l’autre – j’étais prêt à diriger. Je me suis tourné vers ma maman et lui ai dit : Chante maman, chante ! Et alors elle me chantait toujours L’hymne du Val-de-Ruz, parce qu’elle était de là-bas … 

Notre parcours commun sur cette route d’hommes et de femmes résistant aux violences du mépris et de l’indifférence est marqué par un autre événement, celui du Rassemblement Plein Droits pour tous les Hommes dans le cadre des 25 ans du Mouvement ATD Quart Monde en 1982.

Gabby Marchand accepte de composer le chant pour cet événement !

G. M. : Ce qui m’a le plus ému, c’est quand on a chanté ce chant à Forest National le 15 mai à Bruxelles, et qu’à la fin du chant où on affirme fortement : « Nous resterons debout »4, la Reine Fabiola s’est aussi levée, je dis aussi, car tout le monde s’est levé, mais elle aussi !

Anne-Claire Brand a été appelée à coécrire ce chant L’Homme debout avec Gabby, tous les deux réunis par la Basse Ville à Fribourg où lui-même est né et où elle a été institutrice puis animatrice du Pivot culturel, lieu de partage du savoir créé par ATD Quart Monde.

Dans son atelier, durant toutes les heures de cette création, les mots de Gabby résonnent justes pour dire la dignité de femmes et d’hommes traînés dans la boue, refusant la pitié, demandant le respect et voulant rester debout.

Aujourd’hui nous apprenons mieux d’où viennent ses propres mots.

L’homme debout

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Copyright ATD Quart Monde - Centre Joseph Wresinski / AR01-002-25-002_01

G. M. : Je ne fais pas d’analyses !

T’as voulu dire quoi par-là ?… À cette question, si la personne n’a pas ressenti par la chanson, je ne vais pas le lui expliquer.

Je viens de l’extrême pauvreté, et le Mouvement ATD Quart Monde le dit bien, que ce n’est pas une question d’argent, et c’est ça que j’ai aimé. Parce que j’ai connu ça. On était extrêmement pauvre, ma mère deux fois veuve. On lui avait enlevé ses cinq premiers enfants. Son aîné, je crois que je ne l’ai vu que deux fois dans la vie. Ma mère elle a souffert toute sa vie qu’on ait dit à mon frère aîné que c’est elle qui l’avait placé, parce que ce n’était pas vrai.

Puis elle s’est mariée avec mon père et mon père meurt à 44 ans. Quand j’ai été placé à l’orphelinat, elle a dû se battre pour me récupérer. Ma mère avait déjà été à l’orphelinat dans son enfance, puis placée de gauche à droite, de droite à gauche, comme ses quatre autres sœurs.

Comment Gabby Marchand voit-il les excuses du Gouvernement suisse faites aux victimes des mesures de coercition à des fins d’assistance, personnes qui ont vécu des internements administratifs, des placements extrafamiliaux forcés au nom de l’aide apportée à des situations de pauvreté5 ?

G. M. : Je n’ai pas été placé toute mon enfance, ni méprisé comme tant d’autres. Et ça je le dois à ma mère ! Ma mère, elle oui, pourrait dire des choses, mes demi-frères et sœurs, eux aussi.

Mes demi-sœurs, elles étaient toutes à l’orphelinat de Montagny-les-Monts et on allait avec ma mère jusqu’à Cousset et on montait, montait, avec la poussette et ma petite sœur dedans. Mon autre demi-frère était à l’orphelinat de Tavel, on allait à pied avec ma mère jusqu’à Tavel pour le voir. On n’avait pas de ronds, je marchais, je me tenais à la poussette pendant des heures.

Moi dans mon enfance, je n’ai pas souffert parce que j’ai pu vivre avec ma mère.

Mais oui l’année où j’ai été à l’orphelinat, ils m’ont fait des violences, pas sexuelles mais graves quand même ! Un jour vers le début du printemps, il y avait les orties : on jouait avec quelque chose qui devait servir de ballon, il roule dans les orties. On était tous en petites culottes. Celle qui nous gardait, elle m’appelle, elle me baisse la culotte, me l’enlève et elle m’envoie tout nu dans les orties… C’est des souvenirs horribles, j’avais cinq ans !

Parlant toujours de dignité, Gabby Marchand veut souligner deux autres points pour cet article : le paternalisme qu’il a connu enfant et qui est l’antithèse de la dignité, et au contraire l’attitude de professeurs qui ont été la chance de sa vie !

G. M. : Ce qui t’enlève de la dignité, c’est le paternalisme, les œuvres caritatives. Vers la fin de l’année, des institutions venaient faire la charité dans le quartier et c’est là que je ressentais la pauvreté. C’est bien plus tard que j’ai perçu aussi ce qu’était le service social pour ma mère. Elle n’aimait pas du tout ça. Elle disait : Il faut aller à la chine, et la Chine c’est loin et c’est un grand pays ! Cela veut dire aussi qu’elle avait de la culture, au niveau des mots, la valeur des mots : tu vois « chiner » et la « Chine » ! Je pense que ma mère était bien cultivée.

J’ai eu de la chance et beaucoup de choses me viennent de ma mère : aller dans le sens de chercher les mots, la poésie. Elle était très poétique quelque part. Et elle lisait beaucoup ! Elle allait louer des livres chez un petit libraire de la place de la Grenette. Chez ATD Quart Monde, ce qui m’a intéressé dès le départ, c’est qu’on n’a pas besoin de distribuer de l’argent, mais avoir des lieux d’identité et de savoir, car on ne peut vivre dignement sans savoir.

À l’école, un prof nous avait dit : Faites-moi une rédaction « Ma musique préférée, Meine liebste Musik ». Moi je ne brillais pas dans ce genre de choses, il y avait toujours pas mal de fautes.

Et puis il a rendu les feuilles. À la fin, il lisait toujours une des compositions… Là il lisait, et moi je me faisais tout petit, il était en train de lire MA composition !… « Il va se moquer de moi », que je me disais ! Je n’avais jamais connu ça !… Jusqu’à la fin, il l’a lue comme je l’avais écrite : « J’aime Elvis Presley et le Rock and Roll. Vive Elvis Presley, vive le Rock and Roll ! »

Il m’a mis un 6 (meilleure note) et il dit : « C’est lui qui a le mieux parlé de la musique qu’il aimait ! »… Wouah ! Devant toutes les filles qui avaient écrit dans le sens de la musique classique, parce que le prof était organiste au temple, c’est de mon truc qu’il dit que c’est fantastique ! Je n’avais jamais eu un 6 pour une rédaction !

J’ai eu la chance d’avoir pu aller à l’école protestante, une bonne école où se côtoyaient riches et pauvres. On était plusieurs de la Basse Ville à y aller puisque l’école du quartier était catholique.

Et là la plupart des enseignants nous ont traités avec dignité, on était des gens dignes de leur confiance. Ils me faisaient confiance, je leur faisais confiance, et là c’est grandiose !

Une histoire qui n’a pas fini de chanter !

G. M. : Je n’ai pas choisi de faire chanteur, j’ai fait radioélectricien comme métier. Je dis toujours que la musique m’a choisi.

Mes chansons dont j’ai écrit paroles et musique, je les appelle « mes nécessités ». J’ai travaillé avec des enfants, mis des poèmes pour enfants en musique, je suis avant tout musicien et rythmicien. J’ai mis aussi en valeur des chants du terroir en patois gruyérien et des poèmes d’auteurs singinois6. Et puis j’ai mis en musique de la poésie romande. Je suis comme le marronnier de la place du Petit St-Jean de mon enfance, je ne suis pas seulement un tronc, mais j’ai moultes branches, je chante ça et ça.

Un coffret de cinq CD avec livret réunit L’intégrale enfants 1976-19847.

Gabby Marchand a gardé précieusement tous les enregistrements des camps Tapori avec les enfants et il tient à les déposer à l’audiothèque du Centre International de mémoire et recherche Joseph Wresinski, à Baillet-en-France.

G. M. : Le père Joseph avec qui j’ai pu parler, partager des repas, est l’homme qui prête à la dignité, un homme comme je les aime !

1 Voir son site : http://gabbymarchand.blogspirit.com/

2 Branche enfance d’ATD Quart Monde, pour favoriser un courant mondial d’amitié et de rencontre entre enfants de tous milieux. Voir le site https://

3 De l’album Avec l’amour à nos côtés, 2003.

4 Voir les paroles en fin d’article.

5 À ce sujet, voir la RQM N° 247, sept. 2018, en particulier l’article de Nelly Schenker, Au nom de tous ceux qui sont de trop en ce monde, p. 4.

6 En langue suisse allemande.

7 Gabby Marchand - Disques Anik production.

1 Voir son site : http://gabbymarchand.blogspirit.com/

2 Branche enfance d’ATD Quart Monde, pour favoriser un courant mondial d’amitié et de rencontre entre enfants de tous milieux. Voir le site https://www.atd-quartmonde.org/nos-actions/penser-agir-ensemble/tapori/

3 De l’album Avec l’amour à nos côtés, 2003.

4 Voir les paroles en fin d’article.

5 À ce sujet, voir la RQM N° 247, sept. 2018, en particulier l’article de Nelly Schenker, Au nom de tous ceux qui sont de trop en ce monde, p. 4. https://www.revue-quartmonde.org/7463

6 En langue suisse allemande.

7 Gabby Marchand - Disques Anik production.

Gabby Marchand

Auteur, compositeur, interprète, Gabby Marchand est originaire de la Basse Ville de Fribourg en Suisse.

CC BY-NC-ND